Les années 20 s’ouvrent sur un grand roman de Jean Echenoz, l’enlevée et enthousiasmante Vie de Gérard Fulmard qui vient de paraître aux éditions de Minuit. Récit nourri de multiples rebondissements, cette vie en apparence anodine est celle de Gérard Fulmard, homme ordinaire pris dans une histoire bientôt extraordinaire, aux prises avec son psychothérapeute singulier, lui-même mêlé à un parti politique tout aussi singulier. Dans ce roman noir porté par l’énergie d’un Buster Keaton, Echenoz réinvente une célèbre tragédie racinienne où, pour la première fois de son œuvre, la première personne domine la narration. Autant de raisons pour Diacritik d’aller à la rencontre du romancier le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre nouveau roman, la formidable Vie de Gérard Fulmard. Comment vous est venue l’idée d’écrire l’histoire plus qu’agitée et nourrie de rebondissements de Gérard Fulmard, cet homme « né le 13 mai 1974 à Gisors (Eure). Taille : 1,68 m. Poids : 89 kg. Couleur des yeux : marron. Profession : steward. Domicilié rue Erlanger, Paris XVIe » ?
Comment, après Envoyée spéciale, votre précédent roman, vous est venue l’idée de ce personnage plus que singulier de Gérard Fulmard qui, d’emblée, déclare : « Je ressemble à n’importe qui en moins bien » ?
Après Envoyée spéciale, qui s’apparente plutôt au registre de la comédie, mon projet d’ensemble était d’écrire un roman noir. Une idée de départ était, d’abord, l’exposition d’un fond dramatique en reprenant le schéma d’une tragédie classique bien connue que j’ai essayé de transposer et de transformer, notamment en inversant le sexe des personnages – mais tout en laissant çà et là de petites traces de ce modèle, par quatre ou cinq citations minuscules. Je voulais aussi substituer aux profils héroïques et plutôt nobles de ce drame des individus très ordinaires et prosaïques, peu valeureux. L’autre idée était de propulser sur cet arrière-plan tragique un personnage également quelconque mais plutôt démuni, malchanceux et assez naïf, une figure d’innocent ou d’ingénu : Gérard Fulmard est arrivé comme ça.
Venons-en si vous le voulez bien au cœur de votre roman : Gérard Fulmard, steward mis à pied et prématurément à la retraite, cherche à réinventer sa vie après un échec professionnel majeur. Afin de procéder comme l’on dit de nos jours à sa reconversion, l’homme entend devenir détective, monte sa propre agence « Cabinet Fulmard Assistance, Renseignements & Recherches, Litiges & Recouvrements, Promptitude & Discrétion » et va s’exposer à une série inouïe de déconvenues et autres péripéties.
Si, dans le sillage de certains de vos précédents romans comme Cherokee notamment, Gérard Fulmard devient détective, une variation majeure intervient cependant qui le voit trouver sa nouvelle profession à la faveur de son « âme tant soit peu romanesque ». Le personnage dit ainsi s’inspirer de « force romans et films de genre ». Ma question sera double : quels sont, tout d’abord, les polars ou les films noirs que vous imaginez que votre personnage peut avoir vu pour trouver sa nouvelle vocation ? Avez-vous vous-même été influencé par quelques films en particulier pour la Vie de Gérard Fulmard ?
Je n’imagine pas le personnage de Fulmard détenteur d’une culture ni même d’une curiosité littéraires ou cinématographiques quelconques. Je me le représente plutôt peu éduqué et dans une ignorance générale de ce monde – encore une fois dans une certaine innocence. S’il a quelques repères du côté du genre noir, ce doit être des romans de troisième zone trouvés par hasard, des films ou des téléfilms aperçus à la télévision, etc. Il a dû se faire, à partir de ces ouvrages « de genre », une idée candide et stéréotypée du rôle d’enquêteur privé. De mon côté, je n’ai pas le souvenir d’avoir pensé à des films particuliers en écrivant ce livre, alors que cette référence était très présente dans certains romans précédents. Quant à Gérard Fulmard lui-même, on pourrait lui trouver un certain air de famille avec celui d’Eugène Tarpon, qui est le « héros » – et le narrateur – de deux romans de Jean-Patrick Manchette.
Pour rester sur la question de l’âme romanesque, permettez-moi à présent d’évoquer un point de rupture absolu que Vie de Gérard Fulmard fait naître dans votre œuvre : c’est la première fois en effet que la première personne du singulier assume la narration, et en l’occurrence Gérard Fulmard est le narrateur même du roman, il est celui qui dit « Je ». Pourquoi avoir choisi de faire assumer à Gérard Fulmard le récit ? Etait-ce également une manière de lui assurer une reconversion professionnelle puisque, à maintes reprises, le personnage parle d’un projet qui semble être le présent récit ? Cela a-t-il été évident pour vous d’user de ce « Je » ?
Comme j’essaie de changer les choses d’un livre à l’autre, en tout cas de varier les points de vue, j’ai eu cette envie de traiter un récit à la première personne, ce que je n’avais jamais fait, que je redoutais un peu, mais qui s’est révélé moins artificiel que je ne le craignais avant de m’en occuper. En général je me méfie de l’idée un peu ridicule d' »habiter » un personnage mais, avec Fulmard, c’est une forme de jeu qui m’a intéressé. Le fait qu’il intervienne à la première personne me permettait curieusement, tout en essayant de me mettre à sa place, de prendre plus de distance avec lui que ce que j’avais imaginé. Cela dit, je sais bien que l’idée de changer radicalement les choses est illusoire : on est toujours plus ou moins prisonnier de son territoire. Mais on peut toujours tenter de renouveler sa cartographie.
Pourtant, si le « Je » se signale comme la marque d’énonciation remarquable de la Vie de Gérard Fulmard, ce « Je » est à l’image de sa vie même, à savoir fait d’éclipses et d’ellipses. En effet, à maintes reprises, le « Je » disparaît pour céder la place à d’amples séquences dans lesquelles, à la troisième personne, Fulmard raconte les mésaventures d’autres personnages comme, par exemple, les vacances de Louise Tourneur sur une plage indonésienne, au bord de la mer de Flores.
Loin de pouvoir uniquement expliquer ces variations de personnes par la personnalité psychologiquement instable, on songe plutôt à ce que Tanguy Viel disait déjà de vos narrateurs : « Chez Echenoz, une page sur deux on dirait que le narrateur est parti boire un café. » Ici, quand il revient, on a l’impression qu’il a bu plus d’un café : en seriez-vous d’accord ? Pourquoi avez-vous choisi de faire varier les pronoms ?
Je ne tenais pas à m’enfermer dans cette première personne, à ce que ce soit un effet systématique, je voulais me laisser la liberté de changer d’axe. Mais, lorsque cette première personne s’absente, lorsque les choses sont exposées de façon plus impersonnelle, je ne crois pas que ce soit Fulmard qui raconte sous un autre angle ce qui arrive en son absence. Je dirais plutôt qu’il me cède la place, en tout cas qu’il la cède à un ou même plusieurs narrateurs anonymes. J’aime bien en tout cas l’idée d’avoir l’air de m’absenter dans le cours du récit, de laisser se développer des espèces d’intrusions qui surgissent à l’intérieur de l’histoire, que ce soient des digressions, des descriptions et autres pseudopodes. Cela permet d’introduire des cassures, des changements de rythme, de reprendre son souffle ou de le couper, de respirer différemment en tout cas.
Ma question voudrait en revenir aux difficultés psychologiques du personnage que nous évoquions à l’instant. En effet, cousin éloigné de Gloire Abgrall, l’héroïne très troublée des Grandes blondes, Gérard Fulmard, visiblement instable, consulte régulièrement un thérapeute, le docteur Bardot qui s’affirme lui-même comme un psychologue pour le moins atypique sinon peu recommandable.
Évidemment, loin de devenir un élément anxiogène en dépit des catastrophes en série, la folie du personnage devient un ouvroir de potentialités narratives : est-ce ainsi que vous en avez usée ? De la même manière, l’énergie qui se dégage de l’instabilité psychologique de votre personnage possède une rare puissance comique, souvent qui le dépasse au point que les scènes de Vie de Gérard Fulmard chez le psychologue paraissent être une manière d’Institut Benjamenta de Walser qu’aurait mis en scène Buster Keaton : en seriez-vous d’accord ?
Je ne suis pas très porté sur la psychologie des personnages mais, tel que je me le représente, je ne vois pas Gérard Fulmard comme un cas spécialement pathologique. Si dans cette histoire il est tenu de consulter un spécialiste en hygiène mentale, c’est qu’il y est contraint par jugement après avoir commis un petit délit sur lequel je ne m’étends pas. Il peut être amené par les circonstances à des réactions imprévisibles, un peu vives, par exemple chez son thérapeute, mais je le trouve plutôt placide et posé dans l’ensemble. S’il est un personnage plus franchement déséquilibré dans le roman, c’est précisément celui de ce thérapeute – ce qui est un peu convenu, je l’admets, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. Cela dit, je suis heureusement surpris que vous évoquiez Buster Keaton parce que j’ai pensé à lui en essayant de construire quelques scènes de ce livre. Pas du tout en m’en inspirant mais en me posant des questions sur son travail concret – la préparation des scènes, l’enchaînement des plans, le choix du cadre, etc. J’aime bien organiser certains effets de drôlerie mais ils sont plus délicats à mettre au point que des scènes, disons, dramatiques. C’est une pratique plus minutieuse.
En contrepoint au comique de l’écriture de la Vie de Gérard Fulmard évoqué à l’instant, force est de constater que, loin de se limiter à l’ironie que la critique évoque souvent à votre propos, Gérard Fulmard est un personnage mélancolique. Homme de l’échec ou plutôt des échecs, il ne paraît jamais trouver sa place dans un monde dont il est constamment exclu et qui ne l’accepte en rien. Une sourde mélancolie s’échappe du personnage, notamment dans la scène finale magistrale qui le voit à nouveau en déroute mais attentif à un minuscule flocon de neige.
Diriez-vous ainsi qu’une certaine mélancolie, définie comme un sentiment de non coïncidence au présent, innerve votre Vie de Gérard Fulmard ?
Comme il s’agissait donc d’un projet de roman noir, et sans vouloir du tout caricaturer cette forme, même si je peux la traiter avec un peu de distance, tout cela me semblait devoir se dérouler dans une problématique de l’échec, de la chute. Aucun des personnages du livre n’arrive à ses fins, me semble-t-il, pour autant que ces fins soient bien claires. D’où peut-être une ambiance plutôt sombre et fataliste, voire mélancolique en effet, que j’aurais voulu apparentée à celle qui plane dans les romans de David Goodis ou de Jim Thompson.
Dans la lignée de vos précédents romans, Vie de Gérard Fulmard paraît déployer une écriture du contraste, du constant dégagement, de l’alliance des contraires. Gilles Jacob parlant de Gérard Fulmard déclarait encore récemment, à propos de Gérard Fulmard précisément, que « Lire Jean Echenoz procure jubilation. Le choix des mots, la musique de la phrase, le mélange du sophistiqué et de l’expression triviale font que même quand il raconte la vie d’un raté ». Un exemple frappant en est l’ouverture et la clôture du roman, s’ouvrant sur la chute massive et meurtrière d’un satellite soviétique et s’achevant sur la chute légère d’un éphémère d’un flocon de neige. En quoi le contraste vous paraît-il important dans votre écriture ? Est-ce une manière aussi de questionner d’une certaine manière la représentation du réel en offrant une parole qui n’est pas une simple affirmation ?
Le déséquilibre ou l’incertitude me paraissent toujours productifs, plus rythmiques. J’aime bien l’idée de faire coexister des tensions opposées, créer des dissonances. Même si je peux établir et faire jouer des rimes internes dans le récit, des rappels, des effets de symétrie, des choses comme ça, c’est quand même toujours plus intéressant quand ça boite et que rien n’est sûr. Je dois reconnaître aussi que le registre affirmatif m’est en général assez étranger.
On sait votre écriture toujours attentive à l’espace, au déploiement de la géographie et à un urbanisme souvent peu exploré dans la littérature. Ici Vie de Gérard Fulmard s’attache à la porte d’Auteuil et en particulier à la rue Erlanger : qu’est-ce qui, romanesquement, vous a intéressé dans ce quartier et cette rue sur lesquels vous avez fait tomber un satellite soviétique ? Est-ce parce que ce quartier a peu fait voire pas l’objet d’un quelconque théâtre d’intrigue en littérature ? Ou est-ce une passion encyclopédiste qui vous a porté vers la rue Erlanger, lieu de différents épisodes dans l’histoire récente, comme le suicide de Mike Brant qui cristallise l’attention de la narration de Gérard Fulmard ?
Le rôle de la rue Erlanger est vraiment une des origines du roman, au même titre que les éléments que je vous ai indiqués tout à l’heure. Au départ, c’était une idée tout à fait indépendante de ce projet : je voulais m’occuper d’une rue banale qui m’était inconnue, presque prise au hasard dans un secteur qui m’est peu familier. Je ne me souviens pas très bien – c’était il y a cinq ans – des raisons qui m’ont fait choisir la rue Erlanger : son nom, sa situation, les faits divers qui s’y sont produits, je ne sais plus. Mais je m’y suis donc rendu plusieurs fois, j’ai étudié son histoire, rencontré des gens qui la connaissaient, cherché toute sorte d’archives un peu systématiquement et j’ai fini par m’attacher à elle – qui n’a rien d’attachant – sans trop savoir ce que je voulais en faire. Puis il m’est apparu évident qu’à plusieurs égards elle correspondait au personnage de Fulmard que j’étais par ailleurs en train de construire, et qu’en retour elle a contribué à préciser. C’est à ce moment que le roman a commencé de trouver sa forme.
Vie de Gérard Fulmard est un roman dont l’essentiel de l’intrigue se situe dans le milieu politique et notamment un parti en particulier la FPI dont on suit les différentes tribulations de ses principaux dirigeants, qu’il s’agisse ainsi de l’enlèvement de Nicole Tourneur ou encore dérives nocturnes de Franck Terrail. Pourtant, à aucun moment du récit, il n’y a restitution d’un discours : il y a même ellipse du discours central de Terrail à la tribune d’un meeting à Caen.
S’agissait-il pour vous d’user du personnel politique et de l’imaginaire lié à la politique uniquement comme d’un ouvroir de possibilités narratives ? Pourquoi ne pas avoir fait tenir un discours politique aux personnages ?
L’idée de ce parti politique vient directement de la question du pouvoir qui avait, comme celle des passions contrariées, une grande place dans ma tragédie de référence. C’est donc d’abord une transposition mais sur le mode mineur : il s’agit d’un minuscule parti assez dérisoire, tant sur son idéologie confuse que sur son fonctionnement. Son personnel est dans l’ensemble plutôt médiocre, et mû par des ambitions rien moins que politiques au sens « noble » du terme : il ne s’agit pour chacun d’eux que de faire tourner une machine, d’y maintenir sa petite place, d’éliminer des rivaux, etc. Comme on entend assez que ses membres ne peuvent tenir qu’un discours creux et stéréotypé, je crois qu’on peut déduire ou supposer sans mal le style de ce discours et il ne me semblait donc guère utile de le développer. Ç’aurait été aussi entrer dans une forme parodique que je n’aime pas beaucoup. Et contrairement à ce que je fais d’habitude quand je décide de m’occuper d’un sujet, je ne me suis pas du tout documenté sur ce domaine : cette petite organisation est une construction imaginaire sans référence particulière ni volonté de satire de ce monde-là. Ce n’est qu’un champ de fiction possible, parmi d’autres.
Enfin ma dernière question voudrait porter sur la question du genre de la vie qui donne en partie son titre au roman. On sait qu’une partie de votre œuvre s’articule autour de l’écriture de vies ou plutôt de réécritures de vie, notamment la trilogie que composent Ravel, Courir et Des Éclairs. Vous paraissez ici en prolonger l’interrogation en proposant comme autant de contre-vies : celle de Gérard Fulmard évidemment mais aussi bien chaque personnage qui se voit présenter dans autant de micro-vies à l’instar souvent de leurs micro-existences dans l’histoire. S’agissait-il pour vous, avec Gérard Fulmard, de proposer ainsi une manière de contre-vie ?
J’aimais bien l’idée de présenter une « vie » de personnage fictif, de m’en donner le droit après avoir écrit sur des individus réels. Je me serais alors bien gardé d’utiliser ce mot dans les titres de ces trois livres, ç’aurait été un abus de confiance dans la mesure où je m’y accordais une certaine liberté romanesque. Raconter une vie, c’est une façon de prendre le pouvoir sur un personnage : je ne pouvais pas me le permettre avec Maurice Ravel mais, avec Gérard Fulmard, j’avais tous les droits. Et puis j’ai eu envie d’insérer dans ce livre quelques autres vies en raccourci, réelles ou fictives, par attachement à ce genre. Je ne suis pas spécialement lecteur de biographies mais je suis attiré par cette forme et par ce qu’elle autorise, des Vies brèves de John Aubrey aux Vies minuscules de Pierre Michon en passant par les Vies imaginaires de Marcel Schwob. Cela remonte peut-être aussi à des lectures très anciennes, aux vies de saints relatées dans La Légende dorée de Jacques de Voragine qui me fascinait dans mon enfance.
Jean Echenoz, Vie de Gérard Fulmard, éditions de Minuit, janvier 2020, 240 p., 18 € 50 — Lire un extrait