Short story : Courir de Jean Echenoz

Jean Echenoz © Dominique Bry et Christine Marcandier

« Émile est inégalé, Émile est inégalable. Pendant les six années, les deux mille jours qui vont suivre, il sera l’homme qui court le plus vite sur Terre en longues distances. Au point que son patronyme devient aux yeux du monde l’incarnation de la puissance et de la rapidité, ce nom s’est engagé dans la petite armée des synonymes de la vitesse. Ce nom de Zatopek qui n’était rien, qui n’était rien qu’un drôle de nom, se met à claquer universellement en trois syllabes mobiles et mécaniques, valse impitoyable à trois temps, bruit de galop, vrombissement de turbine, cliquetis de bielles ou de soupapes scandé par le k final, précédé par le z initial qui va déjà très vite : on fait zzz et ça va tout de suite super vite, comme si cette consonne était un starter. Sans compter que cette machine est lubrifiée par un prénom fluide : la burette d’huile Émile est fournie avec le moteur Zatopek.

C’en serait même presque injuste : il y a eu d’autres grands artistes dans l’histoire de la course à pied. S’ils n’ont pas eu la même postérité, ne serait-ce pas, que chaque fois leur nom tombait moins bien, n’était pas fait pour ça, ne collait pas aussi étroitement que celui d’Émile avec cette discipline – sauf peut-être Mimoun dont le patronyme sonne, lui, comme souffle un des noms du vent. Résultat, on les a oubliés, ce n’est pas plus compliqué, tant pis pour eux.

C’est donc peut-être au fond ce nom qui a fait sa gloire, du moins puissamment contribué à la forger, on peut se demander. Se demander si ce n’est pas son rythme, son balancement qui font qu’il parle encore à tout le monde et fera longtemps encore parler de lui, si ce n’est pas lui qui a fabriqué le mythe, écrit la légende – les noms peuvent aussi réaliser, à deux seuls, des exploits. Mais enfin n’exagérons rien. Tout ça est bien joli sauf qu’un patronyme, on peut lui faire dire ou évoquer ce qu’on veut ».

Tout le roman d’Echenoz se donne et s’esquive dans cette page extraite du chapitre 13, dans son ironie jubilatoire sur les mots, qui se moquent de leurs doubles sens, dans son rythme si particulier, dans sa manière de mettre à distance (non) respectable les mythes tout faits pour forger une autre histoire, dans ses refus aussi, en particulier celui du nom : Zatopek. Il n’est pas sur la couverture du livre, n’en déplaise à Pierre Assouline, il est omniprésent dans son absence, comme lorsqu’Emile voit pour la première fois dans un journal local « ce drôle de nom qu’il ne connaissait pas sous cette forme imprimée, qu’il n’avait jamais vu comme ça, drôle d’effet de se retrouver avec cette nouvelle identité publique » (p. 20).

Le nom Zatopek n’apparaît qu’à la page 93 du livre, pour s’effacer presque aussitôt. Le personnage est en revanche Émile, avec un e, francisé, pour permettre la distance fictionnelle et dire l’appropriation de la légende par l’écrivain Echenoz. Mais c’est aussi le prénom plutôt que le nom, dans sa familiarité, sa proximité, sa singularité. Émile, sujet d’une biofiction : une vie imaginaire bien sûr, premier sens du mot, mais, surtout, un roman du nom, patronyme, gros titre en Une, étiquette et affiche de propagande. Car Emile est aussi, depuis Rousseau, le nom consacré du personnage soumis à une éducation : celle du personnage d’Echenoz est pour le moins pesante. Né  en Moravie, en 1922, Émile est pris dans les chaos de l’histoire mondiale, faisant de la Tchécoslovaquie l’espace même de ses tensions, un pays soumis aux Allemands puis aux Soviétiques. Émile, éduqué malgré lui. Qui se forge un nom de victoire en victoire, — ce faisant « il a gagné un surnom. La Locomotive » —, auquel on vole son nom pour en faire un étendard du « communisme en marche », comme on vend le tableau d’affichage des JO d’Helsinki au chapitre 13 du roman. Émile qui s’habitue à croiser ses idoles, à voir en eux des « types normaux » et non des « noms scintillants de gloire », qui apprivoise aussi son propre patronyme, scandé, répété par la foule ou les journalistes, « les gens ont l’air de croire qu’il ne le connaît pas lui-même car on le lui répète sur tous les tons, comme pour l’en informer ».

Echenoz efface Zatopek et écrit Courir, narre Émile. De cette histoire connue – qui ignore le nom de Zatopek ? – Echenoz fait une short story, un court roman en 20 brefs chapitres, à l’ironie enjouée, indirecte. Le narrateur ne s’autorise à dire « je » qu’une seule fois, interpellant son lecteur dans la foulée : « Je ne sais pas vous mais moi, tous ces exploits, toutes ses victoires, ces trophées, on commencerait peut-être à en avoir un peu assez. Et cela tombe bien car voici qu’Emile va se mettre à perdre » (p. 106). Tout au long du roman, hormis cette courte incise, il distille un regard distancié, presque nonchalant, d’autant plus incisif, par des formules orales, des ruptures de construction, des modalisateurs pléonastiques (la récurrence des « peut-être… un peu »), construisant peu à peu, « l’air de rien », un roman étrange, novateur, qui ne ressemble à rien de ce que l’on a pu lire.

Il serait tentant de résumer Courir en se focalisant sur sa dimension biographique. Mais ce n’est pas une biographie. Il serait rassurant de se concentrer sur la portée historique du texte, inédite chez Echenoz, sur sa manière de montrer comment un régime a pu exploiter la carrière d’un sportif avant de tenter de le détruire, après son ralliement au printemps de Prague, le radiant de l’armée, le déportant pendant six ans comme manutentionnaire dans des mines d’uranium, avant de le condamner à une autocritique et de l’enterrer, au moins symboliquement, dans les sous-sols du Centre d’information des sports. Simple de lire dans Courir la démonstration édifiante du lien essentiel du sport et de l’idéologie. Mais ce roman n’est rien de tout cela ou tout cela à la fois. Comme l’écrit Echenoz d’Émile à la page 130, « c’est compliqué ». Limpide et complexe. Courir, au-delà d’un texte, est une musique, non mélodique mais rythmique. Courir est aussi un dessin, une vignette, un portrait en traits sobres et économes. C’est une abstraction, dont le coureur de fond, double de l’écrivain, donne la clé au chapitre 18 : Émile craint que le public australien « ne soit pas très habitué aux épreuves athlétiques, peu sensible à la grâce de leur simplicité, plutôt porté vers des sports moins abstraits ». Émile est l’homme de cette discipline. Il est sa discipline : il court sans cesse, il se soumet à un entraînement constant, presque inhumain, mécanique. Il est cette abstraction, cette « grâce » de la « simplicité ».

Emile est aussi la figure du style d’Echenoz – « bizarre », malgré son évidente familiarité -, celui qui ne fait « jamais, jamais rien comme les autres même si c’est un type comme tout le monde » (p. 53). Certes, Echenoz écrit dans la foulée d’Émile, se coulant dans le rythme heurté et syncopé de ses courses, mimant jusqu’à la boucle du stade. L’incipit du chapitre final (« Les Soviétiques sont entrés en Tchécoslovaquie. Ils y sont arrivés par avions et en chars d’assaut ») reprend l’incipit inaugural (« Les Allemands sont entrés en Moravie. Ils y sont arrivés à cheval, à moto, en voiture, en camion »), cercle vicieux d’une Histoire qui se répète, ne modifiant que les noms – ainsi la Tchécoslovaquie « a changé d’étiquette : de démocratie populaire, (elle) est devenue république socialiste, on ne voit pas bien la nuance, mais bon. Rien de bien neuf, toujours aussi peur, toujours aussi froid, tout ça traîne toujours dans la grisaille et la désespérance, les files d’attente et les lettres anonymes » -, ainsi l’histoire privée : manutentionnaire de l’usine Bata au début de sa vie, Emile devient manutentionnaire dans une mine d’uranium à la fin de son parcours, « ce qui pourrait lui rappeler ses affectations chez Bata, sauf qu’on y plaisante encore moins ». L’histoire a cette ironie détachée, comme lorsque la carrière de Zatopek amorce son déclin à… Berne (chapitre 9). Echenoz raconte comme on court, l’histoire s’écrit comme on tourne en rond dans un stade. Mais il écrit surtout d’une manière paradoxalement abstraite, alors que sa langue se donne comme familière, alors qu’il travaille sur un personnage connu, sur des exploits qui ont fait la Une des journaux. On oserait presque affirmer qu’il travaille ici hors piste, et de fait hors de toute pratique littéraire éprouvée, comme Émile à la « manière de courir impossible », au « style impur », « tout en tempos rompus, subtils changements de vitesse », tout son corps semblant « une mécanique détraquée, disloquée ».

EchenozJean Echenoz se refuse à toute psychologie, tout discours – sinon ironique et décalé – sur l’Histoire et l’histoire. Il travaille sur le visible, ou, pour mieux dire et se jouer des mots de cette époque, sur le manifeste. Il efface, abstrait, enlève date et chiffres, chronos précis des performances de son coureur de fond, il retire toute la pesanteur de la documentation consultée pendant des mois sur Zatopek pour ne garder qu’une figure, à laquelle il retire jusqu’à son nom, sans idéalisation ou héroïsation de pacotille. Zatopek, c’est Émile, sa gabardine, ses vêtements de sport délavés, son sourire plein de longues dents, ses rictus en course, son bonnet de laine à pompon. Émile, héros populaire, symbole passif d’un régime, qui trouve sa liberté dans la course. Sans révolte ni pose.

Le propos de Courir est sans doute là : comment construire du romanesque à partir de l’ordinaire, du répétitif (des entraînements, des courses, des victoires, puis des échecs) ? Ce lien du quotidien et de l’extraordinaire est interrogé au chapitre 14 : il va bien arriver un « jour où l’extraordinaire deviendra quotidien, il ne sera plus extraordinaire du tout » (p. 100). Zatopek est la figure du paradoxe — il avait le sport « en horreur », il a accumulé victoires et records ; il s’engage presque passivement dans le printemps de Prague de même qu’il était une icône malgré lui du régime communiste —, Émile porte un discours hors des normes, il est en ce sens un personnage littéraire, une de ces « machines à fiction » qu’Echenoz déclare aimer à monter, sous la forme d’une machine à courir, « un moteur exceptionnel sur lequel on aurait négligé de monter une carrosserie ».

Émile n’a « l’air de rien », il agit « l’air de rien » (p. 38), il peut tout. Il est faussement désinvolte, comme cette prose tendue, vive, nerveuse et singulière, insaisissable, musique du rien, semblant dire « je m’en vais » à chaque instant, refusant tous les codes admis (biographie, politique, historique) pour mieux les fondre et les dépasser. Ni glose, ni pose, une prose unique.

Jean Echenoz, Courir, Éditions de Minuit, 2009, 142 p., 13 € 50 — Le dossier jean Echenoz sur Diacritik