Johan Faerber : « Ce moment Echenoz de la littérature contemporaine que nous vivons »(Cahiers de l’Herne Jean Echenoz)

© Cahier de l'Herne

Fruit de plusieurs années de travail étroit entre Johan Faerber et l’écrivain, le Cahier de l’Herne Echenoz vient de paraître, éclairage inédit d’une œuvre majeure. Si ce volume répond en tout point à la charte des Cahiers — contributions d’écrivains comme d’universitaires et critiques, riche dossier d’inédits, de documents, photographies et archives — il se distingue par son accueil dans la presse, d’une rare ampleur pour ce type de publication, comme par sa volonté d’être non pas un hommage empesé ou un embaumement prématuré mais bien une fabrique et le laboratoire d’une œuvre en cours. Il se donne à lire comme un roman, aussi bien pour les lecteurs fidèles d’Echenoz que pour celles et ceux qui le découvrirait à travers lui. Autant de raisons d’interroger notre diacritique Johan Faerber sur la genèse de ce volume et ses coulisses, sur l’œuvre de Jean Echenoz et sous le signe du verbe recommencer.

Le Cahier de l’Herne Echenoz, que tu as dirigé, vient de paraître et il a une presse assez impressionnante. Comment expliques-tu ce phénomène ? Est-ce lié, selon toi, à la place cardinale de Jean Echenoz dans le champ contemporain ?

Le très bel accueil réservé à ce Cahier de L’Herne me paraît être, comme tu le relèves très bien, révélateur de la place désormais centrale que Jean Echenoz occupe, tant pour les critiques que pour le public, dans la littérature aujourd’hui. En effet, à lire les différentes recensions, on peut sans doute se risquer à formuler ici deux hypothèses permettant de saisir le rapport que, plus largement, le contemporain tisse avec l’œuvre de Jean Echenoz.

De fait, ce qui ne manque pas de frapper, c’est la manière dont, tout d’abord, Echenoz incarne une manière neuve d’habiter la figure du Grand écrivain. Il y a indéniablement un moment Echenoz dans la manière de prendre ses distances avec cette figure écrasante, imposante et intimidante. Beaucoup d’articles de presse obéissent à ce double mouvement révélateur : s’ils saluent en Echenoz le « grand écrivain », ils s’empressent aussitôt de nuancer leur propos pour dire combien l’auteur en est, publiquement, l’antithèse exacte : discret, modeste et hors du débat public même. Echenoz incarne dès lors un paradoxe brûlant du contemporain : sa place est centrale mais, à l’instar de ses personnages, il ne cesse d’être insaisissable et évanescent.

Car, et ce serait la seconde hypothèse, corolaire de la première, ce qui caractérise avant tout l’œuvre d’Echenoz, c’est combien, dès son entame avec Le Méridien de Greenwich en 1979, il rend de nouveau la littérature possible. En un mot, plus que possible, il rend de nouveau la littérature de nouveau disponible – comme s’il avait inventé le contemporain. Ce que ces différents articles louent à juste titre, c’est combien, ne s’occupant pas d’incarner un héroïsme de carton-pâte de la figure d’écrivain, Echenoz est, au contraire, tout entier tourné vers l’écriture et le souci de l’œuvre sans pour autant être dans la retraite blanchotienne. Car, à la fin des années 70, après les injonctions textualistes du Nouveau Roman, intimidantes pour certains, encore plus terribles pour d’autres, écrire paraissait s’inscrire dans un horizon bloqué. Le roman paraissait confisqué : pire, écrire un roman pouvait apparaître, à tort ou à raison, comme un contresens sur la littérature même.

Avec Le Méridien de Greenwich et bientôt Cherokee, Echenoz dénoue cette tension et dépasse cette contradiction en offrant des romans qui semblent s’écrire après la littérature tant ils paraissent racontés par des narrateurs qui cherchent à se souvenir de ce qu’avait bien pu être le romanesque. Les romans d’Echenoz semblent ainsi des romans d’aventure, d’espionnage ou encore des romans policiers qui prennent comme distance avec eux-mêmes, comme s’ils étaient en vacances d’eux-mêmes : une manière de déréalisation de l’écriture qui, dans ce paradoxe, redonne le roman à lui-même toujours avec une ironie inquiète, toujours avec une mélancolie joyeuse. C’est donc sans doute bien ce moment Echenoz de la littérature contemporaine que nous vivons et qui explique un accueil si favorable.

Quel est ton rapport à l’œuvre de Jean Echenoz ? On le devine extrêmement étroit mais peux-tu nous raconter comment tu l’as découvert, par quel roman, et de quelle nature est ton lien à son œuvre ?

Le rapport que j’entretiens à l’œuvre de Jean Echenoz est un rapport qui, comme avec les œuvres majeures, s’affirme comme un rapport d’euphonie sensible, un rapport qui fait de l’écriture déployée dans les romans une manière de biotope critique où le plaisir de lire peut se conjuguer à une rare fertilité herméneutique. Du Méridien de Greenwich jusqu’à la Vie de Gérard Fulmard en passant par Les Grandes Blondes ou encore Courir, pour ne citer qu’eux, l’œuvre d’Echenoz, en constant mouvement et en perpétuel déplacement, force selon moi le lecteur à ajuster en permanence son acuité critique, l’oblige à quitter ses repères de lecture et l’invite en permanence à chercher de nouveaux outils pour comprendre un texte toujours comme en déport de lui-même. Et dans le même temps, cette recherche critique n’épuise en rien le goût prononcé de la lecture puisqu’à celui-ci se conjugue un souci du plaisir de lire, d’aventure de l’aventure de la lecture à considérer les rebondissements des intrigues qui affectent les personnages. Ce qui fait le prix de la lecture d’Echenoz, c’est toujours, pour moi, ce qu’elle autorise, à savoir la littérature et le miracle simultané de son sentiment critique : la jouissance du texte et l’inquiétude de son intellection.

Alors, comme tu l’imagines aisément, ce rapport à l’œuvre de Jean Echenoz, je ne l’ai pas tout de suite conçu de la sorte puisque mon premier contact avec elle remonte à la fin des années 1980, quand j’étais en classe de Première à l’occasion de la lecture d’une anthologie de littérature contemporaine où L’Occupation des sols était intégralement reproduit. C’est peu de dire que ce fut un choc pour moi qui découvrais alors simultanément Proust et La Jalousie de Robbe-Grillet : j’avais été tout de suite fasciné par l’idée que dans notre monde contemporain, il n’y avait peut-être qu’une somme de ruines, qu’une somme d’objets déjà abîmés et détruits. La modernité en prenait un sacré coup qui s’affirmait sous le jour d’une lente décomposition matérielle : on était loin de la rutilance formelle inébranlable et presque véhémente d’un Robbe-Grillet.

Après L’Occupation des sols, qui se présente comme une miniature maximaliste de l’œuvre, je lus Nous trois, qui venait de paraître, et ce fut de nouveau le même enthousiasme qui ne me quitterait plus. Le récit du tremblement de terre à Marseille m’avait grandement troublé : c’est comme si ce tremblement de terre avait eu lieu mais comme si je n’en avais pas été informé. J’y voyais alors – et j’y vois toujours – une œuvre prise dans le double mouvement d’un romanesque débridé et joueur, d’un côté, et d’une écriture qui s’inquiète constamment de la fiction. Cette alliance formule une tension dramatique et intellectuelle qui fait de l’œuvre d’Echenoz selon moi une œuvre de prix.

Si un lecteur venait à découvrir Jean Echenoz via la publication de ce Cahier, par quel livre lui conseillerais-tu d’entrer dans son œuvre et pourquoi ce titre-là ?

Pierre Michon disait récemment que peut-être pour entrer dans l’univers de Jean Echenoz, il faudrait, selon lui, débuter par la lecture de Nous trois. Je ne peux que souscrire à cette recommandation tant, pour ma part, je viens de le dire, Nous trois fut le roman par lequel, en 1992, je découvris pleinement l’univers et l’écriture d’Echenoz. D’ailleurs, en dirigeant ce Cahier, j’ai pu constater que Nous trois était également le roman par lequel Julia Deck mais aussi Tanguy Viel avaient découvert au début des années 1990 l’œuvre de Jean Echenoz. Peut-être pourrait-on alors dire que Nous trois constitue presque un marqueur générationnel.

Mais devant cette question du choix du livre par lequel commencer l’œuvre d’Echenoz, je me retrouve quelque peu dans la situation de ce personnage justement de Nous trois quand il ne sait que choisir pour s’habiller. Cette question de la suspension du choix, de l’oscillation perpétuelle et du recul de la décision est en même temps fondatrice des personnages d’Echenoz et reflète sans doute la manière dont, à mon tour, je peine à choisir tant il y a plusieurs Echenoz.

Dans une œuvre qui désormais court sur bientôt plus de 40 ans, difficile à la vérité de ne pas plutôt choisir 4 livres qui, chacun, pourraient renvoyer à une période de l’écriture d’Echenoz. Quatre livres comme porte d’entrée de chaque période : pour celle qui s’ouvre en 1979 et s’achève en 1989, peut-être choisirai-je Lac, grand roman de la coupure, de la mutilation et de la ruine qui domine cette première manière d’Echenoz. Pour la période faite de constants voyages qui court ensuite de 1992 à 2003, peut-être irai-je cette fois vers Un an qui est un des plus beaux portraits de femme de la littérature. Pour la troisième période, encyclopédique et historique, qui va de 2006 à 2016, Ravel est-il l’introduction idéale : quelque part entre la miniature et l’estampe d’un homme sur le point de s’évanouir. Enfin, à partir de 2014, la dernière période qui est celle de l’interrogation du geste créateur, quoi de mieux que de débuter  par Caprice de la reine, sans doute l’un des livres les plus importants des années 10 : on y retrouve, sous forme de textes brefs, les questions qui traversent toute l’œuvre d’Echenoz auxquelles il donne un nouveau tour.

Bref, pour tout dire, il faudrait en lire un de chaque période pour avoir finalement une manière de portrait comme en mosaïque d’une œuvre en perpétuelle recomposition. 

Mes questions voudraient désormais se centrer sur la préparation et les coulisses de ce Cahier. Depuis combien de temps était-il en préparation et a-t-il été conçu, tout au long de sa conception, en étroite collaboration avec Jean Echenoz ? 

À l’origine de ce Cahier, si mes souvenirs sont exacts, il y a tout d’abord eu Pierre Michon. À l’automne 2018, quand j’avais fait paraître Après la littérature aux PUF dans la collection de Laurent de Sutter, Pierre Michon m’avait écrit un formidable message qui me disait tout le bien qu’il pensait de mon travail, et en particulier saluait le chapitre de l’essai qui concernait l’œuvre de Jean Echenoz. Quelque temps plus tard, courant 2019, Pierre Michon me réécrivit pour me parler de Jean Echenoz, notamment d’un projet autour d’un Cahier de l’Herne dont Jean Echenoz venait de s’entretenir avec lui et qu’Echenoz, dans sa grande générosité, estimait susceptible de pouvoir m’intéresser. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à échanger avec lui autour de ce Cahier, notamment autour de la manière dont on pouvait envisager l’organisation. Fin 2019, l’affaire était lancée comme on dit auprès des éditions de L’Herne qui ont toujours été d’une remarquable efficacité tout au long du processus éditorial. Finalement, au bout de trois confinements successifs en 2020 puis 2021 qui, on l’imagine, ont  considérablement ralenti la constitution de l’ensemble, le Cahier a été enfin achevé fin 2021.

Et en effet, ce Cahier a été pensé et organisé en étroite collaboration avec Jean Echenoz, toujours extrêmement disponible et généreux, qui n’a ainsi pas compté son temps pour me renseigner sur les différents aspects de son travail. Nous avons aussi très régulièrement échangé autour de l’organisation du Cahier, des textes à rechercher, des inédits à introduire et aussi bien des documents iconographiques et manuscrits qui viendraient approfondir l’ensemble. Jean Echenoz m’a notamment ouvert toutes les archives qu’il avait pu conserver et a pu donc choisir  de concert avec moi l’ensemble des documents qui, je l’espère, rendent ce cahier aussi riche que vivant.

Comment s’est opéré le choix des contributeurs, qui sont, rappelons-le, des universitaires comme des écrivains ? Au-delà d’un Cahier Echenoz, via ces contributions d’autrices (Julia Deck, Florence Delay, Maylis de Kerangal, etc.) et auteurs (Jean-Christophe Bailly, Gérard Macé, Laurent Mauvignier, Pierre Michon, Olivier Rolin, Philippe Vasset, Tanguy Viel, etc.), c’est aussi un panorama de la littérature française contemporaine qui se fait jour ?
S’agit-il d’écrivains proches d’Echenoz, dans sa « galaxie », ou y avait-il cette idée de faire de ce Cahier une forme d’état des lieux du contemporain depuis le centre radiant Echenoz ?
 

Pour tout dire, le choix des contributrices et contributeurs s’est globalement fait assez rapidement dans la mesure où c’est sous le signe de l’évidence, et c’est assez rare pour le dire, que l’ensemble du cahier s’est constitué. Il y aurait, je le crois, trois strates de contributions dans l’ensemble du Cahier : la première, pour reprendre l’ordre que tu évoques, concerne les universitaires et chercheurs qui nous ont fait la joie d’intervenir ici. Il y a tout d’abord celles et ceux qui, depuis des années, s’intéressent à l’œuvre d’Echenoz comme Agnès Castiglione, Sylvie Loignon, Stéphane Chaudier, William Marx, Dominique Rabaté, Dominique Viart et bien évidemment toi Christine. En contrepoint à cette expertise, j’ai voulu, dans un souci d’équilibre de la recherche, donner comme toujours la parole à de jeunes chercheurs comme Morgane Kieffer, Mathilde Roussigné, Anne Sennhauser ou encore Yann Etienne. On notera aussi, car j’en suis très heureux, la contribution de Mireille Calle-Gruber qui nous a fait l’amitié de nous donner son premier et remarquable texte sur Echenoz.

À côté de ces interventions scientifiques cheminent des contributions d’autrices et d’auteurs qui sont autant d’amies et de compagnons de route de l’écriture d’Echenoz. C’est une manière de portrait en creux d’Echenoz que chacune et chacun dessinent : de Pierre Michon jusqu’à Florence Delay en passant par Gérard Macé ou Jean-Christophe Bailly et Jean-Baptiste Harang, ce sont autant de cheminements avec l’auteur, avec l’œuvre, des souvenirs qui permettent ainsi d’esquisser un effet de génération et le portrait plus large d’un contemporain en marche.

À ces premières interventions répondent celles d’autrices et d’écrivains d’une autre génération qui racontent combien Echenoz est un écrivain central à leurs yeux dans leur parcours d’écrivain. Pour beaucoup, ils racontent leur entrée en littérature par Echenoz : comment la lecture d’Echenoz eut sur eux un effet émancipateur. Comme si on ne leur confisquait plus la littérature mais on la rendait au sensible d’un monde qui pouvait être enfin dicible. On retrouve ici Julia Deck, Maylis de Kerangal, Tanguy Viel, Laurent Mauvignier, Philippe Vasset ou Didier Da Silva encore.

L’ensemble de ces contributions vise à une définition fragmentée, par touches, diffractée, mobile et toujours, je l’espère, renouvelée de ce qu’on pourrait appeler cette fois un effet Echenoz dans la littérature contemporaine.

Un Cahier de l’Herne, ce sont aussi des documents et des photographies, des textes inédits, d’autres désormais introuvables ici rassemblés, des versions inédites de nouvelles etc. et un nombre important d’archives, venues de la bibliothèque Jacques Doucet, comme, je pense, des archives personnelles de l’écrivain. Là encore, pourrais-tu nous dire ce qui a présidé aux choix, était-ce dans un dialogue avec Jean Echenoz ?

Pour constituer ce Cahier, j’ai eu la chance de pouvoir disposer d’un très grand nombre d’archives que je n’ai consulté et travaillé qu’après avoir constitué à l’été 2021 le sommaire définitif du Cahier, dessiné les méridiens puis fixé l’ordre des contributions. Car je ne désirais pas que les archives soient uniquement illustratives : selon moi, elles doivent toujours avoir une double visée, celle de l’approfondissement critique et celle du dynamisme narratif. Les archives doivent à leur tour raconter et être prises dans une dynamique actantielle, qui est celle de raconter l’œuvre. Un Cahier de L’Herne peut alors se concevoir comme la biographie d’une œuvre, et à ce titre, ces archives, notamment manuscrites, doivent s’organiser comme autant de souvenirs dans un album de famille, celle des lectrices et lecteurs. Il faut, je crois, qu’on ait le sentiment de l’œuvre par l’archive.

J’ai donc passé quatre mois, de septembre à décembre 2021, à ne m’occuper que des archives du Cahier. J’ai eu alors à ma disposition deux types d’archives : tout d’abord, celles du fonds Jean Echenoz à la bibliothèque Jacques Doucet. Y sont déposés pour l’essentiel tous les tapuscrits, notamment, pour chaque roman, en moyenne les cinq premières versions dactylographiées. C’est peu de dire que leur lecture est passionnante : on y voit l’œuvre réfléchir à elle-même constamment, le chantier créatif à l’air libre. Et ce qui m’a vite frappé, c’est la joie matérielle que ces archives me procurait et que j’avais envie de partager avec le lecteur du cahier. Pour quelqu’un qui vit en région ou qui n’est pas chercheur, ces manuscrits ne sont pas facile d’accès. Je voulais les redonner parfois in extenso dans leur puissance matérielle et artisanale, dans tout leur work in progress : par exemple, pour Nous trois et sa fin alternative, j’ai redonné en intégralité le fac-similé des trois pages afin que le lecteur ait peut-être le même sentiment d’émerveillement que moi quand je les ai découvertes.

La deuxième banque d’archives, ce sont les cahiers personnels de travail de Jean Echenoz qu’il tient depuis 1977 et qu’il n’avait jamais encore montrés. La bienveillance et la générosité de Jean Echenoz ont été immenses dans ce travail au cours duquel il m’a permis pendant de longues heures de pouvoir lire l’ensemble et le consulter à loisir. Cet ensemble est, on s’en doute sans peine, d’une rare richesse : je n’en ai extrait que ce qui pouvait venir alimenter les contributions, venir donner un exemple concret de ce que telle ou telle intervention pouvait évoquer. Par exemple, sur une double page sans ratures, on trouve en date de 1992 à la fois le projet des Grandes blondes et sur la page d’en face la description d’une petite brune pouvant servir de matériau romanesque. Dans ce Cahier de l’Herne, j’ai voulu redonner ces effets de doubles pages pour que le lecteur ait lui aussi ce sentiment de proximité avec l’œuvre elle-même.


J’ai aussi une question sur la citation de Lac figurant sur le bandeau bleu du cahier, elle est extrêmement drôle et un peu énigmatique, aussi ; elle est aussi un commentaire de ce Cahier, d’une certaine manière, de sa démarche de relectures et perspectives sur une œuvre et un écrivain. « Pour tuer le temps, il relut tous ses papiers d’identité ». Pourquoi précisément cette citation ?

Cette citation provient d’une scène de Lac au cours de laquelle, on s’en souvient, dans ce faux roman d’espionnage, le personnage de Chopin est séquestré. A sa plus grande surprise, ses ravisseurs lui ont notamment laissé son portefeuille, ce qu’il trouve très étonnant pour une opération de ce genre. Alors comme il n’a rien d’autre à faire pour l’heure, il décide de tuer le temps en relisant ses papiers d’identité.

Durant la préparation du Cahier, on était à la recherche d’une phrase d’accroche pour le bandeau qui pourrait assumer une double visée inhérente à tout bandeau : à la fois informative en donnant un aperçu du travail et ensuite incitative en accrochant le lecteur. On a trouvé que cette phrase pouvait assumer cette double fonction : l’humour dont elle est tramée permet de donner indéniablement le ton echenozien qu’elle teinte immédiatement d’inquiétude et de surprise mais aussi d’être un commentaire sur la démarche du Cahier lui-même : à savoir, entre l’écriture de deux romans, Jean Echenoz invite à relire ses papiers d’identité, et plus largement invite à s’interroger sur ce qui détermine son identité littéraire, ses caractéristiques. Ce qui ne manque pas là encore d’ironie puisque, comme il est dit d’emblée dans le Cahier, cette identité textuelle est extrêmement mouvante sinon mobile. Cette citation offre presque, on l’espère, la poétique du Cahier lui-même.

Tu as non seulement écrit un très riche avant-propos au volume mais introduit chacune des parties qui sont comme des « méridiens mobiles et plastiques » traversant l’œuvre, manière d’approcher une œuvre dans la fugue ou la fuite et un auteur plutôt effacé, ce que montre cette citation extraite du Jérôme Lindon d’Echenoz, « je n’aime pas beaucoup ce mot, écrivain ». Ce fut compliqué, pour toi, de trouver ces méridiens pour penser/classer les grandes lignes de l’œuvre mais aussi de cet « insaisissable Echenoz » comme l’écrit William Marx dans l’une des contributions ?

On vient effectivement de commencer à le dire : assigner une identité fixe à l’œuvre d’Echenoz paraît une gageure. C’est à cette question que je me suis affronté dès le début du Cahier d’autant que, pour une fois, pour la préparation du collectif, j’ai tenu à laisser les contributeurs extrêmement libres de leurs contributions et ai procédé de manière inédite pour moi : je n’ai rédigé aucun texte programmatique, aucun appel à contributions de manière à avoir une approche très ouverte où chaque intervenant pouvait se sentir absolument libre de traiter le sujet qu’il voulait, selon l’angle qu’il désirait et sur l’œuvre ou les œuvres d’Echenoz qu’il voulait aborder. À charge pour moi de dessiner une architecture une fois l’ensemble reçu afin de lui donner une cohérence.

Très vite, dès les premiers textes reçus, j’ai commencé à organiser l’ensemble autour de ce qu’on pourrait considérer comme les « premiers romans » de Jean Echenoz qui sont au nombre de quatre : Le Méridien de Greenwich, Nous Trois, Ravel, Caprice de la reine – qui a un statut, de surcroît, particulier. À chacun de ces « premiers romans », l’œuvre s’organise en manières de redéparts successifs qui, chaque fois, dessinent un nouvel horizon d’attente, une nouvelle manière d’appréhender l’écriture, une nouvelle façon de déterminer le rapport à la littérature lui-même. Le caractère indéniablement mouvant de l’ensemble rejoint le principe même du méridien exposé dès le premier roman, à savoir un « méridien mobile et plastique » qui témoigne d’une œuvre qui ne cesse de se déplacer. Mais qui ne cesse aussi de s’inquiéter de son parcours : on a beaucoup parlé jusqu’à présent de l’ironie chez Echenoz, ce qui est tout à fait légitime mais je crois que désormais, comme ce Cahier y invite, il s’agit de commencer à s’interroger sur l’inquiétude à l’œuvre chez Echenoz.

Pour appuyer chacun de ces méridiens, je me suis enfin permis à chaque fois d’écrire une introduction livrant les enjeux de chacune des périodes, en donnant les axes poétiques majeurs et finalement en accompagnant à chaque fois la dynamique critique du volume. Une manière de récit critique qui guide le lecteur dans la saisie de l’œuvre. Pour fixer les enjeux de chacune de ses périodes, j’ai enfin placé à l’ouverture de chacune d’entre elles un inédit de Jean Echenoz qui, lié aux périodes évoquées, en fixe les enjeux : « J’arrive », « Moteur », « Surface de la miniature » ou encore « Rue Erlanger ». La visée plus large de ces méridiens était aussi de pointer un mouvement de redirection de la recherche sur les romans d’Echenoz. C’est aussi dans ce souhait que ce Cahier a été construit et organisé : l’ironie et mélancolie sont les deux faces d’une même pièce de monnaie. L’une et l’autre se tiennent à part égale.

© Cahier de l’Herne Jean Echenoz

Le Cahier s’ouvre justement sur deux pages manuscrites absolument fascinantes puisqu’on y voit non seulement la genèse d’un texte, la très belle graphie d’Echenoz mais aussi deux images — Marlène Dietrich sous une perruque que l’on devine blonde et Melencolia de Dürer. J’ai eu le sentiment, en voyant ce diptyque, d’être face à un concentré de ce qui fait Echenoz, le rapport de son écriture à la presse, ces collages productifs, la manière dont son écriture fait image et renouvelle profondément la description, l’hybridation de la mélancolie et de l’ironie. Est-ce pour cela que ces pages manuscrites de 1979 ont été placées en ouverture, comme un précipité (au sens chimique du terme) de tout ce que le cahier va déployer ? 

Dans ces cahiers personnels de Jean Echenoz, ce qui ne manque pas de frapper comme les nombreuses archives reproduites dans le Cahier le montrent, c’est combien d’emblée l’œuvre pose d’emblée une tonalité dans laquelle elle ne va cesser d’œuvrer. À ce titre, en lisant les cahiers, j’ai été frappé par cette double page de 1979, peu de temps avant la parution du Méridien : d’un côté sur l’ébauche d’un deuxième roman se tient une coupure de presse, une photo du visage de Marlène Dietrich qui incarne matériellement pour la première fois la grande blonde. On sait ainsi combien cette figure va dominer notamment en 1995 dans Les Grandes blondes, une grande blonde qui joue d’un imaginaire hitchcockien. Mais sur la page de droite, figure une autre coupure de presse, celle d’une reproduction de Mélancolie de Dürer. Cette double page est absolument programmatique de l’écriture d’Echenoz qui ne cessera, en effet, d’osciller entre ces deux pôles. Ce qui, enfin, est d’autant plus frappant, c’est que si, depuis 2006, avec Ravel, la mélancolie se manifeste de manière éclatante dans son écriture, elle est présente ici dès son entame. De la même manière que la question des Vies qui, dès 1977, apparaît dans ses cahiers sous formes de différentes notations et projets. Nous en reproduisons quelques-uns à l’intérieur du Cahier lui-même : la question des Vies travaille déjà l’œuvre au moment où Le Méridien s’écrit. De la même manière, on peut être frappé par un autre fil critique, celui des patronymes choisis pour les personnages : dans les brouillons et tapuscrits reproduits dans le Cahier, une  généalogie se dessine : le nom d’Arbogast ou celui de Tausk sont omniprésents et renvoient à une poétique du nom propre absolument singulière dans le champ contemporain. On ne peut être qu’être frappé par la cohérence et la grande ligne de continuité qui trament l’ensemble de l’œuvre d’Echenoz, dont ce Cahier essaie de précisément rendre compte.

Il y a aussi beaucoup de croquis dans les manuscrits d’Echenoz, le grand escalier de la gare Saint-Charles à Marseille (avant sa destruction par un tremblement de terre dans Nous trois), des statues, des bateaux, etc. Que disent-ils, selon toi, de l’écriture echenozienne, de son rapport au document et au réel, de sa conception de la description ou du portrait ?

Le rapport d’Echenoz à la matière me semble double, comme ce Cahier essaie de le montrer à travers la reproduction de croquis de travail : le premier rapport, c’est un rapport d’investissement géographique d’un lieu. C’est la matière, le lieu qui dictent l’intrigue ou qui tout du moins lui donnent la possibilité d’exister. La nouvelle inédite « Rue Erlanger » revient sur une déambulation et une enquête d’Echenoz dans cette rue du 16e arrondissement où Vie de Gérard Fulmard prendra place : c’est une poétique en action du travail d’Echenoz. Il arpente les rues pour tenter de trouver dans la matière vive un point d’accroche à une histoire qu’il projette, et qui est souvent « un projet de projet » comme il le dit. On est ici dans une méthode qui n’est pas éloignée de Hitchcock ou De Palma : c’est le détail concret du monde qui forme l’ouverture à une histoire.

La second rapport à la matière, c’est celui de l’écriture à l’encyclopédisme : c’est-à-dire quand la matière se constitue en savoir. On pense ici à Bouvard et Pécuchet où, on se souvient, les deux personnages de Flaubert ne cessaient de compiler des connaissances. Ce rapport de passion pour le savoir, d’épuisement d’un champ de connaissance relève d’une manière d’encyclopédisme troué : la passion du réel est une passion qui bute sur l’impossibilité de son exhaustivité chez Echenoz. On essaie de cerner au plus près ce qu’on peut savoir du monde mais indéniablement, loin de la promesse des Lumières, on échoue à le faire. Le savoir est manquant, imparfait, il manque tout le temps une pièce pour comprendre. On a parlé à l’instant d’un détail du monde déclenchant l’écriture mais ce détail est en vérité toujours un trou dans le réel : quand ça se rejointe mal, c’est peut-être là que, chez Echenoz, l’écriture surgit.

Laurent Mauvignier comme Julia Deck disent combien ils se sont « construits » depuis l’œuvre de Jean Echenoz. Mauvignier écrit : « Être ou ne pas être Jean Echenoz, voilà, en gros, le genre de questions que tout apprenti écrivain de langue française doit se poser pour affronter son désir d’écriture ». Il explique que Echenoz est celui qui a « ouvert la porte » à une littérature de l’après, après les avant-gardes, après le cinéma, après le roman policier, qui prend acte de leur présence mais les renouvelle radicalement. Est-ce là aussi, pour toi, la place d’Echenoz, dans ce pli entre un avant et un après, offrant ce renouveau ?

Je ne peux que souscrire en effet à cette vision d’Echenoz relevant d’une Après littérature : c’était l’objet du chapitre que je lui consacrais dans mon essai Après la littérature. Le « Nouveau Roman » paraissait avoir épuisé, à tort ou à raison, tous les paradigmes possibles. Il paraissait avoir confisqué l’écriture en la théorisant constamment, en reculant la question du monde et de la matière derrière la puissance, avérée ou non, du formalisme. C’est comme si, pour ceux qui venaient à la suite, il n’y avait précisément pas de suite possible. Comme si écrire un roman était devenu un geste interdit : alors comment reprendre la littérature dans ces conditions ? Comment continuer quand tout semble fini ?

Echenoz est le premier à affronter cette question, dès 1979, depuis le roman qui est alors le genre honni sinon presque interdit : le roman pourra recommencer, comme Le Méridien de Greenwich en atteste, mais comme après le roman. Tout se passe comme si Echenoz écrivait après la littérature : la littérature, c’est fini et les personnages évoluent, hagards, dans un monde qui appartient aux ruines du monde et de la littérature. On a, à juste titre, beaucoup évoqué la manière dont Echenoz écrivait alors des romans policiers, d’espionnage ou d’aventures. On a peut-être moins insisté sur la manière dont ces schémas narratifs étaient réinvestis : à chaque roman, les narrateurs n’écrivent pas de romans policiers, d’espionnage ou d’aventures. Il sont dans l’Après littérature : ils se souviennent, souvent de manière trouée, de la manière dont on écrivait des romans policiers, d’espionnage ou d’aventure. Ce n’est pas tout à fait la même chose et c’est ce qui explique le décalage inhérent à ces formes utilisées.

Et c’est dans cet espace que la littérature est, à nouveau possible, je le crois. Et c’est ce que montrent fort bien Julia Deck, Laurent Mauvignier et Tanguy Viel dans leurs interventions respectives : Echenoz ne redonne pas le roman. Il redonne le romanesque, ce qui pourrait toujours se définir comme le roman moins le roman, sa présence immédiatement doublée de son sens critique, de sa puissance d’intellection. On parle souvent alors de jeu chez Echenoz mais, j’insiste, il faudrait désormais en sonder la grande inquiétude.

Ce Cahier est aussi un recueil d’anecdotes assez incroyables. On laisse évidemment les lectrices et lecteurs les découvrir mais est-ce que cela a été une surprise pour toi de lire combien des auteurs sont passés par ces petits récits qui disent « leur » Echenoz, combien ce Cahier peut dès lors se lire aussi comme un « roman Echenoz » ?

J’aime beaucoup cette expression de « roman Echenoz » que tu emploies : si le Cahier arrive à produire cet effet, alors on aurait peut-être atteint notre but. Parce que d’emblée, le but était aussi d’interroger la figure de l’écrivain : on le sait, tout Cahier de L’Herne opère un processus de classicisation qui érige l’auteur vivant qui en est le centre en figure majeure de son temps. Si c’est le cas évidemment d’Echenoz, le rapport que celui-ci entretient à la notion de « Grand écrivain » est un rapport éminemment critique, lui-même travaillé par les obsessions même de l’œuvre : un auteur en perpétuelle fuite, un auteur qui se dérobe, occupant un centre qu’il laisse cependant vide. On ne peut en approcher la figure que de manière diffractée. C’est la seule manière de rendre justice à celui qui, dans nos temps d’après Sartre, refuse d’intervenir dans le débat public mais qui, contrairement à Blanchot, ne se soustrait médiatiquement à aucune intervention sur son travail.

C’est pourquoi le « roman Echenoz » qu’offre le Cahier propose un portrait de l’auteur comme en creux. Il est approché par touches, par visions successives, comme s’il ne cessait de se dérober. L’intervention de Pierre Michon est paradigmatique à cet égard : il raconte plusieurs versions de leur rencontre, comme si, comme un personnage d’Echenoz lui-même, Echenoz échappait. 

Un des derniers mots du volume, dans un texte signé Echenoz d’ailleurs, est le verbe commencer (« à commencer par moi »). Il me semble figurer la manière même de ce Cahier : non pas un hommage ou un embaumement mais bien un laboratoire d’idées et une fabrique, des archives en devenir, vers tout ce que cette œuvre va encore développer et inventer. Est-ce bien dans cet esprit que tu l’as conçu ? 

Le volume se clôt sur une formidable nouvelle inédite d’Echenoz, « Baobab » qui, pour moi, constitue un de ses textes à la fois les plus beaux et les plus intrigants. J’ai voulu clore le volume sur lui parce que la forme de journal, inédite chez Echenoz, qui y est déployée se clôt sur la formule « à commencer par moi », qui me paraissait une Coda féconde pour l’ensemble du volume.

On peut l’interpréter de plusieurs manières : c’est factuellement une ouverture finale à la question de la biographie d’Echenoz qui suit et clôt le volume ; c’est aussi la relance d’une question biographique et autobiographique qui traverse tout le volume et qui repose, à terme, la question même de l’identité textuelle d’Echenoz, qui est, on le mesure, toujours à reprendre ; c’est enfin incidemment une invitation à reprendre encore et toujours la recherche. Ce Cahier se veut un chantier ouvert qui ouvre des pistes et qui ne les referme pas, un Cahier qui soit à la fois dans une saisie rétrospective mais aussi une approche prospective. À commencer par moi mais à vous de recommencer partout.

Cahier de L’Herne Jean Echenoz, sous la direction de Johan Faerber, septembre 2022, 240 p., 33 € — feuilleter les premières pages Sommaire :