« Légitime, c’est un très beau mot légitime. » Tels sont les mots d’Edmund, le « bâtard », qui cherche à prendre la place de son frère Edgar, « la place du haut : celle du légitime ». (Shakespeare, Le Roi Lear, traduction d’Olivier Cadiot, P.O.L, 2022). C’est vrai que c’est un beau mot légitime, comment ne pas être séduit par la beauté et la force de ce qui est fondé, juste et équitable. Et c’est peut-être cela qui frappe immédiatement à la lecture de cet article de Robin Lagarrigue publié le 27 janvier 2023 dans la Revue des deux mondes, « Ernaux – Houellebecq : les mêmes passions tristes ? », l’absence de légitimité.

Le commerce de la pensée a ceci de commun avec le commerce des détergents que l’on y fait volontiers passer la nouveauté pour l’innovation. Il a ceci de différent que les marques y sont très mal protégées. N’importe qui peut se dire philosophe (ou penseur). N’importe qui peut y ajouter « populaire ». N’importe qui peut qualifier de « populaire » n’importe quoi. Michel Houellebecq et Michel Onfray ne sont pas n’importe qui. C’est pourquoi leur récent dialogue paru dans la revue Front Populaire n’est pas n’importe quoi, bien que ce qui s’y dit le soit.

Depuis jeudi midi, la France est jetée dans un rare émoi. L’attribution à la mi-journée du prix Nobel de littérature à Annie Ernaux a fait l’effet d’une véritable tempête. Si, à l’instar de l’académie suédoise, le monde entier salue chez la romancière française son sens aigu de l’observation sociale ainsi que la mémoire interpersonnelle que son écriture, à l’unisson d’une société qu’elle traverse, sait porter, l’accueil en France se montre nettement plus mitigé. Agité, il se révèle profondément divisé, clivé, fêlé. Comme si, plus largement, l’annonce de la distinction d’Annie Ernaux rejouait toutes les fractures littéraires, nationales et politiques qui, depuis bientôt quelques courtes années, agitent le débat public et dont, à son corps défendant, Annie Ernaux serait, depuis la littérature même, l’incarnation la plus accomplie : à la fois le symbole patent et le symptôme latent.

Il y a des surprises désagréables. Celle, par exemple, de voir son livre cité par la directrice d’un cabinet de conseil et le vice-président d’un géant de l’informatique, en tête d’une tribune censée mettre en garde les bons citoyens contre les périls du métavers. La pensée-marchandise avoue sa misère : nos hauts dirigeants en sont réduits à piller leurs ennemis, aussi modestes soient-ils.