Orphée : le premier poète, celui-là même qui précède Homère, l’origine légendaire et tragique de la condition de l’artiste. On ne sait par quel bout le saisir tant son histoire a été racontée, tant son mythe a été figuré et déformé par une postérité qui l’a choisi comme emblème. Orphée c’est le poète magique, capable de transfigurer le monde qui l’entoure, de faire parler pierre, arbre, rivière, c’est celui capable de vaincre les puissances de la mort par la beauté envoûtante de son chant, mais c’est aussi celui qui ne peut échapper au fatum tragique du destin, et c’est celui éparpillé par les serres cruelles des femmes qui le déchirent. Comment saisir Orphée alors même qu’il n’est pas une œuvre, ni un auteur, mais un mythe qui ouvre la porte de la littérature pour toute une civilisation et pour ses descendants ?
Auteur : Yann Etienne
La façon la plus certaine de situer Franck Venaille consiste à dire ce qu’il n’est pas, à dire le monde auquel il n’appartient pas et à quel régime de sensibilité il se refuse. Ici il n’y a pas de mondanité, pas de pose d’artiste, il n’y a ni égoïsme, ni arrivisme ou carriérisme, il n’y a pas ces faussaires qui batifolent d’un air faussement pénétré comme convaincus eux-mêmes de leur propre personne. Non. C’est une autre manière d’être que sa poésie démontre : aiguë, sourde, viscérale, sanguine ; écorchée, froide, réfléchie, heurtée. Un art comme il en existe peu, car il existe peu d’œuvres qui refusent autant les concessions, concessions qui n’empêchent pas l’art mais qui limitent, adoucissent et tempèrent l’extrémisme dont il peut faire preuve.
Et si la particularité des grandes œuvres féministes était leur grande capacité à être oubliées et ignorées – pour finalement ressurgir des années plus tard, intactes, neuves, préservées et toujours aussi détonantes ? Comme si le destin de ces œuvres devait forcément s’accommoder d’une période de purgatoire, nécessaire à leur acceptation sociale – comme s’il leur était impossible d’être reçues par une société en retard sur ce qu’elles avancent. La réédition du livre de Joanna Russ paru en 1975 (L’Autre Moitié de l’homme, The Female Man, Robert Laffont) sous le titre L’Humanité-femme dans une traduction révisée aux éditions Mnémos permet de réparer cette lacune.
Un homme face à son jardin : la terre qu’il travaille, les outils qu’il use, la sueur des muscles, l’énergie dépensée de l’effort, et les ciels chaque jour différents qui le regardent ouvrager le sol dans l’espoir d’y voir naitre quelque chose – et dans les lointains, la plaine écrasée et sa ligne d’horizon comme seul point de fuite.
On n’aime pas quand quelqu’un meurt. Et pourtant on ne le connaît pas ou si peu, autant que tous ceux qui ont lu et relu ses livres, ceux qui se sont habitués à ce vieux compagnonnage. On est triste, alors qu’au fond on ne sait rien de l’homme, on ne sait rien de ce qu’il a été, comment il a vécu et ressenti les choses qui ont été sa vie – ne connaissant que l’écrivain, même pas, pas l’écrivain, lui qui n’a presque jamais joué à être un écrivain, refusant le jeu médiatique qui accompagne aujourd’hui l’écriture – ne connaissant dès lors que les livres, les longs paysages rudes de ses livres, les crépuscules de ses nuits, et son verbe, la cadence de son verbe, on le connaissait par l’implacable cadence litanique de son verbe.
Que vient-on chercher dans un journal ? Vaste question, à laquelle il est autant de réponses que d’auteurs. On n’y vient pas toujours pour les mêmes raisons et on n’en retire pas toujours les mêmes choses. Gageons qu’on cherche toujours quand même à y retrouver quelqu’un qu’on a déjà lu, qu’on a aimé lire. On vient au journal pour prolonger un compagnonnage, guidé par le fil d’Ariane de la fiction ou de la poésie – comme si le journal était un labyrinthe dont il ne s’agit pas de sortir mais de trouver le centre. On vient surtout à certains journaux et pas à d’autres, car certains semblent flotter légèrement au-dessus du niveau de la mer : le journal de Kafka, de Woolf, de Jules Renard, la correspondance d’un Flaubert.
À l’occasion de la sortie aux éditions Cambourakis du Baron Wenckheim est de retour, nous avons souhaité donner à entendre celle qui est la voix française de László Krasznahorkai depuis ses premiers livres, Joëlle Dufeuilly. L’auteur hongrois est l’un de ceux dont on guette avec attention les prochaines parutions, qui s’annoncent toujours comme des événements singuliers. Rencontre avec Joëlle Dufeuilly, pour tenter de défricher les herbes hautes qui mènent jusqu’au cœur du Baron.
Après Blandine Volochot, Capitale Songe et Contre-Nuit, Lucien Raphmaj revient raconter une étrange histoire, l’histoire sidérale d’un désastre : l’arrivée d’une météorite dans la vie, le monde et le récit de sa narratrice. Sans prétendre détruire cette comète – nous ne sommes pas dans Armageddon – nous pouvons tout du moins tenter de l’appareiller, d’en étudier le sillage, d’en approcher la forme. Rapprochons-nous, par le télescope onirique des songes, d’Une Météorite nommée désir.
Après le succès public et critique de Règne Animal, Jean-Baptiste Del Amo revient en cette rentrée littéraire avec Le Fils de l’Homme. Récit épuré, primaire au sens fort du terme, Le Fils de l’homme pose des questions essentielles : que sont héritage, démesure, amour familial, folie ? Entre La Route de Cormac McCarthy et le Shining de Stephen King, ce roman, qui sort en poche chez Folio, fable aux accents universels et « bibliques », traite autant de la chute de l’homme que de sa volonté d’échapper à son destin. Entretien avec Jean-Baptiste Del Amo.
Il y avait d’abord la Grande Beune en 1996, il y a maintenant la Petite Beune en 2023. Vingt ans après, ou un peu plus mais au fond c’est la même chose : si on fermait les yeux, pour un peu on reverrait d’Artagnan sorti de la poussière, Aramis et ses fanfreluches de précieux, Athos et sa mélancolie souveraine, Porthos et son rire de géant – le retour des vieux guerriers, ou les vieux guerriers sur le retour, ce qui n’est pas la même chose. Dumas avait eu le nez creux quand il avait fait revenir ses mousquetaires : non tellement parce qu’il annonçait la mécanique sérielle, non tellement parce qu’il annonçait Proust par la question du temps, mais parce qu’il montrait qu’en littérature il n’est au fond question que de retour. Homère l’avait déjà dit, et avant lui Gilgamesh : on ne fait que revenir, réarpenter les mêmes sillons mais en étant, Héraclite nous l’a enseigné, jamais le même que la première fois – Pierre Michon le sait bien.
Combien de livres font encore événement — et sont des évènements vraiment littéraires, c’est-à-dire engagent un intérêt d’ordre littéraire ? Dire qu’on attendait Le Passager serait faux. Il serait plus juste de dire en fait qu’on ne l’attendait plus. Cette arlésienne allait certainement rejoindre la longue liste de ces projets pharaoniques et intrigants que la mort interrompt toujours, un de ces serpents de mer dont on avait fait le deuil, parce qu’on connait depuis le temps la littérature et sa manière vicieuse de nous hameçonner.
Où se finit le processus créatif ? à quel moment l’œuvre impose-t-elle son point final ? quand savoir quand l’œuvre proliférante se met à dévorer le créateur lui-même ? L’œuvre de Tolkien, par son immensité, sa précision, ses scrupules, sa puissance imaginative, provoque ces problématiques consubstantielles à la fiction, mais spécifiques à l’émergence, l’édification et l’érection d’un monde secondaire – le premier des mondes secondaires, pourrait-on aller jusqu’à dire, par sa date comme par sa réussite. Les Contes et Légendes inachevés, qui reparaissent chez Bourgois dans une édition à la traduction révisée, illustrée de plus par Alan Lee, John Howe et Ted Nasmith, permettent d’explorer un peu plus la vastitude légendaire de ce territoire imaginaire.
Voilà que les éditions Quarto font paraitre ce qu’on n’osait espérer même dans les rêves les plus chimériques : une édition de l’œuvre romanesque complète de Réjean Ducharme. Inespérée et inattendue, dirait-on pour reprendre les mots de Ducharme, que cette édition qui s’offre à nous, car si sa singularité et son talent sautent aux yeux, il ne semble pas beaucoup lu aujourd’hui – hérésie, quand on considère l’envergure et l’originalité de cette œuvre pareille à nulle autre.
Débrouille-toi avec ton violeur, c’est le titre saisissant du dernier livre de l’édifice post-exotique, une œuvre littéraire singulière qui se déploie sous plusieurs signatures : Volodine, Kronaeur, Draeger, Bassmann en sont les manifestations les plus connues, jusqu’à ce jour où le post-exotisme s’ouvre à une nouvelle signature, Infernus Iohannes. Derrière cette signature, l’idée fictionnelle d’un collectif d’écrivain : l’effacement de l’individualité derrière l’idée poétique et poétique du groupe.
Il y a d’abord le titre comme une enseigne, une monstrueuse enseigne aux promesses démoniaques, et puis il y a ensuite la masse du volume, qu’on le lise en Bourgois, Folio, ou dans la récente édition de l’Olivier : le mastodonte qu’est 2666 pourrait légitimement faire peur, par sa taille, par son projet, mais aussi par son statut de grand livre contemporain. Qu’on se rassure pourtant, sans hésiter davantage à entreprendre sa lecture, car l’une des qualités, première et magistrale, de 2666 par rapport à d’autres monstres du même acabit (qu’on pense à Outremonde, au Tunnel, à l’Arc-en-ciel de la gravité) est sa très grande lisibilité. Parler de chef d’œuvre, on le sait, est une vieille antienne, vieille rengaine que l’on met aussitôt à distance en dévoyant une époque qui célèbre à tout va des chefs d’œuvres qui n’en sont pas. Pourtant 2666 pourrait légitimement prétendre à ce titre, car il a une qualité supplémentaire qui le rend peut-être encore plus universel que ses autres comparses monstrueux : c’est un livre qu’on peut lire.