L’histoire du cinéma ne se confond pas avec celle des images. L’histoire du cinéma, ce serait peut-être toujours l’histoire d’une image absente, d’une image manquante, d’une image négative, d’une image qu’on ne voit pas, d’une image qui fait défaut, d’une image à la fois absolue (sur-visible) et ultime (qui annulera toutes les autres) qui aurait valeur de totalité, qui serait en somme la clef du visible. Partant d’une telle proposition, l’histoire du cinéma se tiendrait dans un incessant paradoxe : le cinéma commence quand on a non seulement compris qu’il manquait une image mais surtout quand on a compris qu’on ne voit pas. Comme si l’essence du cinéma était d’ouvrir à l’aveuglement, d’éveiller l’aveugle qui se tient en nous les yeux ouverts, à la conscience de l’angle mort de toute vision. Car, paradoxe ardent, cette image lacunaire, de la défaillance du Voir, n’est pas une image invisible, une image inconnue mais, au contraire, une image non-visible, une image qui est fichée au cœur de l’image même, de toute image. On le dira plus franchement : l’histoire du cinéma est celle d’une image qui sait qu’elle devenue champ aveugle en soi.
De telles constatations ne prennent naissance qu’à l’aune d’une autre observation que le cinéma exacerbe et en lumière à nul autre pareil : la nature d’un événement. Qui elle-même ne cesse de poser la grande question : qu’est-ce qu’un événement ? Dans sa nature, le cinéma ne cesse de vouloir y apporter sa réponse, ne cesse de dire et de montrer ce qu’est un événement, et la réponse qu’il apporte est toujours la suivante : un événement n’est jamais rien, ne s’offre jamais dans une plénitude, n’existe jamais au moment où il a lieu, n’est qu’une perpétuelle ouverture dont le Voir et le Dire sont exclus, comme si l’événement était le centre vide, l’ouvert par excellence, un actuel en mal de lui-même, en mal d’actualisation, où tout tend vers le virtuel. L’événement au cinéma est un centre creux, a toujours-déjà disparu, est jeté dans l’inquiétude d’un non-lieu qui s’est pourtant produit : l’événement est un champ spectral qui s’est pourtant incarné, qui non-est mais qui est dans le même temps, dans une haine invétérée de la dialectique. Le cinéma comprendra donc que l’événement ne se donne pas dans la preuve mais ne laisse que la trace, c’est-à-dire l’incertitude, l’infinitude, et la folie herméneutique.
Cependant, le cinéma ne distingue pas les deux, ce qu’un réalisateur comme Brian De Palma, plus que personne, saisit bien : pour lui, l’image cinématographique vit dans cette ambiguïté de la preuve et de la trace. En effet, l’image se donne comme preuve mais n’est que trace, empreinte car l’image se donne toujours quoiqu’elle fasse comme une image au carré : non pas une preuve mais comme une image même de la preuve. Ainsi, le cinéma méconnaît l’évidence policière de l’image comme preuve et l’existence de la preuve par l’image car l’image n’est jamais elle-même, comme si, en quelque sorte, l’image avait toujours une image ou, pour le dire autrement, comme si l’image même était un écran : une infranchissable matité. Dans l’image, on ne voit rien. Si bien que l’image se donne alors dans ce caractère biface qui épuise De Palma mais confère à ses films une dynamique dramatique, et met son cinéma en fureur : l’image est toujours une puissance au carré, déjà vue qui ne connaît jamais de degré premier : toute image est l’image d’une image parce qu’il ne saurait exister d’image première qui rendrait l’événement dans sa complétude, complétude qui n’est qu’une illusion. Et cette absence d’image première donne à chaque image ou plutôt lui ôte du champ, laisse en elle un hors-champ mais au cœur de l’image elle-même. Le hors-champ n’est jamais ce que l’on ne voit pas mais ce qui ne cesse de ne pas se montrer sous nos yeux. Même présent, le cinéma arrive trop tard.
Cependant, l’ensemble de ces images sans preuve ne se donne pas de la sorte au cinéma : le film y a toujours une visée explicitement didactique. De telles considérations selon lesquelles, à l’évidence, le cinéma gît dans l’impouvoir d’une image qui vit non dans la vérité mais part à sa conquête, ne sont que les conclusions auxquelles les personnages parviennent à la fin du film. Car au cinéma, c’est l’image elle-même qui est le scénario. Le scénario dont l’image fait don, c’est la découverte du champ aveugle, comme s’il fallait être dans la levée de l’illusion, et la découverte de l’inappropriable de tout événement comme ligne dramatique. De fait, tout film installe son héros comme un homme véridique engagé dans une éducation du regard, un vaste apprentissage et pose son réalisateur dans une pédagogie de l’image où chaque plan fait question à l’image. On aura compris combien tout ceci qualifie sans détours les personnages de tous les films de Brian De Palma, combien ils contribuent, chacun, à cette histoire du cinéma.

Et, effectivement, l’œuvre du cinéma américain, pionnier du Nouvel Hollywood avec Scorsese ou Coppola encore, cette œuvre qui va de Sisters jusqu’à Snake Eyes en passant pas Obsession, Furie, Pulsions, Blow Out ou L’Impasse encore, s’offre comme cette éducation du regard et cette pédagogie de l’image. Il n’est qu’à se saisir de l’un des films les plus remarquables de De Palma pour s’en rendre compte : Mission : impossible (1996). On en connaît l’argument : Ethan Hunt doit mener une mission à Prague avec son équipe dirigée par Jim, son meilleur ami. Mais rien ne se passe comme prévu. En à peine vingt minutes, le film est déjà presque fini puisque tous les personnages meurent au cours de l’opération sauf Ethan, unique survivant qui, cependant, est traumatisé par la mort de Jim à laquelle il a assisté en direct par écrans interposés. Aidé de Claire, la femme de Jim qui, elle aussi a miraculeusement réchappé au désastre, il va tenter de prouver son innocence face à ceux qui le rendent responsable de ce fiasco et l’accusent d’être un traître. L’histoire de Mission : impossible consiste alors bien à dire que l’on a manqué l’événement, qu’on n’a pas vu l’assassinat de Jim, que le champ aveugle domine. Retrouver cette image, c’est dès lors trouver la trahison, trouver l’image négative, comprendre qu’il lui faut entrer dans la défaisance de l’image, celle de Jim tué, qu’elle ne soit plus la certitude de cette plénitude mais, au contraire, qu’elle s’offre comme cette forme ouverte, cette ouverture qui se construit sur la limite de l’image et pour accueillir cette limite.
Chez De Palma, cette quête herméneutique prend toujours, de surcroît, le même tour cinématographique, se donne toujours à voir par un travail répété sur la même grammaire cinématographique : l’événement se dit d’abord, comme le systématisera Snake Eyes, dans un vaste plan-séquence où aucune coupe ne surgit, où seul un point de vue se donne, où aucun contre-champ n’apparaît pour éclairer le continuum de ce qui confond image et plan. Ce plan-séquence qui ne dit que l’événement moins l’événement, qui donne le visible sans le faire-voir, qui donne l’interprétation sans le signe, le plus souvent capté par une caméra de surveillance, par la caméra moins le regard, n’attend, pendant toute la durée du film, que sa contradiction, son contrepoint, l’image qui fera entrer l’autre dans son propre deuil : bref, pour Hunt, il s’agit de partir à la chasse au plan de coupe, au contrechamp. Comme si Mission : impossible était la recherche éperdue d’un contrechamp, et rien d’autre, contrechamp qui finira par arriver et s’ouvrira sur le visage du véritable traître : Jim.
Mais cette grammaire du plan-séquence en mal de contrechamp, de cette image qui espère sortir de son inhérente latence, où l’image espère que le montage sera le montrage grâce à ce contrechamp même, qu’on révèlera l’image ou tout du moins en portera-t-on l’espoir, cette grammaire donc repose sur une image déjà vue, celle du film amateur de Zapruder, celui de l’assassinat de Kennedy, le film-traumatisme qui ne donne l’événement mais sans son image complète ou donne l’image mais sans l’événement complet, film Zapruder qui ne livre aucun contrechamp, qui ne montre pas qui a tiré sur le Président comme Mission : impossible ne montre pas le visage du supposé meurtrier de Jim. En ce sens, l’œuvre entière de De Palma ne devrait obéir qu’à une lecture politique et morale de l’utilisation de la caméra, comme si Mission : impossible était un film politique absolu, celui invalidait toutes les images et laissait chacun non dans la preuve mais dans l’intuition de l’image, c’est-à-dire l’image pensive, l’image vue et revue, toujours déjà vue, obsessionnelle qui brûle le cerveau et qui sera interminable comme la matière elle-même. L’image intuitive qui, située entre l’image-mouvement et l’image-temps, est l’image impossible de tout film.

On l’aura compris : chez De Palma, la forme ouverte ne se referme pas dans la mesure où la latence de l’image n’est jamais entièrement levée, n’accède jamais à la transparence. La tache aveugle demeure, même estompée, même légèrement gommée comme si l’image restait au bord de la latence. On reconnaît là l’héritage qui caractérise le Nouvel Hollywood, à savoir l’héritage de Godard et de sa célèbre sentence, celle qui ne veut pas une image juste mais juste une image parce que le cinéma, dit explicitement De Palma paraphrasant le réalisateur d’A bout de souffle, c’est le mensonge 24 fois par seconde. On y reconnaît également l’héritage de Hitchcock dont De Palma ne cesse de faire des remakes, Hitchcock qui, sans doute parmi les premiers cinéastes de l’histoire, a laissé des latences dans l’image, lui a fait habiter des zones de vide, à forcer les images à sortir d’elles-mêmes, à tenter de les endeuiller comme dans Vertigo (il manque une image, quand Madeleine tombe) ou comme dans Fenêtre sur cour (il manque une image, quand le mari tue sa femme). On reconnaît enfin l’héritage d’Antonioni, celui de Blow Up dont De Palma fera le remake dans Blow Out, ce photographe qui a assisté à un événement et qui cherche le contrechamp désespérément, ou encore le Coppola de The Conversation ou le Dario Argento des Frissons de l’angoisse.
Cependant, cette histoire de l’image en quête de son contrechamp et de sa visibilité accomplie que poursuivra encore Snake Eyes (1998) a pris avec Redacted (2007) un nouveau tournant décisif dans l’œuvre de De Palma, bien plus que le récent et synthétique Passion (2012) qui est davantage un film rhétorique de maître fatigué qu’un nouvel élan de pensée, tournant donc qui signale aussi bien que le cinéma entre peut-être dans une nouvelle ère de son histoire dont sans doute nous n’avons pas encore trop pris la mesure, que le terrible d’impuissance Pont des Espions de Spielberg n’incarne absolument pas par son classicisme forcé ; Redacted donc qui fait entrer le cinéma dans un pli décisif pour saisir comment se livre une forme ouverte, et comment elle n’est pas simplement postmoderne là où, pour De Palma, elle est une éthique et un jeu là où le vide se donne. Mais ce tournant ne s’impose pas sans transition : les trois films qui précèdent Redacted le préparent sinon l’autorisent. Car ce virage dans l’œuvre de De Palma naît d’un échec patent, celui qu’enregistrent ces trois films, l’échec du cinéma à laisser du hors-champ dans l’image – à savoir ne pas voir le présent. De fait, ces trois films pourraient se lire comme un syllogisme de la « mort » du cinéma et, par conséquent, le syllogisme du triomphe de l’immanence, du dehors sur l’image cinématographique même : le dehors va plus vite que le cinéma lui-même, comme si le dehors articulait le hors-champ 25 fois par seconde, et ceci en trois étapes qui annulent l’image intuitive.
- Mission to Mars (2000) : c’est la grande rencontre du dehors, du moment où la caméra flotte dans le vide et se perd dans l’anti-matière avec la mort de Woody. Le remake de 2001, odyssée de l’espace de Kubrick n’y fait rien. Le film est submergé par l’informe.
- Femme Fatale (2002) : c’est le moment d’épuisement de la latence de l’image. Le photographe-enquêteur est le double négatif de tous les personnages de De Palma : il trouve l’image ultime et clôt maintenant la forme sur elle-même. L’immanence peut régner.
- Le Dalhia noir (2006) : c’est l’ultime instant où De Palma ne croit plus au cinéma. Impossible remake du Grand Sommeil et des Frissons de l’angoisse, le film indique la césure du cinéaste avec le cinéma, devenu ici puissance molle d’une réalité qui ne cesse de lui échapper. Le corps coupé en deux de la victime surgit sans doute comme la coupure fondamentale du cinéma avec lui-même.

Cependant, en dépit de ce syllogisme, Redacted semble se présenter de la même manière l’ensemble des autres projets cinématographiques de De Palma, à commencer par la logique du remake qui s’empare bel et bien du cœur de l’intrigue, donne la manière même du cinéaste et lui offre sa matière. L’histoire de Redacted est en effet celle qui présidait déjà à Outrages (1989) : des militaires américains, ici en Irak, là au Vietnam, se livraient au viol et au meurtre d’une jeune autochtone devant l’un de leurs camarades décidé à les dénoncer. Pour De Palma, le retour de ce nœud dramatique n’est pas une volute ludique, une réversibilité formelle décidée à jouer de la forme mais un simple constat d’ordre historique : tout se répète, suit une spirale à figure de labyrinthe dont l’issue ne peut être qu’une impasse. La guerre en Irak revient comme le fantôme de la guerre au Vietnam, en est la répétition précise et aveugle et livre comme Outrages le même problème cinématographique : la guerre semblerait incarner au cinéma le moment où l’image est en deuil d’elle-même, le moment où elle doit devenir le dehors absolu pour habiter l’événement, le moment où le cinéma doit se confier à d’autres images que celles qu’il produit. La guerre fait toujours sortir le cinéma de son histoire, en est une césure épistémique comme lorsque Rossellini a fait habiter par Rome : ville ouverte (1944) les images du dehors, a fait faire au réel une irruption dans la pellicule : une irruption par laquelle le cinéma ne donnait pas à voir le réel mais voulait donner le réel, faisait du réel non le postulat de l’image mais sa visée ultime. Et il y a ce Rossellini à l’œuvre dans Redacted mais travaillé comme à l’habitude chez De Palma par le souci d’une grammaire cinématographique à deux termes, qui subit ici un revirement inédit : il ne s’agit plus de donner un plan-séquence de l’événement dont on chercherait à traquer en vain le plan de coupe et le contrechamp. Redacted est l’antithèse du film Zapruder : il donne uniquement le contrechamp, tout ce qui échappe à la matière cinématographique car le film n’est constitué que d’images amateurs, d’images glanées çà et là sur le net, d’images de caméra DV filmées par des soldats sur Youtube, Dailymotion ou autres sites qui diffusaient non pas la version officielle et politiquement correcte de la guerre en Irak mais l’envers du décor, ce que les médias officiels ne montraient pas : Redacted montre les images invisibles en quelque sorte, à savoir uniquement les images du contrechamp, là où, à la vérité, s’était donnée la contre-information sur l’Irak, là la contre-information est devenue la formule exacte du contrechamp. Pourtant, paradoxe ultime dont De Palma a le secret, ces mêmes images dont le montage fournira le film lui-même sont elles-mêmes des images œuvrant dans un déjà-vu, des images de seconde main car lorsqu’il a fallu récupérer ces images du Net un problème de droits d’auteur s’est posé à la production selon lequel lesdits droits étaient trop élevés si bien que De Palma a tourné les mêmes images dont il a produit le remake, ne livrant ainsi pas des images brutes mais à nouveau des images au carré, déjà vues ou redacted, c’est-à-dire réécrites.

Et dès les premiers plans du film, Redacted joue de cette hétérogénéité de ses sources puisque on y récupère les images de la caméra DV du soldat Angel Salazar qui filme sa chambrée, images enchaînées à un documentaire français sur les checkpoints intitulé « Barrage », documentaire lui-même entrecoupé d’images de reportages de journaux télévisés arabes, de connexion MSN (alors encore en activité), et autres films amateurs tirés du net. Autant d’images qui, cette fois, ne se donnent pas comme des images au carré mais comme autant d’images brutes. On entrevoit alors le virage cinématographique que De Palma amorce avec ce film dans la mesure où il ne paraît plus être du côté de l’image latente mais a doublement crevé l’écran :
1. Redacted prend acte de ce que le cinéma semble ne pas avoir trouvé de solution à la latence de l’image, celle qui a conduit les trois précédents films à un constat d’échec. De Palma entend sortir ici du cinéma : Redacted est un film moins le film, un film qui ne filme pas mais récupère des images qui ne viennent pas du cinéma à l’instar de Nuit et brouillard. En ce sens, Serge Daney a plus que jamais raison : le cinéma est l’art qui sera de moins en moins spectaculaire. L’image la plus éblouissante du cinéma est sa première image, celle de l’entrée du train en gare de La Ciotat. C’est l’image absolue, la plus terrassante dont le cinéma ne se remettra jamais car, par la suite, chaque image sera moins éblouissante que cette entrée en gare, et chaque image signera un peu l’effondrement du spectaculaire jusqu’à la disparition et la mort du cinéma comme source d’images que Redacted paraît enregistrer. Le cinéma n’y est plus au point que Redacted réécrit les images après tout film comme si le cinéma avait disparu depuis longtemps, comme s’il vivait dans les cendres, comme si le cinéma avait été surmonté, comme dit surhomme chez Nietzsche, comme on dit survivre, comme on oserait peut-être dire à partir de Redacted « surcinéma », à savoir un cinéma qui a lieu après le cinéma lui-même. Le cinéma est une machine mélancolique.
2. Redacted consacre le dépassement de la latence de l’image par le montage qui, chez de Palma, deviendra Car ici, par la récupération d’images qui n’appartiennent pas au cinéma et qu’il s’agit juste de monter, semble être consacrée la mort du cinéaste, la toute-puissance rêvée de son regard, de son œil ultime et entre enfin dans la plénitude de l’image, son autonomie enfin parvenue à elle-même, comme si le cinéma revenait à sa naissance par un nouveau tour paradoxal, comme s’il revenait à l’automatisme de ses débuts, comme si le cinéma revenait à sa fonction d’enregistrement, comme si le cinéma était rendu à sa machine, dont l’écran d’ordinateur omniprésent d’un plan à l’autre en est la métaphore : l’homme est dans la machine, comme si le cinéma recommençait son histoire. L’homme ordinaire du cinéma coïnciderait alors avec l’automate, l’automatisme premier, celui qui est en contrepoint depuis Phantom of the Paradise, celui de l’écran de surveillance, souvenir des multiples écrans des Mille yeux du docteur Mabuse de Fritz Lang. Le réalisateur est le fantôme du cinéma.

Partant, le cinéma de Brian De Palma opère un indéniable saut dans la mesure où la caméra est débarrassée de l’homme, retrouve son autonomie, comme si elle filmait seule, loin d’un regard tutélaire, ce qu’atteste encore un peu plus Redacted où De Palma joue, devient un personnage de son film au sens propre. En effet, poursuivant la démarche entreprise dans Le Dalhia noir où, réalisateur, il faisait passer des essais à l’héroïne, De Palma est encore un personnage derrière un objectif, celui de la DV du retour final du héros, comme si le réalisateur n’existait plus, n’était plus qu’une voix nue qui donne des ordres vains à l’image, entraîne l’image à chaque fois dans un artifice consommé. Ce rôle nouveau ne se limite pas à cette capture de la voix de De Palma lui-même qui intervient ainsi pour la première fois dans le mouvement des images mais renvoie surtout au statut même de De Palma devant la matière filmique qui est la sienne : assembler de images récupérées, les monter, trouver la vérité à partir d’un événement dont on a été le témoin suspendu. Situation même qui n’est autre que celle d’un personnage de De Palma, situation Jack Terry, le preneur de son, héros d’un précédent film, Blow Out (1982), lui qui a assisté à un meurtre maquillé à un accident, recherche les images, veut en trouver l’ultime à partir des bribes de photo, et des lambeaux de sons. Le cinéma n’y est plus, comme si le cinéma ne produisait plus ses propres images, se faisait la forme ouverte ultime, celle capable de se donner comme le dehors absolu, au point d’y disparaître, d’être l’art qui atteint le non-art, et donne au monde le sentiment de son immanence folle.
Forme ouverte qui se donne d’emblée, dès les premières images du film où toutes les images sont celles de l’ouverture, du dehors devenue la majuscule de l’image et qui montre, plan par plan, que l’image n’est plus l’image, que l’image est devenue tout sauf elle, que l’écran s’est fait la transparence résolue, la fenêtre du monde. Transparence synonyme d’une vérité sans détours et sans images que suggère l’utilisation même de la DV, qui donne la vérité comme signe, qui fait entrer en synonyme amateur avec immanence et matière mêmes. Image sans image que la formule employée par De Palma dans le générique permet de souligner, formule qui indique que ces images sont autant de documentaires « avant, pendant et après un viol et un meurtre à Samarra ». Phrase qui n’est pas sans rappeler la célèbre sentence de Resnais qui affirme que « Quelque chose se passe autour de l’image, derrière l’image et à l’intérieur de l’image même. » et qui n’est pas non plus sans évoquer la démarche de Muriel ou le temps d’un retour, fantôme filmique déjà présent dans Pulsions (1980) dans les rapports unissant la belle-mère au beau-fils, fantôme qui se donne encore ici avec le film central qui veut la vérité sur le viol et le massacre d’une guerre.

Or, contrairement à ce que la démarche de De Palma laisse entendre ici jusqu’alors, Redacted n’est pas le point de neutralité de l’image devenue dehors, n’est pas le film amateur qui fait résonner objectivité, vérité et absolu. Immédiatement, dès que le film s’engage hors du générique, l’image retrouve sa latence d’avant, abandonne et capitule devant cette plénitude décidément inaccessible. Trois éléments permettent d’en donner la mesure, à commencer par le titre du documentaire d’Angel Salazar : « Tell me no lies ». Le titre résonne comme une antiphrase, une puissance ironique qui viendra à souligner la déroute de l’image, comme s’il s’agissait non d’un titre mais d’un ordre, d’un impératif lancés aux images elles-mêmes pour qu’elles ne mentent pas, pour qu’elles soient objectives, pour qu’elles soient ces images moins les images que la caméra désire, pour qu’elles soient le film moins son réalisateur. Pour qu’elles soient, fassent coïncider leur essence avec l’immanence. Un mot d’ordre auquel les images resteront sourdes.
Car, sans attendre, lorsque Salazar prend la parole, lorsqu’il parle, il sombre dans le commentaire, c’est-à-dire la défaite de l’image, du Voir à être suffisants, condamne l’image à être dans le manque à voir et percevoir. C’est qu’il s’empresse de souligner : pour lui, l’image ne peut rendre l’odeur qui règne à Samarra non plus que la chaleur : l’image n’exhibe qu’un impouvoir fondateur. L’image n’est qu’un écart de matière, un accident de celle-ci qui en donne non la matière mais sa perte, comme si l’image était le réel moins lui-même, comme si l’image était toujours l’icône du réel, comme si, on y revient, l’image était la trace, non la preuve, comme si elle était la scission du Voir et du Dire et leur impossible réconciliation.
Sécession de l’image en elle, qui laisse le visuel dans l’incomplétude que vient souligner le reste du film de Salazar, notamment par la présence d’un dédoublement de caméra, où la caméra de Salazar vient filmer la caméra de McCoy. L’image et son foyer se dédoublent non pour venir souligner que les sources seront multiples ou encore pour mettre en scène avec emphase la réflexivité d’un film qui fait le remake d’images amateur ou encore que De Palma mène une réflexion sur l’image même. L’ensemble de ces hypothèses est tenable mais s’efface sans doute lorsque l’on sait que celui qui tient la caméra se trouve être McCoy, c’est-à-dire celui qui sera le témoin aveugle du viol de la jeune fille, celui qui fera le guet dehors, et vivra dans l’horreur de ce qu’il imagine, dans l’image intuitive, l’image intérieure qui lui rongera le cerveau, le brûlera. L’image qu’on ne voit pas et qui sera plus vive que celles qui se donnent sans peine : l’image qui ne se filme pas, le point aveugle lui-même que ce dédoublement de caméra symbolise puisque de tous les films amateurs que livre Redacted aucun ne sera précisément celui que tourne la caméra de McCoy, la seule caméra qui se concentre sur un film intérieur, la seule à échapper à ce qui est pire que l’artifice du cinéma : l’image du cinéma même.
Car, si le cinéma est mort, il survit, revient plan par plan et notamment devient l’image du cinéma à l’instar de Salazar, qui rêve de rejoindre une école de cinéma, se rêve réalisateur, vide les images du cinéma par sa DV mais ne le surmonte pas en réintroduisant l’idée du cinéma dans chaque image, en livrant des discours cinématographiques qui serviront de contre-image au film, d’antiphrases ironiques puisque Angel réclame pour la vérité, sinon la véridicité de son film amateur que la logique hollywoodienne soit balayée d’un revers de main, qu’il n’y ait pas de montage, pas de logique narrative, pas de belles images dans ce qui n’est, à l’évidence, pas une belle guerre. Et, ainsi, à peine a-t-il terminé sa diatribe contre Hollywood et ses codes que le contraire de ce qu’il vient d’avancer arrive jusque sous nos yeux avec le documentaire français « Barrage » qui n’est pas un documentaire à proprement parler mais un film qui imite Hollywood, où le réel devient l’image du réel, où l’emphase s’installe, où le montage s’impose pour enjoliver le réel, où chaque plan est esthétisant pour effacer la misère de la matière, où la dramatisation excelle dans l’outrance, où le sépia de l’image abandonne le rendu réaliste, où enfin une narratrice achève de classiciser l’image même, la forcer vers une totalité qui n’est pas la sienne. Les images de « Barrage » s’installent comme les antithèses véhémentes du discours de Salazar, comme si dans Redacted on réécrivait incessamment les images, comme si toutes les images était bel et bien réécrites et redacted, comme si chaque image faisait la guerre à l’autre, comme si chaque image passait au checkpoint et était fouillée jusqu’à son vide central.
Le discours de Salazar est donc tourné en ridicule par le documentaire français, mettant en revanche en lumière l’entreprise de De Palma qui ne donnera pas de la guerre comme dans Outrages une vision tragique mais sonnera au contraire une charge contre l’image, toujours à côté, toujours étymologiquement parodique. Par conséquent, De Palma insuffle à son œuvre une nouvelle dimension, celle de l’ironie, celle qui fait trembler les personnages qui ont peur à chaque instant de sombrer dans le grotesque et la farce. « Barrage » perd tout crédit réaliste et véridique par son emphase parodique sinon comique qui détache ses images du documentaire pour le rendre à une parodie de cinéma, montre que le cinéma ne cesse de revenir et condamner l’entreprise. Qu’il s’agisse ainsi de la musique de Barry Lyndon de Kubrick dont la puissance est en contradiction avec la sécheresse et la nudité des paysages, qu’il s’agisse de l’image du scorpion dévoré emprunté à La Horde sauvage de Peckinpah ou encore de la goutte de sueur qui perle empruntée à Mission : impossible, chaque plan ne manque pas de dire qu’on ne sort jamais du cinéma, et que la vérité à l’écran est une illusion parfaite. Que chaque image a une maladie : la mélancolie du cinéma. J’ai une maladie dirait De Palma : je vois le cinéma.

Redacted change alors d’image si l’on ose dire : la parodie à l’œuvre souligne qu’on se trompe toujours sur l’interprétation, que l’herméneutique donne toujours une mauvaise image, et que l’erreur est la condition cognitive de l’image cinématographique : que la preuve y est le trompe-l’œil par excellence. « Tout est très visible » dit la journaliste au soldat lorsqu’il fouille la maison à la recherche de documents compromettants, tout est très visible mais rien n’est lisible, le soldat ne sait rien déchiffrer comme le spectateur qui se tient devant les images comme pris dans une langue étrangère, comme si, pour De Palma, nous étions les analphabètes de l’image. Le film se construit alors sur un leurre, montre et démontre que la vérité de l’image n’existe pas, que seule l’interprétation peut croire à la vérité mais que seule l’erreur existe, là où Blix, le soldat à lunettes, indique que les images ne sont pas les seules à tromper, que les discours sont sources d’erreur. C’est le sens de la parabole de Sommerset Maughan : le personnage de Rendez-vous à Samarra n’est pas un symbole de la mort mais de l’erreur d’interprétation.
La matière va ainsi trop vite pour les personnages. Le Dehors porte en lui une puissance que l’ouverture de la forme ne peut prendre en compte : l’angle mort demeure toujours bel et bien le cœur de l’image (contrairement au Pont des Espions de Spielberg qui pense que le passé se fige, est une pause arrêt sur image du monde). En dépit du renversement cinématographique, le contrechamp lui-même exige son contrechamp, ce que donne à voir « Barrage » où tous les contrechamps ne peuvent éviter le plan-séquence central de la fusillade au checkpoint, où l’événement annule tout montage et laisse l’œil nu et sans réponse. Le contrechamp, celui de cette constante contre-information, se révèle cruellement insuffisant dans la scène du viol, pourtant filmée par la caméra miniature et embarquée de Salazar : l’angle mort persiste. C’est l’heure du spectacle, disent-ils tous mais on ne verra rien du viol. Que s’est-il passé ? disent ceux qui sont pourtant là au moment de l’événement, au moment du viol. Que s’est-il passé ? Même si l’image n’est plus que le Dehors, il restera toujours du dehors dans l’image.
Où est l’image du corps brûlé de la jeune fille ? Où est cette image, la seule pour laquelle le film est construit ? Elle n’est pas à l’écran. La seule image qui vaille n’arrive dans l’œil d’aucune caméra. Et surtout pas dans celle de Salazar qui est la preuve que l’image est un échec dans la mesure où il y a une seule image qu’on ne voit pas, une seule image qu’il n’a pas filmée, et qu’il perd la vie parce qu’il a cette image au cœur de son cerveau, que cette image insoutenable l’installe dans un sommeil impossible, que cette image devient sa hantise, que cette image est une image intérieure, ce qui explique pourquoi les Irakiens le décapitent car ils ont compris que son cerveau était devenait l’écran de ce meurtre.

La seule image de la vérité est une image intérieure car l’image absolue du Dehors est une image du Dedans, c’est elle que le cinéma n’atteindra jamais. Le Dehors est trop intime pour que la caméra puisse s’en saisir, ce que Resnais disait déjà, lui qui est, comme De Palma, le cinéaste de l’image intuitive.
En définitive, le cinéma happé par le dehors, ce cinéma qui ne se veut plus cinéma mais la puissance presque baroque de l’ouverture, de l’hospitalité de la matière ne paraît dire que deux choses, au cœur de chaque image, que le cinéma ne donne pas la vérité mais filme la croyance au cinéma et en lui-même car le cinéma n’est pas la vérité mais l’art de la superstition dans la vérité. Telle est la leçon politique et sans doute la plus violente de nudité d’un film : que le cinéma, comme le disait Daney, ce n’est jamais filmer mais c’est toujours montrer des images.
Brian De Palma, Redacted, Canada et États-Unis, 2007, 1h30. Avec Izzy Diaz, Rob Devaney et Ty Jones