« Si vous étiez naufragée sur une île déserte, où il était pourtant possible de projeter des films, lesquels emmèneriez-vous ? »
Gena Rowlands : « Je ne pense pas que prendrais Une femme sous influence ; il est tellement bouleversant. Et Love Streams m’attristerait trop : c’est le dernier film que John et moi avons fait ensemble. J’emmènerai probablement Gloria ; c’est un film qui me donnerait l’impression d’être forte. Il m’aiderait à survivre. »
Gena Rowlands, Mable, Myrtle, Gloria… et les autres, Stig Björkman, Éditions Cahiers du Cinéma
Au son des plaintes d’un saxo sur fond de cordes seventies, l’œil de la caméra de John Cassavetes plane sur New York City dans la nuit, flotte entre les gratte-ciel illuminés, contourne la statue de la Liberté dont le flambeau, paraît-il, appelle les pauvres et les exténués. L’œil glisse sur l’eau, découvre Manhattan à l’aube. Un Manhattan de 1980, d’après-guerre du Vietnam avec encore ses tours jumelles. La mélodie se durcit. Le jour est levé. La fourmilière des hommes s’agite dans la ville aux camaïeux de gris. Tel le regard subjectif des anges de Les Ailes du désir de Wim Wenders ou la volée des cloches dans le ciel de Breaking the Waves de Lars von Trier, John Cassavetes semble en appeler au divin quand il présente avec la distance du vol de l’oiseau le théâtre de son intrigue : la grosse pomme, vingt siècles après l’Eden.
C’est là qu’un drame digne des temps antiques va se jouer. La caméra nous prévient. Par deux fois pendant l’ouverture de Gloria, elle témoigne de l’effervescence du Yankee Stadium. Arène bruyante, présente en arrière-plan pendant le massacre de la famille Dawn par des représentants de la Mafia. De cette tuerie, ne survit que Phil, âgé de 6 ans. Avant de mourir, son père, comptable de l’organisation criminelle et balance pour le FBI, donne à son fils un livre compromettant. Un testament empoisonné qu’il compare à la bible tout en hurlant à l’enfant ce commandement de misanthrope : « Sois un homme. Sois dur. Ne fais confiance à personne ! ».
La mère, effarée dans son chemisier panthère, court-circuite la stérilité du discours patriarcal. Avec l’instinct de conservation d’un fauve traqué, elle confie son enfant à Gloria, une voisine venue demander du café. Avant de périr sous les balles, elle donne une seconde fois la vie à son fils. Mieux, elle lui lègue, via le courage et l’abnégation de Gloria, le double pouvoir de la mémoire. La force de la mémoire habitude et la sensibilité de la mémoire souvenir, composantes vitales à l’élaboration de tout être humain. La mémoire habitude, caractérisée dans le film par la résistance des corps de Phil et de Gloria, par la vitalité inaltérable dont ils font preuve dans la jungle urbaine, se nomme aussi mémoire primitive. Elle est vouée tout entière à l’attention de la vie et de la survie. Pli inconscient pris par le corps, elle répond à l’immédiateté d’une situation grâce à un réseau subtil d’actions et de réactions. À l’image de cette séquence où Gloria et Phil sont attablés, face à face, dans un snack. Phil lance : « Tout va de travers ! ». Il joue à l’homme, traite Gloria de dure à cuire, la menace d’une séparation possible. La femme se rebiffe. Le ton monte. Soudain, Gloria saisit le livre des mains de l’enfant. Elle se lève, et pointe le canon de son revolver vers une autre table où se sont assis, discrètement pendant la scène, les mafiosi. Gloria les désarme avec éclat. Déclenche ouvertement les hostilités en traitant de « minables » toute la bande de machos.
Dans cette longue séquence, la mise en scène de John Cassavetes s’acharne à débusquer chaque frémissement de la violence, à traquer chacune de ses manifestations : le rejet du petit garçon, l’énervement de Gloria, l’irruption de la clique ennemie, et même la mauvaise volonté de la barmaid. Fort de cette surenchère d’actions et de réactions, le cinéaste dilate à l’extrême l’instant présent. À l’intérieur de cet espace-temps, il ne cesse de questionner, bousculer, intensifier le relief de sa narration en privilégiant le surgissement et l’éclatement de la mémoire habitude dans un contexte de crise aiguë.
Lors de la dernière séquence du film, Phil, face à une tombe inconnue dans un cimetière, laisse libre cours à sa mémoire souvenir qui se transforme en hallucination. Dans son rêve éveillé, Gloria sort d’une voiture noire. Elle est déguisée en grand-mère endeuillée. Elle jauge Phil du regard. L’enfant ébahi n’en revient pas de la voir vivante. Au ralenti, le petit garçon s’élance vers Gloria. Ils s’étreignent. Pour la première fois, s’abandonnent à la tendresse, à la fusion des corps. L’hallucination de Phil défie les lois du temps puisqu’il retire le déguisement de Gloria, à la fois grand-mère et mère dans sa perception. L’émotion du dernier plan séquence accentuée par la bande originale composée par Bill Conti atteint le spirituel, car elle conclut un combat où la mémoire primitive a déjoué tous les pièges de l’adversité, triomphé de la fatalité. Parmi les pierres tombales, au nom de tous les morts de Phil, la mémoire souvenir de l’enfant rescapé peut enfin jaillir dans un imaginaire lyrique et puissant, un élan formidablement vivant.

Gloria a peu de choses en commun avec la Mable d’Une femme sous influence ou la Myrtle d’Opening Night. Elle n’a pas l’ambition d’être une bonne épouse comme Mable, ne ressent pas la vocation d’actrice comme Myrtle. Non taraudée par le désir maternel, elle tient à distance les affres de la névrose et les ravages du désespoir face à l’envol du temps. Les pieds sur terre, Gloria ne flotte pas. Dans sa jeunesse, elle a pu être la Jeannie de Faces ou encore l’une des girls autour du gangster Ben Gazzara dans Meurtre d’un bookmaker chinois.
Ancienne choriste et danseuse, call-girl à l’occasion, Gloria a fricoté avec la Mafia, s’est entichée de l’un des leurs, a connu la prison pour ça. Gloria est une « fille » éternelle, indépendante, une costaude qui a roulé sa bosse. Maintenant, elle peut rouler sur l’or avec un chat pour compagnon, un coffre à la banque et des vêtements de premier choix.
Dès sa première apparition, Gloria, la clope au bec, vêtue d’un trench avec sac à main, d’un pyjama avec paire de chaussures à talons hauts, ressemble à une artiste pas vraiment prête pour son entrée en scène. Dans l’embrasure de la porte, elle regarde sans broncher la famille Dawn s’agiter devant elle comme une volière à cran. La mère lui colle dans les jambes un partenaire âgé de 6 ans, Phil. Le gamin va propulser Gloria dans la lumière. Dernier tour de piste avant qu’elle ne s’enfonce dans la nuit.
Gloria la grande fille classe aux cheveux pleins de soleil et Phil le petit homme brun au visage simiesque. La partition de ce duo de tragédie repose sur le registre de la comédie prêté souvent aux couples qui s’aiment, mais que tout oppose. Atavisme mafieux oblige, Phil joue les mecs, les patrons, veut mater cette « petite conne » imposée par le destin. Gloria, à l’automne de sa vie, connaît par cœur la faiblesse et la vanité des hommes de 6 à 77 ans. Elle voit venir de loin le morveux, lui assène qu’elle fait 30 kilos de plus en l’éjectant du lit. Phil est K.O. dès le premier round. Le sourcil chafouin et la tête engoncée dans les épaules, il revient dormir à côté de Gloria qui s’en fout. Elle lui a tourné le dos dans son kimono écarlate.

Comme Hubert de Givenchy pour Audrey Hepburn dans Diamants sur canapé de Blake Edwards et Charade de Stanley Donen, Pierre Cardin pour Jeanne Moreau dans La Baie des anges de Jacques Demy et Eva de Joseph Losey, Yves Saint Laurent pour Catherine Deneuve dans Belle de jour de Luis Buñuel et La Sirène du Mississipi de François Truffaut, Emmanuel Ungaro crée les costumes de Gena Rowlands dans Gloria. Dans ces œuvres de cinéma où l’actrice est reine, l’art d’un grand couturier révèle la psychologie du rôle féminin.
Pour entrer en guerre contre la mafia, Gloria porte un tailleur de satin gris et une blouse de soie rouge. À son cou, une montre pendentif en or. Le gris métallisé du satin n’est pas sans rappeler la flamboyance des armures des saintes combattantes. Le rouge de la blouse, couleur de la colère et de la passion, fait référence au sang qui coulera jusqu’à l’issue fatale. Quant au bijou, il indique que les jours de Gloria sont comptés.
Dans la première séquence de cimetière, Phil prie pour les siens devant une tombe inconnue. Gloria porte le même tailleur, mais en satin noir. C’est décidé. Elle n’hésite plus à secourir l’enfant. Elle fera tout pour lui sauver la vie, même si une femme seule ne peut combattre la Mafia tout entière. Parmi les sépultures, décor funèbre et prémonitoire, Gloria porte le deuil d’elle-même. Dès lors, le rouge et le noir ne cesseront d’envelopper le corps de Gena Rowlands.
La dernière tenue de Gloria se compose d’une robe de soie. Sur le tissu noir, une pluie de petites fleurs rouges et jaunes. Linceul orné d’une gerbe mortuaire aux couleurs du sang et de la lumière. Le jaune du col et de la ceinture s’accorde avec l’auréole blonde des cheveux de l’héroïne. Parée de la couleur de la liberté intérieure et de la spiritualité, Gloria entre dans le royaume des cieux par la grande porte. Elle sanctifie par son sacrifice les enfants esseulés d’une Amérique corrompue, impitoyable. Pays en roue libre comme le symbolise si bien l’imprimé de la chemise de Phil aux couleurs du drapeau yankee. Dans Gloria (titre hommage à Gloria Swanson, la grande star du muet, héroïne de Sunset Boulevard de Billy Wilder), John Cassavetes déconstruit le rêve colporté par Hollywood et ses studios. Il fait passer son cinéma à l’Est, à New York City. Là, il recrée le boulevard du crépuscule sur lequel les acteurs ne sont plus des fantasmes épinglés en Technicolor, mais des êtres ordinaires de chair et de sang saisis sur le vif par une caméra à l’épaule.
Gloria de John Cassavetes, 1980, 1h56, avec Gena Rowlands, Buck Henry, John Adames, Julie Carmen. Combo Blu-ray DVD, édition collector, Wilde Side Vidéo, 2022.