Vous entrez dans une librairie, le désir comme seule boussole, vous flânez entre les livres, dans la vitre un rayon de soleil, et soudain une main aimante glisse entre vos doigts un petit volume violet. Ça n’a l’air de rien, ce n’est presque rien : c’est délicat comme les choses volatiles, un geste brusque et tout s’envole ; c’est aérien, léger, tendre ; en même temps quelque chose pique le cœur, volutes de mélancolie que la chaleur ne chasse pas tout à fait ; qu’importe puisque c’est intense ; c’est aigu, fiévreux, excessif et retenu à la fois : extrême.

On se méfie toujours des livres posthumes : que va-t-on fouiller dans les tiroirs des morts – pour y dénicher quoi ? Alors nous regardons les œuvres posthumes qui prennent place dans nos bibliothèques : presque tout Kafka, Bouvard et Pécuchet, La Conjuration des imbéciles, l’Art de la joie, 2666. Est-ce que la littéraire serait moindre sans eux ? c’est certain. Mais les livres-sommes qui viennent conclure une œuvre sont moins nombreux que les récits de jeunesse, ouvrages inachevés, nouvelles non recueillies. Face à ces publications que le monde éditorial aime à remettre au goût du jour, deux sentiments sont possibles et souvent cohabitent : la réticence à l’idée de tirer sur la corde, la joie de revoir un instant un vieil ami.

Au Nord Tes Parents : le premier livre d’Antoine Mouton, publié en 2004, reparaît aujourd’hui en format poche chez La Contre Allée. L’histoire d’un enfant qui chemine vers le nord ; dans la voiture, avec lui, ses parents, la maladie de sa mère et la dureté de son père. Dans ce premier livre s’impose l’évidence d’une forme : une phrase souple, déliée, aérienne en même temps que drapée dans une gravité qu’impose son sujet. Qu’est-ce qu’on fait avec la mort et les revers de sa peine ? On va au Nord. Revenons un peu dans ces latitudes en compagnie d’Antoine Mouton, qui nous accompagne dans la genèse de ce premier texte.

C‘est l’histoire d’un poète, comme il en existe tant : un jour il vient, il vit, il aime, puis souffre et meurt. Parfois ces gens-là meurent et sont oubliés et rejoignent l’humus général du monde, d’autres fois, ayant réussi le long parcours de l’œuvre, quelque chose en reste et surnage dans la scorie des siècles, et on en garde traces ; peut-être sont-ils lus, aimés, honnis, peut-être vivent-ils ainsi ; parfois même on romance leur vie- pour s’en souvenir davantage.

Finir dans le feu : voilà le projet du dernier livre d’Antoine Volodine, qui vient terminer, ou presque, un édifice commencé en 1985 avec Biographie de Jorian Murgrave. Beaucoup de chemin parcouru, bien évidemment, des transformations, une transhumance éditoriale, l’édification d’une somme romanesque sans équivalent dans la littérature mondiale – qui se signale au lecteur attentif par sa radicalité, son étrangeté, sa densité, son obscurité, son humour noir, son tragique mâtiné d’ironie douce, et la très grande douceur de sa poésie. Que l’on se rassure cependant : si c’est bien le dernier Volodine, ce ne sera pas le dernier livre post-exotique. Mais assurément ce moment décisif qu’est Vivre dans le feu n’est pas à négliger : plongeons donc avec son créateur dans cette bouffée de l’espace noir.

Construisons des murs, oui, c’est bien connu, les murs résistent aux assauts de la misère et au grignotage du désespoir. Et puis chez soi bien seul, on est mieux qu’avec les autres, oui, là, ces gens bizarres, ces indigents, nauséabonds de leurs propres malheurs, ils seront mieux chez eux que chez nous ; d’ailleurs est-ce encore chez nous s’ils viennent ? Non, vraiment, sans façon. Et puis les murs, ce qui est bien, ce qu’ils sont physiques – et on met des chiens, des tourelles, des fusils, on fait les choses bien – mais qu’ils sont aussi dans la tête, car ces gens-là sont insidieux, il faut les tenir à l’écart, avec de beaux barbelés dans la tête. Et tant pis s’il y a des dommages collatéraux : que voulez-vous ma bonne dame, à la guerre comme à la guerre.

Orphée : le premier poète, celui-là même qui précède Homère, l’origine légendaire et tragique de la condition de l’artiste. On ne sait par quel bout le saisir tant son histoire a été racontée, tant son mythe a été figuré et déformé par une postérité qui l’a choisi comme emblème. Orphée c’est le poète magique, capable de transfigurer le monde qui l’entoure, de faire parler pierre, arbre, rivière, c’est celui capable de vaincre les puissances de la mort par la beauté envoûtante de son chant, mais c’est aussi celui qui ne peut échapper au fatum tragique du destin, et c’est celui éparpillé par les serres cruelles des femmes qui le déchirent. Comment saisir Orphée alors même qu’il n’est pas une œuvre, ni un auteur, mais un mythe qui ouvre la porte de la littérature pour toute une civilisation et pour ses descendants ?

La façon la plus certaine de situer Franck Venaille consiste à dire ce qu’il n’est pas, à dire le monde auquel il n’appartient pas et à quel régime de sensibilité il se refuse. Ici il n’y a pas de mondanité, pas de pose d’artiste, il n’y a ni égoïsme, ni arrivisme ou carriérisme, il n’y a pas ces faussaires qui batifolent d’un air faussement pénétré comme convaincus eux-mêmes de leur propre personne. Non. C’est une autre manière d’être que sa poésie démontre : aiguë, sourde, viscérale, sanguine ; écorchée, froide, réfléchie, heurtée. Un art comme il en existe peu, car il existe peu d’œuvres qui refusent autant les concessions, concessions qui n’empêchent pas l’art mais qui limitent, adoucissent et tempèrent l’extrémisme dont il peut faire preuve.

Et si la particularité des grandes œuvres féministes était leur grande capacité à être oubliées et ignorées – pour finalement ressurgir des années plus tard, intactes, neuves, préservées et toujours aussi détonantes ? Comme si le destin de ces œuvres devait forcément s’accommoder d’une période de purgatoire, nécessaire à leur acceptation sociale – comme s’il leur était impossible d’être reçues par une société en retard sur ce qu’elles avancent. La réédition du livre de Joanna Russ paru en 1975 (L’Autre Moitié de l’homme, The Female Man, Robert Laffont) sous le titre L’Humanité-femme dans une traduction révisée aux éditions Mnémos permet de réparer cette lacune.

On n’aime pas quand quelqu’un meurt. Et pourtant on ne le connaît pas ou si peu, autant que tous ceux qui ont lu et relu ses livres, ceux qui se sont habitués à ce vieux compagnonnage. On est triste, alors qu’au fond on ne sait rien de l’homme, on ne sait rien de ce qu’il a été, comment il a vécu et ressenti les choses qui ont été sa vie – ne connaissant que l’écrivain, même pas, pas l’écrivain, lui qui n’a presque jamais joué à être un écrivain, refusant le jeu médiatique qui accompagne aujourd’hui l’écriture – ne connaissant dès lors que les livres, les longs paysages rudes de ses livres, les crépuscules de ses nuits, et son verbe, la cadence de son verbe, on le connaissait par l’implacable cadence litanique de son verbe.

Que vient-on chercher dans un journal ? Vaste question, à laquelle il est autant de réponses que d’auteurs. On n’y vient pas toujours pour les mêmes raisons et on n’en retire pas toujours les mêmes choses. Gageons qu’on cherche toujours quand même à y retrouver quelqu’un qu’on a déjà lu, qu’on a aimé lire. On vient au journal pour prolonger un compagnonnage, guidé par le fil d’Ariane de la fiction ou de la poésie – comme si le journal était un labyrinthe dont il ne s’agit pas de sortir mais de trouver le centre. On vient surtout à certains journaux et pas à d’autres, car certains semblent flotter légèrement au-dessus du niveau de la mer : le journal de Kafka, de Woolf, de Jules Renard, la correspondance d’un Flaubert.

À l’occasion de la sortie aux éditions Cambourakis du Baron Wenckheim est de retour, nous avons souhaité donner à entendre celle qui est la voix française de László Krasznahorkai depuis ses premiers livres, Joëlle Dufeuilly. L’auteur hongrois est l’un de ceux dont on guette avec attention les prochaines parutions, qui s’annoncent toujours comme des événements singuliers. Rencontre avec Joëlle Dufeuilly, pour tenter de défricher les herbes hautes qui mènent jusqu’au cœur du Baron.

Après Blandine Volochot, Capitale Songe et Contre-Nuit, Lucien Raphmaj revient raconter une étrange histoire, l’histoire sidérale d’un désastre : l’arrivée d’une météorite dans la vie, le monde et le récit de sa narratrice. Sans prétendre détruire cette comète – nous ne sommes pas dans Armageddon – nous pouvons tout du moins tenter de l’appareiller, d’en étudier le sillage, d’en approcher la forme. Rapprochons-nous, par le télescope onirique des songes, d’Une Météorite nommée désir. 

Après le succès public et critique de Règne Animal, Jean-Baptiste Del Amo revient en cette rentrée littéraire avec Le Fils de l’Homme. Récit épuré, primaire au sens fort du terme, Le Fils de l’homme pose des questions essentielles : que sont héritage, démesure, amour familial, folie ? Entre La Route de Cormac McCarthy et le Shining de Stephen King, ce roman, qui sort en poche chez Folio, fable aux accents universels et « bibliques », traite autant de la chute de l’homme que de sa volonté d’échapper à son destin. Entretien avec Jean-Baptiste Del Amo.