Johan Faerber : « Le contemporain n’est ni une licorne ni un éléphant rose » (Après la littérature)

Après la littérature. Écrire le contemporain, signé Johan Faerber, paraît demain. Il est difficile de qualifier ce texte : essai ? roman critique d’un contemporain que d’aucuns se complaisent à nier ou à masquer ? Après la littérature est d’abord un constat sans concession, le refus des discours ambiants (alarmistes ou trompeurs) sur une littérature française contemporaine en voie d’extinction.
C’est surtout un texte engagé, énergique, d’une verbe irrésistible, proprement scandaleux au sens étymologique du texte : un petit caillou, une pierre d’achoppement, nous invitant à re-lire ce que nous ne voyons pas, ce contemporain pourtant si présent. L’occasion rêvée d’un entretien.


Ton essai, Après la littérature. Écrire le contemporain, est violemment engagé et puissamment polémique. Ce registre est-il lié à une forme de colère, en réaction à certaines publications (dont la tribune de Donald Morrison dans le Time en 2007) ou est-il une manière de sortir notre rapport au contemporain d’une forme de léthargie ou de défaitisme morne, pour réveiller les morts ?

A l’origine en effet de ma réflexion dans Après la littérature, il y a le souhait de m’inscrire en faux contre deux idées récurrentes comme autant de clichés d’époque qui traînent partout depuis la fin des années 1990. Ces deux idées ont la particularité d’être deux inébranlables postulats qui viennent nier avec une rare violence notre contemporain. Le premier préjugé consiste à répéter à l’envie que « la littérature est morte », et le second consiste à dire qu’il n’existe pas de littérature contemporaine. D’un préjugé l’autre, il s’agit de nos jours, pour beaucoup (aussi bien des écrivains, des critiques que des universitaires) de clamer que nous vivrions un non-temps de littérature, un temps mort dans l’histoire au cours duquel il n’y aurait plus de grands écrivains, plus d’écriture. Notre contemporain n’existerait ainsi pas, comme si nous endurions un grand moment de confiscation du monde et de l’écriture. Un moment inouï où la littérature française serait morte : comme si depuis la fin du 20e siècle, nous vivions dans un trou de l’histoire. C’est le constat en effet devenu célèbre d’un Donald Morrison qui titrait en 2007 dans l’édition européenne de Time que « la culture française est morte ».

On ne peut manquer d’être surpris par une idée aussi violemment réactionnaire à laquelle vient s’ajouter une autre stupeur, celle qui entend considérer cette mort même de la littérature comme une baliverne, une simple fable, une rumeur erronée dont on pourrait aisément faire fi et qui n’offrirait de fait aucun fondement. Il suffirait de chasser la mort de la littérature comme on se réveille d’un mauvais rêve. Pourtant les morts reviennent toujours, surtout au grand jour car, loin d’être un mythe ou encore une légende urbaine, cette mort de la littérature a bien eu lieu. C’est ce que j’ai voulu prendre au sérieux dans l’ensemble de mon essai dans la mesure où, selon moi, écrire aujourd’hui, c’est écrire dans un grand Après, dans un présent inouï où la littérature est bel et bien morte et où elle a disparu. Ainsi, ce que j’ai voulu montrer, c’est qu’à rebours de ces préjugés, écrire aujourd’hui ne débute qu’au moment même où écrire consiste à prendre précisément en charge cette mort, consiste à comprendre que la littérature est derrière nous, et qu’il faut recommencer l’écriture depuis cette faillite même. Nous vivons un temps de post-littérature : tel est le grand cri de cet essai qui entend tordre le cou aux discours apocalyptiques sur la littérature et le contemporain.

Nous vivons l’ère de l’Après littérature mais encore faut-il pouvoir l’affirmer car, tu as parfaitement raison, c’est cette démission critique devant le contemporain qui m’a fait réagir. La critique n’est pas une guerre, c’est un combat : c’est le sens que la polémique doit avoir, celui de l’émergence de concepts par friction à d’autres. Car je crois que nous ne vivons pas qu’une mort de la littérature dont l’écriture contemporaine pourtant revient et entend revenir. Nous vivons également une autre mort, plus profonde et violente : la mort de la critique dont nous n’avons pas encore bien pris l’effroyable mesure. C’est de cela dont mon essai cherche, comme il le peut, à revenir, en réagissant à tous ces discours lénifiants de négation du contemporain. Il faut aussi que nous nous donnions les moyens de vivre une Après critique : c’est là mon souhait le plus profond.

Ton essai est tout sauf une théorie désincarnée. Tu cites, précisément, ce à quoi et à qui tu t’opposes. Tu donnes les noms de ceux dont tu refuses les diagnostics de Cassandre et laisses entendre ton indignation contre d’autres pharmaciens qui ne voient dans la littérature qu’une posologie de confort (réparer, consoler, etc.).
Il me semble que ces attaques sont à comprendre au-delà du plaisir de la polémique ou du « buzz », pour user d’un affreux vocable médiatique. Elles ne sont pas scandale mais éthique : enfoncer le coin au cœur du problème, nommer pour rendre visible ce que nous manquons. Je me trompe ?

Il m’est apparu très tôt qu’il était important, afin de mettre en lumière notre époque, de dissiper avant tout les ombres qui peuvent l’entourer et notamment les discours autour du contemporain qui en empêchent sa venue. C’est ainsi que j’ai été conduit, comme je le déploie en détail dans l’essai, à distinguer deux morts de la littérature : une mort de la littérature discursive, celle réactionnaire, proclamée par un certain nombre d’instances journalistiques et universitaires ; et une mort de la littérature poétique, de la littérature qui est précisément l’Après littérature, ce moment où les écrivains reviennent d’une mort de la littérature effectivement advenue.

Rassemblant, comme tu le dis bien, les diagnostics et autres prophéties des Cassandre médiatiques, il y aurait ainsi cette mort discursive de la littérature que je nomme l’incontemporain et dont j’expose dans mon propos les stratégies délétères et les modalités de terreur sociale et universitaire. Ce sont notamment les discours puissamment réactionnaires d’un Antoine Compagnon, chantre de la grandeur disparue de la littérature. Je le nomme précisément dans l’essai car il faut toujours précisément porter à la connaissance de chacun les discours et leur mécanique mortifère depuis les instances qui les profèrent. De fait, comme je l’indique en détail dans l’essai, la résistance à la venue du contemporain qu’incarnent les discours de l’incontemporain ne sont pas uniquement à chercher du côté d’instances médiatique ou journalistique : il faut aussi regarder, et c’est là le plus inquiétant de notre époque, du côté de l’université, et notamment d’Antoine Compagnon.

Une violente erreur, présente depuis sa leçon inaugurale au Collège de France, préside à sa démarche et endeuille la critique littéraire à sa suite : de fait, ne pas parler du contemporain quand on se mêle de forger des concepts de théorie critique me paraît relever autant du contresens philosophique que du confort bourgeois. C’est toujours se servir de l’histoire et de l’historiographie comme d’un refuge de haute montagne au cœur de l’avalanche du présent. Antoine Compagnon s’impose ainsi comme l’un des gardiens de ce refuge de haute montagne : c’est dans cet esprit qu’il a transformé le Collège de France en prenant soin de faire de son refuge un bunker cinq étoiles. Sa pensée puissamment réactionnaire doit avant tout se lire comme une démission critique devant la littérature contemporaine. A le lire, on n’écrirait plus comme avant, les grands écrivains seraient tous immanquablement derrière nous. Il s’agit pour lui de faire de l’histoire de la littérature pour dénigrer le présent perçu comme trop vide et trop veule. Mais l’ironie de l’histoire est toujours terrible : celui qui se présente comme l’héritier de Roland Barthes n’est désormais plus qu’un Raymond Picard anémié. C’est le sens aussi profond que tragique de son incontemporain.

Je suis toujours très étonné que personne, aussi bien dans la presse que dans le monde universitaire, ne signale combien cette pensée historicisante de la littérature (sereinement conçue pour nier le présent) empêche la venue d’un renouvellement critique et un examen profond de notre temps. Peut-être parce que Compagnon doit davantage s’envisager comme un système que comme un simple nom : on le voit notamment avec le colloque qu’il a organisé en 2017 au Collège de France qui s’offrait comme un bilan des avancées critiques depuis 10 ans et qui, significativement, s’intitulait « Aux côtés de la littérature : dix ans de nouvelles directions ». Le titre est terrible tant il peut se retourner ironiquement comme ce qui est effectivement à côté de la littérature : tous les objets de réflexion convoqués sont péri-littéraires, et toujours en deçà de tout contemporain. On s’y occupe plus de littérarité que de littérature : c’est toujours, on le sait, un très mauvais signe pour l’écriture.

Ainsi, en dépit de l’évidente qualité de certains intervenants, ce colloque a lieu littéralement à côté de toute littérature et surtout bien avant la nôtre : il doit se lire comme un pesant symptôme aussi bien qu’une catastrophe industrielle de notre temps. Il s’impose ainsi comme une date significative pour moi dans la faillite de la saisie critique contemporaine : comme un testament et le signal de la nécessité d’un re-départ dans la critique. C’est le sens du combat que voudrait ouvrir Après la littérature car critiquer pour critiquer n’a évidemment aucun sens. La polémique ne m’intéresse pas mais la formulation de solutions critiques, oui. Si bien que, pour moi, Compagnon n’est que le nom d’un nom générique d’un symptôme qu’il s’agit de considérer depuis sa responsabilité politique dans le champ critique actuel afin de lui opposer d’autres concepts et une relecture active du champ lui-même. C’est alors uniquement à ce prix que la critique peut prendre sens, je le crois.

Tu refuses le constat accablant d’une littérature contemporaine à l’agonie voire au cadavre déjà roidi. Tu montres magnifiquement que le présent est ce temps paradoxal et invisible, non le passé magnifié de la grande littérature consacrée, dans une grande et vide Restauration, non l’avenir incertain mais une « revie », dans un grand Après. Tu viens de publier un roman critique sur Proust, tu aurais pu appeler cet essai, grande méditation sur le Temps, l’Écriture, notre mémoire des textes, A la Recherche du temps contemporain perdu ? ou Le Temps contemporain retrouvé ?

Il faut se donner la chance de notre temps car il faut aider notre époque : tel est peut-être le grand cri critique que voudrait proférer Après la littérature. Le contemporain existe : il faut se donner les moyens de l’apercevoir, et même de le créer, de le donner à la pensée et à la critique comme un concept à concevoir. Deleuze le disait déjà formidablement à propos du baroque dans Le Pli en une formule que j’aime à paraphraser à propos du contemporain : le contemporain n’est ni une licorne ni un éléphant rose. Il doit venir au grand matin des concepts et s’éprouver dans la lecture de notre temps. C’est en cela qu’après l’examen critique de l’incontemporain, Après la littérature choisit de livrer la profonde formule de notre temps : écrire après.

Écrire après, c’est, comme je l’indique dans l’essai, comprendre tout d’abord que nous vivons dans un trou du temps et qu’en effet, ce temps reste à nommer. J’aime beaucoup ton rapprochement avec Proust auquel je n’avais pas pensé mais tu as pleinement raison : comme mon roman critique Proust à la plage entendait dévoiler un Proust retrouvé, mon essai Après la littérature voudrait dire combien notre présent, encore sans nom, peut être un temps retrouvé et non un temps perdu. C’est à sa recherche que l’essai part en posant l’Après, le temps de ce qui vient après la mort de la littérature comme temps fondateur de notre époque : ce temps comme dérobé, sans projecteurs, luciole du monde. Notre temps est encore non-visible. Il est encore notre ombre sur laquelle on ne s’est pas retournés : mon but est de le faire parvenir, par autant de concepts et de figures de rhétorique, à sa pleine visibilité et à sa lisibilité la plus patente. Il faut décidément se donner la chance du contemporain pour ne pas vivre comme des hommes anachroniques à nous-mêmes.

C’est pourquoi j’articule la venue de notre contemporain à cette notion de « revie » : elle me paraît centrale. En effet, pour un certain nombre d’écrivains aujourd’hui, de Tanguy Viel à Nathalie Quintane en passant par Antoine Wauters, David Bosc ou Célia Houdart, écrire aujourd’hui consiste à écrire dans un grand Après par lequel il s’agit de revenir de tous les désastres et de toutes les morts, y compris, celle terrible et centrale, de la Littérature. Il faut en revenir sans pour autant l’éviter ou la taire : c’est là que se dresse le défi le plus violent auquel le contemporain doit faire face. La mort est le ferment de l’après, celui de la « contrevie » pour parler comme Stéphane Bouquet, l’engrais encore pour la vie d’après. Notre contemporain pose une littérature dont le centre est une mort surmontée, « une revie » qui ne considère par la mort comme une fin définitive et irrémédiable mais comme un « re-départ » dans les choses.

Cette « revie » autorise même, par sa puissance de diction, de fiction et de vision, à dépasser le simple vocable de « contemporain » et à donner un nom à notre époque dans l’histoire de la littérature. Dans l’essai, j’essaie donc de définir l’Après que nous vivons et qui s’écrit comme un temps de « re-littérature » en adéquation avec cette grande revie qui soulève l’écriture elle-même. Cette « re-littérature » est celle qui rédime et se hisse au-delà de toutes les fins à la manière de l’Aufhebung de Hegel que l’on peut toujours traduire en deux sens : la fin, l’achèvement mais aussi la revenue, la grande relève. Notre contemporain sera notre temps parce qu’il se relèvera d’entre les morts. C’est la lecture que je cherche à livrer de textes clefs de notre contemporain comme Milo de David Bosc, Autour du monde de Laurent Mauvignier et de Nos Amériques de Stéphane Bouquet. Ces textes nous donnent le présent comme temps retrouvé à notre propre conscience : le contemporain comme « revie » s’y tient, lumineux et secret.

Magnifique méditation sur le temps que cet essai, disais-je. Or ce Temps de la littérature est aussi un lieu littéraire, un territoire encore en friche que tu entreprends de cartographier. Et tu donnes des dates à la création de ce lieu : 1997/1999. Pourquoi ces dates ?

Notre temps doit venir à son propre temps, telle est l’intime loi du présent que j’ai essayé de mettre en lumière pour nommer ce contemporain. Et ce temps ne peut venir qu’à partir d’une charnière du temps lui-même, que je situe pour ma part autour des années 1997/1999. C’est pour moi un moment de bascule littéraire aussi profond que neuf comme je l’expose dans l’essai car il dévoile combien les écrivains qui viennent alors se heurtent à une figure reine du contemporain : la « page noire ».

Il s’agit là d’un concept que je forge pas à pas dans l’essai et qui dit le sentiment d’impuissance de tout écrivain qui entend écrire devant l’écriture. C’est une intime panique et impossibilité frontale à écrire parce que ce sont le sentiment et la certitude que tout a été écrit avant soi. Celui qui, au tournant des années 1997/1999, entend écrire découvre, terrifié, qu’il ne le peut parce que tout semble avoir déjà été écrit avant lui. Tous les livres à venir sont advenus. Blanchot s’est trompé : le dernier écrivain est déjà mort depuis bien longtemps. L’écriture est confisquée. A sa table, l’écrivain n’a plus devant lui la mythique page blanche mais la terrible et tragique page noire, saturée jusqu’à n’en plus pouvoir de tous les grands livres, les livres définitifs qui se sont succédé : ces Livres majuscules qui ont privé l’écrivain qui vient de l’espoir de l’œuvre. La littérature est morte parce qu’on ne peut plus écrire : tous les écrivains ont déjà tout écrit.

Mais pour comprendre pourquoi ceux qui viennent au tournant des années 2000 éprouvent l’horreur continue de la page noire, il faut remonter le fil du 20e siècle et voir pourquoi on écrit après toutes les littératures. Car Proust et Faulkner, Camus et Beckett, et enfin Michon et Echenoz ont chacun à leur façon, comme j’en déploie l’histoire dans l’essai, mis un point final à l’écriture et ont tellement incarné l’écriture qu’ils ont fini par la faire mourir. C’est ce que constatent, horrifiés, les femmes et les hommes à l’approche du nouveau millénaire. Ces hommes et ces femmes sont ceux d’une génération qui a compris qu’écrire consiste à prendre conscience de cette page noire et tenter d’y surseoir : trouver une manière d’éclaircir cette page afin de pouvoir y tracer sa phrase à soi, d’y dessiner son écriture, d’y trouver son œuvre. Ces femmes et ces hommes, ce sont ainsi Célia Houdart, Tanguy Viel, Laurent Mauvignier, David Bosc, Nathalie Quintane, Stéphane Bouquet, Joris Lacoste, Camille de Toledo, Olivier Cadiot et plus proche de nous encore, Antoine Wauters et Simon Johannin. Ce sont eux les écrivains de la page noire et de notre contemporain qui existent après la page noire, dans le grand re-départ des choses.

Tu sembles te situer dans la lignée, oblique et en partie repensée, de deux textes fondateurs, commentés dès les premières pages de ton essai : Qu’est-ce que le contemporain ? d’Agamben et Survivance des lucioles de Didi-Huberman. Ce sont les deux phares depuis lesquels tu as composé cet essai ?

Ce sont en effet pour moi deux textes clefs parce qu’à la fois fondateurs et pourtant éminemment contestables dans leurs conclusions. Agamben est parmi l’un des premiers à avoir posé la question du contemporain comme le foyer le plus ardent de la saisie de notre temps à lui-même. Il est celui qui a ouvertement posé la question en insistant sur la part opaque qui préside au présent : nous ne sommes pas contemporains à nous-mêmes, puis-je dire après lui. C’est un texte qui, cependant, porte en soi sa propre limite puisque, comme souvent chez Agamben, le propos demeure abstrait et ne s’attache pas à dessiner, en les nommant, ce qui fonderait précisément notre contemporain et les raisons pour lesquelles il nous échappe encore. J’ai essayé dans l’essai d’apporter, je crois, les réponses qu’il n’entend pas donner.

Quant à Didi-Huberman, il s’impose par ce texte qui, avec Aperçues paru au printemps dernier, est sans doute son plus grand texte – comme la synthèse lumineuse de sa pensée sur notre rapport au temps. Survivance des lucioles distingue là encore les lucioles de Pasolini qui seraient notre présent dérobé à nous-mêmes et les grands projecteurs médiatiques qui nous dérobent précisément notre propre temps. Ce texte de Didi-Huberman est un traité d’anti-mélancolie, un point de dépassement du cassandrisme qui ne peut qu’inspirer chacun et dont je tâche de m’inspirer à mon tour. Pourtant, il a lui aussi ses limites, notamment dans sa saisie du contemporain. Didi-Huberman arrête le contemporain à Bataille. Il ne voit jamais notre présent le plus immédiat, tous ses objets sont déjà comme historicisés par les discours. C’est le défaut majeur de sa pensée qui est celle non du présent mais de la présentification des temps. J’essaie avec les auteurs du contemporain le plus immédiat d’écrire après Didi-Huberman, pour affronter une pensée de la présentification au présent lui-même.

Ton essai pointe plusieurs cibles, des écrivains qui sont des « mécontemporains », avec tous les sens que l’on peut trouver à ce néologisme (les mécontents du contemporain, ceux qui le manquent). Ces auteurs, qui occupent le devant de la scène médiatique, participent d’un aveuglement général. Je te propose de les passer en revue, même si la liste que je te propose n’est pas exactement celle que tu explicites dans ton essai. Les mécontemporains seraient d’abord les « endoxaux », les éditoralistes du récit. Qui sont-ils ?

Comme je l’explique là encore en détail dans mon essai, j’appelle « mécontemporains », ces hommes et ces femmes qui n’ont pas compris que nous vivions après la littérature et qui expriment sans le savoir une démission critique totale devant la littérature. Les « mécontemporains » sont des écrivains qui sont en retard sur le présent et sont autant d’aveugles : ils n’ont pas vu la page noire et continuent à écrire dans la grande quiétude de ceux qui n’ont pas compris que la littérature était morte et qu’il fallait faire revenir l’écriture de cette mort même. Comme les incontemporains, les mécontemporains sont un obstacle évident à la venue du contemporain à lui-même.

Considérons ainsi d’abord, comme tu m’y invites, les écrivains endoxaux : ce sont en effet ceux que je nomme les éditorialistes du récit : ils disent ce que l’on sait déjà et chaque lecteur va vérifier dans leurs livres qu’il sait déjà ce qui est dit. Il ne faut jamais négliger la tautologie : elle est une puissance intellectuelle qui permet à une société de tenir debout. La littérature endoxale est ainsi une forme de non-inquiétude aux « puissances émollientes » dirait Quintane. Ces écrivains endoxaux, dont la profession de foi est de conforter la doxa en elle-même, sont légion dans les médias car c’est une littérature non pas sociale mais de socialisation active : c’est notre grande littérature mondaine, c’est-à-dire notre grande non-littérature.

Ainsi de Sylvain Tesson, grand non-écrivain de notre temps pour ne considérer que lui. Quoiqu’il prétende, et précisément parce qu’il prétend le contraire, Sylvain Tesson s’impose ainsi comme l’écrivain le plus mondain de notre époque. Il en est le modèle même : c’est un peu notre Robert de Montesquiou des steppes mongoles. N’est décidément pas Proust ou Pétrarque qui veut pour vivre une retraite loin du monde. Pour dire qu’il faut se retirer de tout, Tesson choisit ainsi toujours les médias pour le dire : l’endoxal doit faire savoir sa doxa au mépris même de ce qu’il est censé défendre…

Mais, plus terrible encore, comme tout écrivain endoxal, Sylvain Tesson procède d’une vision puissamment réactionnaire des choses et du monde. Il nous explique qu’il faut se retirer de tout pour retrouver la virginité du monde – c’est, en vérité, le pendant de Zemmour. C’est un Zemmour bucolique mais sa part de réaction est puissamment identique. L’éloge du retour à la nature qu’il ne cesse de formuler comme on étale un fonds de commerce est conçue comme la pureté absolue, loin de la fureur décadente des villes. Dans cette quête folle de pureté, on ne peut alors guère s’étonner que cet été l’homme soit conduit à faire l’éloge d’Homère, conçu comme virginité première de la littérature, ce qui est hélas bien mal connaître Homère. Cet éloge de l’Ancien des Anciens (Homère comme Ancien au carré) ne peut s’accompagner que d’un contresens flagrant : Tesson est un primitiviste de la littérature comme je le développe dans l’essai. Le mécontemporain doit donc se comprendre comme un produit politique, toujours réactionnaire, avant d’être un texte et il n’est jamais un texte : c’est une pure parlure de clichés. N’en déplaise à Tesson, c’est pourtant là sa seule pureté.

Nous avons ensuite les « consolateurs », ceux qui réparent vivants et monde… 

Un très grand merci à toi pour cette question sur la littérature conçue comme réparation du monde et du vivant. Parmi tous les discours mécontemporains qui courent, figure en effet en très bonne place cette nouvelle vulgate critique qui consiste en un discours endoxal sur la réparation. Cette critique complaisante et démagogique qui prétend que la littérature a un rôle consolateur et qu’écrire consiste à réparer les vivants me paraît être à la fois un contresens philosophique mais aussi un symptôme critique de notre temps. Une telle critique lénifiante ne pouvait trouver que les faveurs des médias tant aucun questionnement critique ne s’y véritablement fait jour : on vérifie ce qu’on savait déjà, peut-être parce que pour cette critique comme pour certains médias, on parle toujours des livres qu’on n’a pas lus : on ne parle qu’à partir des titres sur les couvertures. Et cela ne donne, en toute logique, qu’une apparence de critique.

Car, à aucun moment, le contemporain n’est là pour réparer les vivants et le monde. Ce discours consensuel du réparer qui contrevient à l’idée selon laquelle toute écriture est par nature dissensuelle doit, selon moi, se lire comme un profond symptôme d’époque. Réparer les vivants et le monde constitue la synthèse bariolée de tout ce que porte l’époque de psychologisme veule et malsain : la littérature y est conçue comme une cellule d’aide psychologique où on se remet d’un trauma en lisant un livre qui aiderait à vivre. C’est un peu vite confondre phénoménologie et sophrologie. Une librairie n’est pas une parapharmacie. Michon ne s’écrit pas comme les laboratoires Boiron.

Réparer appartient ainsi à une thèse de sophrologue qui renvoie également au discours tenu par les manuels de développement personnel : « le monde vous brise mais nous avons les moyens de vous aider à panser vos plaies ». On le comprend sans peine : le discours sur la réparation est un discours de management appliqué à la littérature car on sait que le développement personnel est le service après-vente des horreurs du management. Or la littérature n’est pas le service après-vente de l’aliénation de nos sociétés néolibérales. Car ce discours sur la réparation n’est peut-être pas à entendre autrement que comme un discours de puissants, un discours de dominants qui font de la compassion une monnaie d’échange sur le terrain critique. La compassion y verse des larmes de crocodile et cache mal combien il s’agit d’un discours réactionnaire : on vous répare mais on ne change pas le monde qui vous a blessé et presque tué. On vous répare, et ça repart.

Ce discours de la réparation me fait beaucoup penser au discours médical des médecins de Molière. Le livre pratique une saignée sans le savoir, et on peut ensuite reprendre le cours des choses. C’est une parenthèse consolatrice dans un monde de terreur et d’aliénation sociale. Réparer, ce n’est pas révolutionner : c’est pourtant la ligne d’horizon du contemporain tel que le donne à lire Quintane ou encore Bouquet, mais encore faudrait-il les lire.

Il ne faudrait pas omettre les « exauteurs », pardon pour ce néologisme affreux que tu n’emploies évidemment pas, ces professionnels de la biographie fictionnalisée (on pourrait aussi les nommer les « exofictionnants »)…

Formidable néologisme au contraire, je le trouve très juste ! J’ajouterai que les « exauteurs » n’ont hélas pour eux jamais été de véritables auteurs : c’est là leur drame, d’où toute la comédie de l’écriture qui entoure l’exofiction qui est en effet la biographie fictionnalisée d’une personnalité, le plus souvent du spectacle ou qui, en tout cas, s’impose comme une marchandise visuelle de la société du spectacle.

Comme je le développe dans Après la littérature, l’exofiction fait partie de ce que je désigne comme les « mécontemporains » : ce sont des auteurs qui se trompent d’époque, qui restaurent un grand roman, un grand récit en faisant semblant de ne pas voir que la littérature est morte. Mais l’exofiction est une grande détresse d’écriture : c’est peut-être le versant le plus pathétique de la production actuelle car elle exprime une grande douleur, celle de ne pas savoir ce qu’est notre époque et désire écrire mais ne sait pas ce en quoi consiste l’écriture aujourd’hui. A cette nullité d’écrire vient s’ajouter dans l’exofiction un second aspect qui rend les exauteurs moins sympathiques : l’exofiction est un puissant outil marketing. On écrit sur des vedettes et des célébrités pour avoir des papiers dans la presse. Un grand désir médiatique préside à l’exofiction : c’est une affaire assez triste somme toute et très ennuyeuse à lire car l’exofiction donne le récit d’une vie à travers les filtres éculés de la modernité : on ne connaît pas vraiment un être. Il n’est qu’absence. On ne peut jamais saisir un être de fuite.

Toute la modernité y est instrumentalisée : c’est par exemple le cas cette rentrée des Nuits d’Ava de Thierry Froger, exofiction qui ne dit pas son nom sur Ava Gardner, avec l’actrice qu’on floute en jaquette de couverture. Quant au texte, il est hélas une manière de renoncement à l’écriture, sans que pourtant l’auteur lui-même le sache. On nous révèle le négatif d’une vie dans une réflexion post-quignardienne sur les images mais comme si on achetait sa valeur littéraire à coups de phrases-refrains sur le vide, l’absence, l’image sans image, autant de clichés de la modernité qui valent comme une monnaie d’échange médiatique et universitaire. Ce roman, et ça me fait de la peine de le dire, est une des grandes déceptions de la rentrée. Il est à opposer au Degré rose de l’écriture de Cécile Mainard/i, très grand livre sur les images qui ne viennent pas : l’anti Nuits d’Ava.

N’oublions pas les pseudo-modernistes, ceux qui font du métadiscours la parlure d’une société du spectacle dont ils sont les maçons aveugles…

Comme je le montre dans l’essai, la modernité, qu’on le veuille ou non ou qu’on le regrette ou pas, est finie. La post-modernité est également finie : elles sont toutes deux mortes et derrière nous. C’est notre grand passé. Mais l’exofiction qui joue du modernisme prolonge la modernité comme un argument marketing ainsi que nous le venons de le dire mais selon aussi des codes sociaux précis et sciemment construits. La modernité ne relève désormais ainsi plus de l’écriture mais d’une posture sociale qui veut apparaître dans l’écriture : décidément, la littérature n’y est pas morte, et on écrit comme si la modernité venait à peine de naître, dans une suspension du temps qui ressemble à s’y méprendre à une méconnaissance absolue de l’histoire.

On aboutit alors à une sorte de grande comédie sociale qui s’ignore dont la modernité est l’héroïne. C’est une parlure dont chaque saynète est à comprendre comme un lazzi d’une Commedia dell’Arte. On a la comédie sur l’absence, sur l’écriture de l’écriture, sur le langage. Tout ce que, notamment, Les Nuits d’Ava développe hélas avec cette succession de photos impossibles d’Ava Gardner nue. On a parfois le sentiment que l’auteur la confond avec Kate Winslet posant nue devant Di Caprio dans Titanic. Toute autre est la démarche de Cécile Mainard/i dans Le Degré rose de l’écriture comme nous le disions plus haut : elle arrive après l’art, après les performances dans une écriture qui arrive même après son propre nom et bien après les images.

Dès lors, on le voit : comme on dit bêta-bloquant, on pourrait affirmer que la modernité est un méta-bloquant du contemporain parce qu’elle oppose un discours de valeurs contre le contemporain. En cela elle est une héroïne délibérément héroïque : elle veut s’opposer à tous en sachant qu’il y aura des spectateurs pour son spectacle. Elle veut défendre l’absence mais en présence de tous. C’est un paradoxe narcissique et la modernité est un narcissisme coupable : elle prétend être l’aristocratie inégalable du présent. Mais notre époque n’est pas la flaque dans laquelle il s’agit pour elle se mirer car le temps l’y a noyée. La modernité n’est ainsi plus qu’un discours social qui doit se lire comme marqueur de bon goût : c’est une instrumentalisation de Mallarmé et de Blanchot qu’ils auraient refusé, eux qui n’écrivaient que hors de la société.

A rebours de ces pratiques, tu définis fermement le contemporain. Est contemporain ce qui prend acte d’un grand Après pour « étreindre le réel », dire « la puissance physique du monde », « le désir politique du peuple », « l’énergie sociale des hommes », sans héroïsation factice, au cœur d’un « dissensus ».

Le constat premier du livre c’est que cette « mort de la littérature » ouvre, contrairement à ce que l’on pourrait penser, à la définition de notre contemporain. La mort de la littérature est même le postulat de la littérature contemporaine : sa mort autorise à la grande revenue de la littérature à elle-même et à une manière de redessiner ce que pourrait être l’écrire et le vivre après toutes les morts. « Rien n’est la fin du monde » dit Antoine Wauters et de fait, cette phrase sonne comme une devise du contemporain.

Se développe, dans notre contemporain, une littérature du sensible, qui redessine toutes les lignes poétiques et théoriques que nous connaissions jusqu’alors. De Célia Houdart jusqu’à Stéphane Bouquet en passant par David Bosc, le contemporain ou « re-littérature » invente un contrelivre de tous les retours, qui entend revenir décidément de toutes les morts et qui décident de placer la parole au cœur d’une politique inédite de l’atome. Le contemporain déploie une véritable physique de la littérature, entend effleurer le monde de la phrase et caresse à voix haute le rêve insensé et pourtant tenu de trouver une issue au langage par le langage lui-même. Le contemporain rêve de quitter le livre pour retrouver le monde.

En ce sens, que ce soit Quintane ou Bouquet, le contemporain est avant tout politique. Il veut que les hommes s’éprennent du monde et de ses atomes depuis le rêve d’une démocratie fraternelle retrouvée. Il faut dès lors, contre tous les préjugés modernistes, concevoir l’écriture comme une grande et puissante communication que le quotidien refuse. Les personnages de Mauvignier ne rêvent ainsi que d’une adresse permanente que la vie leur refuse, comme si leur vie portait la mort. C’est depuis cette non-mort qu’une littérature transitive et directe voudrait s’inventer. Telles sont les quelques pistes que j’esquisse ici et que je développe dans l’essai.

En France, le contemporain se cherche, maladroitement et presque maladivement, dans deux formes importées des États-Unis et que tu juges chez nous privées de leur vitalité. C’est ce que tu nommes d’une part « la littérature grise » (le roman qui ne s’autorise que sous couvert de discours historiographique, l’enquête ivre d’elle-même, la fictionnalisation de faits divers) et, d’autre part, « le roman atlantiste », un récit délocalisé, Canada dry et parlure du grand roman américain. Dans les deux cas, ce ne sont pas des récits écrits mais décrits, purement discursifs, en quelque sorte des romans traduits ?

Notre époque a oublié l’écriture parce qu’une large part d’elle n’a décidément toujours pas compris que la littérature était morte. L’écriture n’est ainsi plus le centre même de l’écriture car l’écriture voudrait, comme si la résilience était le maître-mot de l’époque, se faire oublier : s’évanouir du texte. En ce sens, comme si nous revivions les grands temps d’une restauration du récit roi, tout texte ne paraît valoir pour les strates mécontemporaines que pour l’histoire. C’est le cas, je le crois, avec force de Michel Houellebecq qui, plus qu’aucun autre, incarne une forme de littérature de contenu. Ses romans « parlent de » au mépris même de tout problème inhérent à l’écriture.

Littéralement, ce sont des romans qui ne s’écrivent pas car l’écriture ne constitue aucunement l’opacité du récit à lui-même. C’est une littérature grise comme on le dit dans l’administration des documents qui doivent relater exactement les faits comme si la voix y était effacée. Mais, comme je le démontre aussi, cette littérature grise ne concerne pas que les romans de Houellebecq, elle renvoie aussi à d’autres tentatives de restauration du récit en prenant l’alibi des sciences humaines, à savoir les pénibles récits d’Ivan Jablonka qui use de sa figure d’historien comme d’une posture d’autorité dans le texte au mépris même de toute rigueur scientifique, comme l’a par ailleurs rappelé très justement Philippe Artières à la sortie du très problématique Laëtitia. Ivan Jablonka est un de nos grands mécontemporains.

Tous ces romans n’en sont donc pas car ce sont des discours, comme à tenir devant une assemblée qui s’espère nombreuse, et non pas des récits qui pourraient former un peuple. Le roman n’y est pas ici un texte : c’est un prétexte à un certain nombre de thèses, la formule rénovée du roman à message.

Pourtant, malgré ces pseudo-formes (réconfortantes, divertissantes, endoxales) qui dominent le marché comme la société du spectacle critique (journalistique comme académique), le contemporain s’énonce et s’écrit « malgré tout dans l’indifférence générale ».
Il se théorise même, tu le montres, chez Quintane (Formage), Cadiot (Histoire de la littérature récente, I et II) ou Viel (La Disparition de Jim Sullivan), loin de « la masse noire des « on-dit » » (David Bosc, Sang lié).
Est-ce dans leur lignée que tu viens offrir cette « contre-histoire » (p. 62) de la littérature contemporaine ?

Ce qui est frappant dans notre contemporain, c’est qu’en dépit de leur rutilance médiatique effective des mécontemporains et de l’incontemporain, pour reprendre une formule de Didi-Huberman, le contemporain s’écrit malgré tout. Il parvient à s’écrire sans forcément recevoir la pleine lumière des projecteurs, dans une constance qui n’a rien d’un héroïsme mais qui répond, sans coup férir, à une obstination à visage de volonté d’habiter le présent et dans la conviction inébranlable de l’œuvre à faire. En ce sens, mon essai se propose, et tu as parfaitement raison de le souligner, comme la contre-histoire de notre temps, comme ce moment où le présent peut être ressaisi depuis le présent tel qu’il se donne hors de toutes les lumières.

Et cette contre-histoire, c’est l’histoire aussi bien de ce qu’il faut nommer un contre-livre, un contemporain qui s’attache à défaire toutes les évidences modernistes, disséminant par exemple comme tu le rappelles ses pistes théoriques au cœur même de textes de création et refusant parfois, plus que n’importe quelle autre époque, tout texte théorique. La contre-histoire de notre temps est celle qu’Après la littérature se propose d’ouvrir, à la manière comme je le dis dans l’essai, toutes proportions gardées, de Walter Benjamin lorsque dans ses thèses sur l’histoire il affirme qu’il faudrait dire de chaque époque « l’histoire à rebrousse-poil ». C’est cette histoire que j’ai cherché à tracer avec Bouquet, Quintane, Cadiot, Viel, Mauvignier notamment comme phares.

« Contre-histoire » que ton essai donc, qui tient du roman critique et reprend ces dernières décennies de création pour les remettre en perspective et refonder des lignées. Stéphane Bouquet, Célia Houdart, David Bosc, Laurent Mauvignier, Antoine Wauters, Nathalie Quintane, Tanguy Viel, Julia Deck, Camille de Toledo écrivent depuis Proust et Faulkner, d’abord, depuis Beckett, Michon, Echenoz ensuite. Ils irriguent une relève littéraire, une « revie » qui a appris à finir pour mieux continuer. Est-ce que ton propos, au-delà de la polémique qu’il ne manquera pas de susciter, est aussi de recartographier l’histoire du contemporain ?

Nombre d’essais sur le contemporain procèdent selon moi d’un violent contresens historique : on mêle différents contemporains. On mêle ainsi notamment Michon à ce qui s’écrit actuellement, ce qui est un anachronisme. Or, même si la considération est violente, Michon ne nous appartient plus : nous en sommes dessaisis par le mouvement propre à la classicisation de son œuvre, ce qu’il faudrait nommer son étatisation qui, par ailleurs, est arrivée très tôt dans son parcours, à son corps défendant, comme une pulsion réactionnaire contre le « Nouveau Roman ». Car ceux qui prétendent se mêler du contemporain sont ceux qui surtout s’emmêlent et emmêlent les temps dans un souci confusionniste que j’essaie de combattre là encore. Notre contemporain s’écrit après Michon et Echenoz, qu’on le veuille ou non.

Car, qu’on l’aime comme moi ou non, Michon, c’est désormais notre passé quand bien même il continue à écrire. Echenoz, qu’on l’aime comme moi ou non, c’est désormais notre passé quand bien même il écrit plus que jamais. De la même manière que Pascal Quignard, Gérard Macé, Pierre Bergounioux ou encore François Bon. Ce sont des objets historiques pour notre contemporain, ce sont les grands acteurs de la page noire dont nos écrivains cherchent à se défaire. A ce titre, ce sont nos aînés et bientôt nos ancêtres : nos grands et puissants ancêtres.

Alors, partant de ce constat, il faut prendre une décision. Après la littérature est un livre de décision. Il veut créer le contemporain là où son idée n’existe pas encore. Il veut provoquer la venue d’une époque. C’est important de le dire je crois car l’exercice critique du contemporain est devenu de nos jours le lieu d’une sorte de mondanité molle où il s’agit de ne se fâcher avec personne. Or il faut prendre des décisions, tracer des lignes, regrouper et procéder à des gestes d’exclusions. Le critique ne peut demeurer un arbitre de fond de cour. Il doit siffler le début et la fin de la partie et savoir sur quel terrain chacun joue.

En ce sens, je m’oppose assez à l’idée d’une cartographie pour parler du contemporain ou de toute époque littéraire. Ne m’intéresse sur les cartes que les zones non encore cartographiées : le reste, je le laisse à la critique universitaire ou journalistique qui fait un travail de drone militaire ou qui prétend, sans le savoir, concurrencer Google Maps.

Je viens de citer ces auteurs dont tu revendiques l’importance cardinale dans la saisie de l’extrême contemporain. La liste est très serrée, même si d’autres apparaissent de loin en loin (Rosenthal, Pradeau, etc. je laisse lecteurs et… auteurs découvrir ces/leurs noms).
S’agit-il de ceux dont tu es certain qu’ils resteront dans l’histoire littéraire — puisque sans cesse se pose, à l’égard de l’extrême contemporain, ce soupçon d’une valeur/absence de valeur littéraire, comme si le panthéon devait être déterminé avant même d’avoir été composé… ? Ou est-ce qu’aucun autre auteur présent ne trouvait grâce à tes yeux ?
 

Comme tu le remarques fort justement, et comme les quelques personnes qui m’ont fait l’amitié de lire l’essai me l’ont aussi dit, il y a très peu d’auteurs qui sont retenus au final dans la liste que je dresse et dans les textes que je lis et sonde. C’est une décision à la fois politique et poétique : une décision tranchée contre l’œcuménisme mou de notre époque critique comme je te le disais à l’instant, œcuménisme qui entend aussi dire, ce qui est toujours dangereux, que tout se vaudrait. Or je crois qu’il faut prendre de grandes décisions et tracer d’irrévocables lignes de partage comme la page noire conduit à le faire. Mon but décidément n’est pas de produire un catalogue de tendances du contemporain : je ne suis pas un bureau de style. Le critique doit s’envisager, qu’il le veuille ou non, comme une instance clivante, une instance qui appelle à ruiner les certitudes.

Quant à savoir après si l’histoire littéraire va retenir les noms que je propose, c’est très difficile à dire comme c’est le cas pour tout époque hélas. J’ai plutôt tendance à dire oui mais tout est toujours suspendu à l’écrivain qui vient. Ce qui peut arriver de plus beau aux écrivains que j’évoque ici, c’est qu’à leur tour ils deviennent les pages noires de ceux qui, à leur suite, vont commencer à écrire. S’ils deviennent les pages noires des futurs écrivains, alors peut-être notre histoire, cette après littérature, aura décidément trouvé sa puissance.

Ton essai se situe résolument du côté des écrivains et de leur manière de (dé) ou (re)composer le champ littéraire. Pourquoi ne pas avoir abordé, aussi, ce que ce champ ou notre perception de ce champ doivent aux prix littéraires (leur manière de rarement consacrer des œuvres échappant à la doxa) ou aux choix des éditeurs ?

Un grand merci pour ta question : je ne m’étais absolument pas interrogé en ces termes et ma réponse sera pour une fois brève. Mais tu as raison : mon questionnement ne procède nullement par positionnement par rapport aux prix parce que je crois que fondamentalement notre époque vit une période transitoire tant les prix littéraires me paraissent être entrés à leur tour dans une zone de rééchelonnement de valeurs. D’une part, parce que les prix littéraires se servent eux-mêmes des écrivains pour entrer dans une stratégie de relégitimation comme cela en a été le flagrant cas avec Echenoz. Mais aussi, d’autre part, parce que, par exemple, certains auteurs que j’évoque comme figures de proue du contemporain sont des auteurs qui jouissent d’un très beau succès public comme Laurent Mauvignier ou Tanguy Viel. Il me semble que les prix s’offrent donc comme une zone de légimitation assez ambiguë qui ne peut tenir lieu de critère autre que fluctuant hélas.

Est-ce qu’en tant que critique, tu vis chaque rentrée littéraire, dont celle qui s’ouvre ces jours-ci, comme l’occasion de trouver d’autres univers singuliers entrant dans cette « revie » ?
Et, seconde partie de ma question, tu commentes des auteurs dont des œuvres paraissent justement en cette rentrée (Jérémy Fel, Antoine Wauters). J’ai été frappé par la concordance de ce que tu écris sur eux et les récits qu’ils publient justement. Toi aussi ?

Écoute, moi aussi j’ai été frappé de voir que certains auteurs que j’évoque sont au cœur de la rentrée littéraire, pour des raisons très différentes. C’est d’autant plus frappant que Wauters et Fel n’ont pas sorti de livres depuis quelque temps : la coïncidence est troublante mais me permet de vérifier presque en direct la validité des thèses que j’avance dans l’essai, et je ne suis pas déçu. Car cet essai peut servir aussi de guide de la rentrée littéraire.

S’agissant ainsi de la validité des thèses, il faut avouer que pour ce qui est de Jérémy Fel, on est véritablement dans ce mot qui fait florès et qui témoigne de notre époque : une « fabrique ». Le plus terrible dans cette affaire est que l’auteur (et je n’en doute pas un instant) est sincère dans sa démarche. Mais son nouveau livre, Helena comme le précédent, appartient à ce que je nomme « le roman atlantiste » : une parodie qui s’ignore de roman américain et un véritable roman néo-libéraliste : quand on parle d’économie du récit, on ne saurait mieux décrire cet effort du roman vers le produit. Helena obéit ainsi absolument à la grille que j’ai établie pour son premier livre au point que c’en est troublant : on voit alors bien combien son écriture obéit à un patron prédécoupé, qu’elle est donc une fabrication à partir de préjugés d’époque. C’est assez violent à dire mais il en est hélas ainsi.

Quant à Antoine Wauters, il confirme combien il est un très grand écrivain de notre temps. Nos mères, son premier roman que je place au cœur de ma réflexion, est relancé en cette rentrée par la sortie simultanée des splendides Pense aux pierres sous tes pas et par Moi, Marthe et les autres. Je n’aurais pu trouver de meilleur écho à mon travail : dans ces fables de post-apocalypse se dit un souci de la recouvrance et du retour de la vie après la mort qui m’en a troublé. C’est un écrivain de prix : nous avons beaucoup de chance de vivre une époque passionnante. Beaucoup prétendent le contraire : c’est un tort : le présent nous appartient comme jamais depuis une puissance herméneutique sans équivalent.

Il y a dans ton essai non pas un plaisir mais une jouissance du texte : ceux que tu commentes et explores (cette « nature encore multiple et chance sauvage »), celui que tu écris (dans une verve communicative, une energeia). Le contemporain, jusqu’à ta ferme conclusion affirmant avec force que « la littérature c’est le sentiment », ne serait-ce pas aussi, contre le morne discours du désastre, un emportement passionné ?

Il est vrai que je regrette toujours que l’écriture critique ne soit précisément plus une écriture critique, ce qu’on pourrait nommer l’écritique, l’écriture du critique en somme, l’écriture de l’écrivant aurait dit Barthes en son temps. On voit par exemple chez Didi-Huberman combien dans son dernier très grand texte, Aperçues paru ce printemps, son style s’infléchit. Désormais, il lit et relit Barthes, me semble-t-il. Ses phrases sont devenues celle d’un grand moraliste du sensible, un homme dont le verbe est devenu barthésien. C’est un très beau moment quand l’œuvre change insensiblement sous nos yeux.

Mon but dans cet essai, et sa grande joie, était d’offrir des outils, notamment rhétoriques, pour saisir la singularité active de notre contemporain et tenter d’offrir autant de concepts opératoires pour le lire depuis son identité fondatrice. C’est une volonté de réagir contre la réaction, ai-je envie de dire, celle aussi qui clame qu’on vivrait un grand hiver théorique dans lequel nous ne serions plus capables de forger des outils neufs de lecture et d’intellection des textes. Que la théorie littéraire serait morte avec la fin des grandes idéologies à la fin du siècle dernier. Il faut se redonner une chance critique, je crois, et cela dans le but premier de revenir de la mort de la critique, et ensuite pour revenir de la mort de la littérature, la faire remonter du texte, de l’écriture à notre propre discours critique. D’où le privilège que j’accorde à une lecture poétique et rhétorique de la spécificité du contemporain : l’hypotypose et la métalepse en tête. C’est là la jouissance du texte et de mon écriture je crois.

Dernière question, la plus délicate mais elle permet aussi d’affirmer d’ nous parlons : nous avons fondé et pensé Diacritik ensemble, avec Dominique Bry, un journal qui se veut un laboratoire du contemporain. C’est ce qui anime nos choix éditoriaux et critiques (et il faut ici citer, aussi, Jean-Philippe Cazier et Simona Crippa, artisans avec nous de ce présent). Nous cherchons à aller contre une parole critique figée, mortifère, contestant cette richesse du contemporain. Est-ce que tu considères ton activité diacritique comme une part de ta recherche intellectuelle ? Est-ce que tes articles et entretiens sont pour toi un espace de défrichage, un terrain d’essai ?

Mon activité diacritique est primordiale. Elle est pour moi le cœur désormais de mon travail, ce que j’appelle l’exercice de la critique immanente, celle qui plonge au cœur du présent immédiat pour tenter de produire une lecture du présent. Notre mot d’ordre à tous les cinq dans Diacritik, et tous nos collaborateurs, est précisément de rendre le présent vivant, de trouver le moyen de relancer l’époque et de casser le temps journalistique et universitaire en offrant des études du contemporain comme saisi in vivo.

La rentrée est alors pour moi toujours un moment clef où je ne cesse de voir mes thèses confirmées, contredites ou alors invalidées. Mais tout ceci ne m’effraie pas du tout au contraire : je trouve ça, au contraire, stimulant et passionnant. On a le sentiment en ouvrant un livre, n’importe lequel, d’être dans une tempête théorique qui n’aura pas de fin. Tu l’as compris, ça me passionne absolument : je crois à la chance de notre présent et à la phrase de Schiller que citait Nietzsche : « Les vivants ont raison ». Je l’ai placée en exergue à mon essai et elle pourrait aussi bien être ma devise diacritique. Nous autres vivants avons raison.

Johan Faerber, Après la littérature. Écrire le contemporain, PUF, « Perspectives critiques », août 2018, 288 p., 19 €