Philippe Vasset : l’aérotrain, « accélérateur de fictions » (Une vie en l’air)

Aérotrain

Philippe Vasset est un explorateur inlassable du monde comme de nos cartographies imaginaires, qu’il s’agisse de zones blanches et cartes muettes ou des réseaux saturés du monde physique comme numérique. La géographie est au cœur des fictions qu’il arpente, en témoigne son dernier livre, Une vie en l’air, dont la forme dérive du lieu, et pas n’importe lequel, « un long trait de béton, tendu à sept mètres de hauteur », la piste de l’aérotrain dans la Beauce, « ce portique (…) dont je n’ai jamais su me défaire » : « dès l’origine, l’édifice fut un accélérateur de fictions ».

Depuis l’enfance et la quasi flaubertienne « apparition » du « monument », l’aérotrain imaginé par Jean Bertin, testé sur une rampe de 18 km entre Saran et Ruan, est pour Philippe Vasset un point fixe et obsessionnel, un lieu à la fois géographique et mental. L’imaginaire dont l’aérotrain est la piste d’envol se métamorphose au fur et à mesure que l’enfant puis l’adolescent font place à l’adulte et l’écrivain — la barre de béton sera tour à tour fantasmée comme un quai d’amarrage pour dirigeables, un tremplin pour deltaplanes à roulettes ou une œuvre d’art, avant de devenir le creuset de toute l’œuvre de Vasset, « l’horizon de mon territoire de phrases ».

L’aérotrain est un punctum, pour l’homme, pour l’écrivain qu’il est devenu comme pour le livre qu’il compose justement, passant lui aussi d’un mode discursif à un autre (enquête, récit, reportage, confession, analyse, métafiction) manière de figurer, dans le corps même du texte, l’infinité labilité de l’aérotrain depuis une permanence têtue.

Monumentare et legendere

« Monument », donc, que cette rampe sur laquelle Jean Bertin et son équipe testèrent leur motrice sur coussin d’air dans les années 60 (avant que le projet soit abandonné dans les années 70 au profit du TGV) : un monument au sens non monolithique du terme, soit un édifice qui est tout autant un lieu réel qu’un espace de l’imaginaire, un feuilleté de fictions (entre palimpseste et mosaïque), un concentré de géographies comme de temporalités, un trait de béton objectif et subjectivé (avec ce rêve de possession qui sous-tend l’ensemble du récit) :

« Mon monument était une ruine du futur, le vestige d’un avenir radieux qui n’avait jamais été » (p. 18), « une utopie avortée » (p. 25).
« J’y ai éprouvé tant de choses que mes souvenirs se mélangent sans que je parvienne à reconstituer une succession. Sur le rail, tout est simultané, tout a toujours lieu, encore et encore et mes avatars, passés ou futurs, ne se gênent pas pour prendre la parole à ma place » (p. 21).
« Archipel, l’aérotrain échappait à l’espace, mais également au temps. Depuis que j’avais, enfant, identifié sa silhouette, celle-ci n’avait pas changé : c’était un lieu persistant, clos sur son échec et son inutilité » (p. 122).

La rampe de béton répond d’une multiplicité identitaire, elle est l’objet de toutes les métamorphoses, tour à tour rhinocéros et « squelette de baleine » ou installation d’art contemporain, « un ready-made gigantesque », « une sculpture en plein air ». Elle est aussi le support de toutes les réinventions de soi pour l’écrivain. Elle est ce qui refonde la langue, avec ce syntagme « avoir toujours lieu » dans un sens tout autant géographique que temporel ou littéraire. Elle est l’invention d’une conjugaison, un irréel du futur et/ou un passé recomposé, si ces temps néologiques pouvaient rassembler imparfait, présent et conditionnel, puisque de futur l’aérotrain n’aura pas, sinon dans l’imaginaire d’un Philippe Vasset possédé et hanté, une passion qu’il transmet à son lecteur. C’est en cela que ce rail est étymologiquement un monument (ce qui invite à se souvenir et penser) comme une légende (ce qui doit être lu).

Si tout est mesurable (18 kilomètres de rail à 7 mètres de hauteur, 900 piliers, etc.), datable et situable sur une carte, tout est aussi hors temps et hors sol. La rampe est un univers tout autant parallèle (elle double le chemin de fer Orléans-Paris et la N20) que central (entre la terre de la Beauce et le ciel traversé d’avions), elle est au sens concret comme spirituel du terme « transports », avec les envolées de l’enfant qui, accédant au rail par un escalier, réalise son « fantasme de monte-en-l’air », son « rêve de funambule » et ses échappées dans les romans d’aventure qu’il dévore, assis sur sa ruine du futur.

Ce lieu, c’est comme si Jules Verne rencontrait Arsène Lupin, comme si le Calvino du Baron perché croisait le Gracq d’Un balcon en forêt — ici c’est un « balcon de béton » sur lequel se déroule une « vie perchée ». Le lieu réel se mue en espace imaginaire, il est « un décor peint prolongeant mes lectures comme si le rail de béton n’était finalement qu’une interminable étagère, une bibliothèque horizontale rassemblant, sur son métrage démesuré, tous les textes que j’avais aimés, et les feuilletant au vent ». La bibliothèque livresque (romans et BD) est accompagnée d’une véritable médiathèque de vidéos YouTube et d’un juke-box, depuis l’épigraphe initiale empruntée à Bronski Beat ou, bien sûr, Étienne Daho, dès le titre du livre, à New Order, en passant par Depeche Mode, Kylie Minogue ou Soft Cell.

Brouillage des genres par un « toxicomane de l’aérotrain »


Une vie en l’air
est un texte qui, comme le lieu qui l’inspire et le hante, échappe aux catégories et aux genres. Il tient d’abord du document, enté sur une enquête serrée, rassemblant des archives, des documents, des entretiens, pour tenter de répondre à une énigme : Pourquoi ce projet phare des années pompidoliennes a-t-il été abandonné et sacrifié sur l’autel du TGV, au nom de quel « complot industriel » ? En quoi cet arrêt des tests a-t-il été à l’origine de la mort d’un inventeur génial, Jean Bertin ? En quoi ce train futuriste est-il le métonyme d’une ère d’inventions, d’un « territoire accéléré » et « géométrique » (lotissements, trains à grande vitesse) ? Pourquoi certaines fictions, dont la Space Oddity cette même année 69 de construction de la plateforme du Loiret, sont-elles devenues des réalités, mais pas celle-là ?

Le texte est aussi l’atlas des occupations du lieu au fil du temps : terrain d’essais technologiques, espace de raves, de rencontres (familiales comme sexuelles) ou support des revendications les plus contradictoires (affichages de banderoles pro-peine de mort ou anti-mariage pour tous comme lieu de résistance au projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes). La rampe de béton est un palimpseste politique, soit la « camera obscura » depuis laquelle le monde se révèle.

Et au sein de ces Situations s’inscrit la principale occupation des sols, celle de Philippe Vasset lui-même, narrant son existence depuis ce lieu, confessant ses obsessions, les détours d’une vie hantée, muant l’enquête sur un lieu en quête de soi, relisant même l’ensemble de son œuvre depuis un espace qui est celui de son origine, tout ensemble carte muette, livre blanc, exemplaire de démonstration, conjuration, légende et journal intime, en bandes alternées, soit l’aérotrain au sens propre machine du récit, une arme de déstabilisation massive des frontières de la fiction.

« Habiter, comme écrire, c’est travailler une énigme »

Si l’aérotrain est un « lieu persistant », ce serait donc au sens d’une persistance rétinienne, d’un espace qui hante l’écrivain comme son œuvre, qui est ce centre, longtemps non explicite, depuis lequel tout pourtant se déploie, les textes publiés comme ceux écrits en marge (un catalogue rédigé durant un an sur la sculpture qu’est l’aérotrain ; une collection de routes, ponts, viaducs et autres rocades fermées), comme si tout venait de ce lieu, d’ailleurs présent sous forme de miniature et fétiche sur le bureau de l’auteur qui a récupéré en 2007 un morceau des 120 mètres d’un tronçon détruit lorsque commencèrent des travaux pour établir l’échangeur autoroutier de Courtenay.

Longtemps évité dans l’œuvre, alors que tout le dit, désormais menacé de destruction, l’aérotrain doit trouver un refuge et être à jamais habité, au sens que Philippe Vasset donne à ce verbe.
Habiter, c’est-à-dire « trouver, dans l’espace, une zone de coïncidence avec son périmètre mental » et faire du lieu « la surface d’inscription d’un rêve ».
S’inspirant d’une série de « fictions environnementales » comme d’une « sorte de contre-histoire » de la littérature « jalonnée de textes que leurs auteurs avaient conçus non comme des objets mais comme des lieux » (A Rebours, Les Eaux étroites, L’Île de béton, I.G.H), Philippe Vasset se met à l’ouvrage.
Longtemps l’architecture même du « mausolée » lui échappe pourtant : « pas plus qu’il n’offrait d’espace, le viaduc ne proposait de direction. Sur cette dorsale amputée, la langue faisait du surplace ».

C’est en comprenant que l’aérotrain n’est ni une utopie ni une hétérotopie mais ce qu’il définit comme une phanérotopie, « néologisme qui désignerait un emplacement capable de transformer l’espace alentour » que Philippe Vasset parvient enfin à composer Une vie en l’air, dans son paradoxe et son hétérogénéité, à la fois origine de l’œuvre et son point d’aboutissement : en ce sens, ce livre est une « rampe » et une « machine », un seuil indépassable, « monument » achevé et qui pourtant s’édifie tout au long de notre lecture, une « chambre, mais noire ou d’écho. Il fallait s’en saisir et lancer, comme les trains, mes phrases sur les étendues ».

C’est à cette invitation au voyage que sont conviés les lecteurs d’Une vie en l’air, sur une mélodie dont on se permet d’imaginer, puisque désormais le texte est notre rampe imaginaire, qu’elle ne serait plus empruntée à Daho mais Bashung, pour faire « saison dans cette boîte crânienne » et « d’estrade en estrade » prendre « des trains à travers la plaine ».

Philippe Vasset, Une vie en l’air, Fayard, août 2018, 192 p., 18 € — Lire un extrait