Combien de livres font encore événement — et sont des évènements vraiment littéraires, c’est-à-dire engagent un intérêt d’ordre littéraire ? Dire qu’on attendait Le Passager serait faux. Il serait plus juste de dire en fait qu’on ne l’attendait plus. Cette arlésienne allait certainement rejoindre la longue liste de ces projets pharaoniques et intrigants que la mort interrompt toujours, un de ces serpents de mer dont on avait fait le deuil, parce qu’on connait depuis le temps la littérature et sa manière vicieuse de nous hameçonner.
Auteur : Yann Etienne
Où se finit le processus créatif ? à quel moment l’œuvre impose-t-elle son point final ? quand savoir quand l’œuvre proliférante se met à dévorer le créateur lui-même ? L’œuvre de Tolkien, par son immensité, sa précision, ses scrupules, sa puissance imaginative, provoque ces problématiques consubstantielles à la fiction, mais spécifiques à l’émergence, l’édification et l’érection d’un monde secondaire – le premier des mondes secondaires, pourrait-on aller jusqu’à dire, par sa date comme par sa réussite. Les Contes et Légendes inachevés, qui reparaissent chez Bourgois dans une édition à la traduction révisée, illustrée de plus par Alan Lee, John Howe et Ted Nasmith, permettent d’explorer un peu plus la vastitude légendaire de ce territoire imaginaire.
Voilà que les éditions Quarto font paraitre ce qu’on n’osait espérer même dans les rêves les plus chimériques : une édition de l’œuvre romanesque complète de Réjean Ducharme. Inespérée et inattendue, dirait-on pour reprendre les mots de Ducharme, que cette édition qui s’offre à nous, car si sa singularité et son talent sautent aux yeux, il ne semble pas beaucoup lu aujourd’hui – hérésie, quand on considère l’envergure et l’originalité de cette œuvre pareille à nulle autre.
Débrouille-toi avec ton violeur, c’est le titre saisissant du dernier livre de l’édifice post-exotique, une œuvre littéraire singulière qui se déploie sous plusieurs signatures : Volodine, Kronaeur, Draeger, Bassmann en sont les manifestations les plus connues, jusqu’à ce jour où le post-exotisme s’ouvre à une nouvelle signature, Infernus Iohannes. Derrière cette signature, l’idée fictionnelle d’un collectif d’écrivain : l’effacement de l’individualité derrière l’idée poétique et poétique du groupe.
Il y a d’abord le titre comme une enseigne, une monstrueuse enseigne aux promesses démoniaques, et puis il y a ensuite la masse du volume, qu’on le lise en Bourgois, Folio, ou dans la récente édition de l’Olivier : le mastodonte qu’est 2666 pourrait légitimement faire peur, par sa taille, par son projet, mais aussi par son statut de grand livre contemporain. Qu’on se rassure pourtant, sans hésiter davantage à entreprendre sa lecture, car l’une des qualités, première et magistrale, de 2666 par rapport à d’autres monstres du même acabit (qu’on pense à Outremonde, au Tunnel, à l’Arc-en-ciel de la gravité) est sa très grande lisibilité. Parler de chef d’œuvre, on le sait, est une vieille antienne, vieille rengaine que l’on met aussitôt à distance en dévoyant une époque qui célèbre à tout va des chefs d’œuvres qui n’en sont pas. Pourtant 2666 pourrait légitimement prétendre à ce titre, car il a une qualité supplémentaire qui le rend peut-être encore plus universel que ses autres comparses monstrueux : c’est un livre qu’on peut lire.
Il y a tant d’affaires en littérature – tant à faire, pourrions-nous aussi dire, devant la quantité de cases à résoudre. The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde, The Case-book of Sherlock Holmes : tant de crimes que la littérature met dans nos mains innocentes. L’affaire, l’étrange Affaire, parfois bardé d’une majuscule qui rehausse son importance ; le Cas, traduit-on aussi parfois, pour accentuer son étrangeté souvent pathologique. Cette affaire se diffracte souvent dans tous les masques possibles du crime – murders in the rue morgue, study in scarlet, final problem – appelant le lecteur à noter la singularité du récit qui lui est proposé. L’Affaire Charles Dexter Ward, lisons-nous, et notre sourcil déjà se fronce, attentif : qu’est-il arrivé à ce pauvre Charles Dexter pour qu’il devienne à lui seul une affaire ?
Les parutions de Johanne au Tripode et du Charivari au Cadran Ligné sont l’occasion d’aller à la rencontre d’un écrivains des plus singuliers. Les textes de Marc Graciano sont contemporains parce qu’archaïques et ce paradoxe fécond leur donne leur patine particulière. Depuis Liberté dans la montagne en 2013, son œuvre s’est étoffée, radicalisant peu à peu ses procédés stylistiques et narratifs tout en diversifiant ses arcs esthétiques. Entrer dans les rouages de cette œuvre dans le monde d’aujourd’hui, c’est saisir les modalités particulières d’une conjonction entre une langue extrêmement stylisée, neuve autant que vieille, et le rapport de l’écrivain à une fiction première et primale, revenue de l’aube des récits.
Le gouffre : on y tombe, on y sombre, on y meurt. Tout un programme – que depuis Pascal nous avons l’habitude d’appréhender. Baudelaire lui-même nous mettait en garde : « J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou/ Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où/ Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,/ Et mon esprit, toujours du vertige hanté,/ Jalouse du néant l’insensibilité. »
Chez Lovecraft nous plongeons beaucoup : dans la psyché humaine, la peur, l’horreur ; dans les territoires des abysses, les trouées de l’espace, les percées du rêve. Seul un vieux maître des profondeurs comme lui est à même de décrypter notre fascination pour l’obscur.
Les Histoires du Futur : ces grandes projections romanesques s’emparent de l’avenir comme une nouvelle terra incognita que la fiction permet d’explorer. On connaissait jusque-là essentiellement les grands projets américains, d’Heinlein à Smith en passant par Asimov : mais l’empire hégémonique américain sur la science-fiction ne devrait pas faire oublier qu’il existe néanmoins d’autres modèles :
Imaginez qu’on puisse entendre un livre : non pas sa langue, car il suffirait pour cela de le lire, mais son paysage – ses textures, son relief, ce que le langage figure comme potentialité. Imaginez que l’arrière-fond imaginaire qui bruisse dans l’outremonde du livre soudainement se lève et s’incarne ; que quelque chose de la fiction puisse prendre vie, une vie nouvelle. Fermez les yeux, rentrez dans la longue traversée du bardo de ces Variations Volodine.
Jacques Abeille vient de mourir, le dimanche 23 janvier 2022, laissant derrière lui une œuvre immense. Le 10 octobre 2020, il avait reçu Yann Etienne chez lui, pour un grand entretien autour de son dernier livre, La Vie de l’explorateur perdu, et de l’ensemble de son travail. Diacritik la republie, en hommage.
Le rêve peut se révéler la fausse bonne idée de la littérature. Rien de plus fort que le rêve pour celui qui le vit, rien de plus difficile à communiquer à qui le lit. Même de grands écrivains s’y sont cassé les dents. Pourtant le rêve a un pouvoir d’immersion fictionnelle énorme, puisque nous en sommes les protagonistes, spectateurs soudain projetés à l’intérieur même de la fiction. Peu d’écrivains se sont aventurés avec bonheur sur ces territoires mouvants ; c’est pourquoi il est important de dire qu’avec Aurélia de Nerval et les contes de Lord Dunsany, les récits de rêve de Lovecraft sont sans doute parmi les plus réussis du genre. Arpentons donc ces Contrées du Rêve, ces Dreamlands où le talent sans pareil de Lovecraft s’est aventuré plus loin que quiconque avant lui.
Bolaño, aujourd’hui, est à la mode. Quand on aime un auteur, on ne peut que se réjouir et être en même temps agacé de ce genre de phénomène.
Nous connaissons tous certain lecteur lettré qui, lorsqu’on lui parle de Tolkien, n’est ni méprisant ni hautain envers cet auteur un peu étrange dont il reconnaît volontiers la qualité sans pareille ; il est possible et même probable qu’il ait un vague souvenir un peu aimable du Seigneur des Anneaux ou du Hobbit, qu’il a dû lire, peut-être en ses jeunes années ; mais il s’est sans doute arrêté là, peut-être parce que son goût a délaissé ses rivages au fur et à mesure qu’il s’est formé, et si le souvenir aimable et distant persiste, il n’a pas relu Tolkien ni découvert le reste de son œuvre, et ne compte pas le relire davantage : il a d’autres chats à fouetter, d’autres livres à découvrir, d’autres œuvres à arpenter. Que ce lecteur-là soit détrompé, qu’il soit même dédouané de toute culpabilité de ne pas l’avoir lu s’il a la curiosité de s’y plonger aujourd’hui ; car disons ensemble à ce lecteur – il va écarquiller les yeux et crier peut-être à l’imposture, peut-être, mais prenons le risque – que le Silmarillion est une œuvre aussi importante que La Recherche du temps perdu (ce n’est peut-être pas un hasard si le spécialiste français de Tolkien, Vincent Ferré, a d’abord travaillé sur Proust).
Après Matière de Léomance en 2020, Les Moutons Électriques publient en ce mois d’octobre un second omnibus des œuvres de Jean-Philippe Jaworski, Rois du Monde : un grand récit épique à la lisière de la fantasy et du roman historique, mais surtout une superbe machine romanesque d’une puissance impressionnante et emportée. Rois du monde prend pour sujet les Celtes, et plus particulièrement Bellovèse, sorti armé de la cuisse de Tite-Live, sorti remodelé du front de Jaworski qui en fait le héros de cette exploration fantastique, fantasmatique et fantaisyste de nos origines historiques, littéraires et mythiques. L’occasion de revenir avec lui sur son œuvre double, Rois du Monde comme le Vieux Royaume, et d’interroger les sentiers secrets qui mènent à la route aventureuse de ses contrées.