Marie-Odile André et Anne Sennhauser : « La dynamique de l’œuvre de Jean Rolin, c’est une exploration sans cesse relancée »

Jean Rolin @ Hélène Bamberger / éditions P.O.L

C’est aujourd’hui que sort un important collectif sur une figure centrale de la littérature contemporaine : Jean Rolin. Mené par Marie-Odile André et Anne Sennhauser, le riche et fort volume intitulé Jean Rolin, une écriture in situ examine une œuvre à la croisée de la fiction et du documentaire, du reportage et du romanesque, de la géographie et de l’histoire. Collectif pionnier, il donne enfin à Jean Rolin sa place dans le paysage d’écriture de la littérature française des trente dernières années. Autant d’excellentes raisons pour Diacritik de partir, le temps d’un grand entretien, à la rencontre de Marie-Odile André et d’Anne Sennhauser autour de Jean Rolin.

Ma première question voudrait porter sur ce qui vous a décidé à organiser votre très beau colloque sur l’œuvre de Jean Rolin dont les Actes paraissent ces jours-ci sous le titre Jean Rolin une écriture in situ. Dans votre stimulante introduction, vous en donnez une première raison en précisant d’emblée qu’il s’agit paradoxalement du premier colloque sur Jean Rolin alors que son œuvre se déploie depuis plus d’une trentaine d’années. Comment expliquez-vous qu’il ait fallu attendre autant de temps pour qu’un colloque soit consacré à l’auteur d’une œuvre pourtant déjà distinguée par de nombreux prix littéraires ? Et pourquoi avoir choisi la forme du colloque plutôt qu’un essai monographique ? En quoi, pour vous, l’indéniable plasticité de l’écriture et des récits de Rolin peut-elle être accueillie de façon privilégiée par la forme même qui est celle d’un colloque ?

Marie-Odile André Le colloque dont est issu le livre a eu lieu en novembre 2016 et c’est, en effet, le premier colloque consacré à l’œuvre de Jean Rolin. À cette date, son œuvre était déjà largement inscrite dans la durée avec vingt-six ouvrages publiés depuis Chemins d’eau en 1980 (vingt-neuf désormais).

Il y aurait donc eu tout à fait matière à organiser un colloque bien avant, d’autant que, comme vous le rappelez, la reconnaissance acquise par ailleurs est intervenue assez tôt (prix Albert Londres en 1988, prix Médicis en 1996, Grand prix de Littérature Paul-Morand de l’Académie française en 2004, pour ne citer que les principaux). Et si l’on regarde ce qu’il en a été des auteurs, largement reconnus eux aussi, qui, comme Jean Rolin, ont commencé à écrire au tout début des années 1980, on constate que la plupart d’entre eux a fait l’objet plus tôt que lui d’un premier colloque et même, pour certains, de plusieurs.

Pourquoi un tel décalage et ce qui peut apparaître dès lors comme un retard ? Il est souvent un peu artificiel de chercher à toutes forces des raisons à ce qui a sa part inévitable de contingence mais je dirai simplement deux choses.

Il y a peut-être d’abord une raison d’ordre institutionnel, lié au caractère relativement inclassable de l’œuvre de Jean Rolin. Sa production s’est longtemps située aux frontières du journalisme et de la littérature et on a souvent convoqué des catégories comme celles du reportage ou du récit de voyage pour ranger ses écrits, de sorte que l’institution universitaire, du fait de ses cloisonnements qui, quoi que l’on en dise, demeurent, a mis sans doute relativement plus de temps à s’en saisir en tant qu’objet littéraire. D’autant que l’œuvre elle-même déjoue aussi, à bien de égards, les catégories mêmes du littéraire, ne serait-ce que dans sa façon très personnelle de poser la question de la frontière entre fictionnalité et factualité ou d’élaborer une figure d’écrivain.

Par ailleurs, l’organisation d’un colloque participe d’une dynamique plus large de la recherche. En ce qui concerne notre projet, il s’est inscrit directement dans la continuité de la thèse soutenue en 2014 par Anne Sennhauser (Devenirs du romanesque. Les écritures aventureuses de J. Echenoz, J. Rolin et P. Deville, très bientôt disponible aux Éditions Honoré Champion). Il en a été le prolongement logique. Le travail de longue haleine que suppose la thèse en a fourni le substrat théorique et, en même temps, le colloque a été l’occasion d’aller plus loin dans les voies frayées, de relancer un certain nombre de questions, de croiser les approches, d’ouvrir l’espace de la réflexion, là où la logique académique de la thèse tend pour sa part à privilégier la rigueur un peu rigidifiante de la démarche argumentative. Par rapport à cette dynamique d’ensemble, un essai monographique n’aurait pas eu vraiment de sens, pour nous du moins, à ce moment précis du temps. D’où le colloque, qui s’est avéré aussi être le premier consacré au travail de Jean Rolin.

Si le principe du colloque permet d’ouvrir portes et fenêtres (sans perdre de vue pour autant, bien au contraire, le souci de scientificité), c’est d’autant plus vrai quand il est consacré à un auteur vivant et que celui-ci accepte d’y participer. Que Jean Rolin ait été présent a conféré aux échanges toute leur dynamique, grâce à ses nombreuses interventions, aux précisions qu’il a pu donner, aux discussions que ses remarques ont suscitées et nourries : penser avec Jean Rolin, c’est cela aussi qu’a autorisé le format du colloque. Évidemment, cette dynamique des échanges ne trouve dans le livre qu’un écho indirect à travers la façon dont ils ont alimenté la réflexion de chacun des contributeurs mais la transcription de la table ronde entre Jean Rolin, Jean-Christophe Bailly et Philippe Vasset donne, je crois, une assez bonne idée de la tonalité et de l’esprit général qui ont présidé aux discussions tout au long de ces deux journées. Et pour finir de répondre à votre question, le format souple et ouvert qui est propre à ce genre de manifestation est bien fait, vous avez raison, pour accueillir cette plasticité de l’écriture qui caractérise le travail de Jean Rolin d’autant que, comme le fait remarquer avec beaucoup de justesse Aline Bergé dans sa contribution, il y a un souffle rolinien très reconnaissable qui est commun à son écriture et à sa parole et qui installe une forme de continuité entre oral et écrit.

Venons-en tout de suite, si vous me le permettez, au cœur même de votre propos et notamment au titre « une écriture in situ » qui dévoile l’angle problématique par lequel vous avez choisi d’aborder et de réunir les contributions sur l’œuvre de Jean Rolin. Pour vous, comme vous vous en expliquez notamment dans l’introduction, in situ est une expression qui rend compte avec force et nuance de l’expérience d’écriture de Rolin : expérience au sens physique relevant conjointement du sensible et de l’intelligible. Pourriez-vous ainsi revenir pour nous sur le choix de cette locution, in situ, et sur le déploiement sensible et intellectuel qu’il convoque selon vous ?

Anne Sennhauser Nous avons voulu placer au cœur de notre réflexion la question de l’exploration spatiale, d’où le choix de cette expression, in situ, qui insiste sur l’expérience des lieux. L’immersion s’impose en effet comme une donnée essentielle chez Jean Rolin ; on peut même dire que ce qui constitue la dynamique de son œuvre, c’est une exploration sans cesse relancée qui passe par des formes aussi insolites et diverses que la navigation sur des cargos de marchandises ou la traversée mi-cycliste mi-piétonne d’une île du Pacifique. Que la déambulation soit, ensuite, fictionnalisée ou non n’enlève rien à cette expérience initiale, véritablement fondatrice.

L’expression in situ permet aussi de faire entrer en dialogue l’écriture de Jean Rolin avec des pratiques issues des sciences humaines. Au-delà du plaisir immédiat de l’exploration (plaisir d’ailleurs rappelé par Jean Rolin au cours de l’entretien qui a eu lieu durant le colloque), elle rend compte d’une méthode : la déambulation se donne le cadre d’un dispositif précis, véritable « protocole topographique », qui permet la délimitation de l’espace et son exploration selon des contraintes spécifiques. C’est par là que l’écriture in situ se distingue en particulier de la flânerie poétique héritée du XIXe siècle, plus libre et plus subjective dans la dérive qu’elle instaure. Il s’agit somme toute de mettre en place les conditions d’une perception renouvelée de l’espace, pour saisir des éléments qui seraient restés invisibles dans d’autres circonstances.

J’ajouterais pour terminer que ce qui nous a conforté dans le choix de cette expression, c’est sa portée métaphorique. La locution in situ fait résonner la question de la situation de l’écrivain : appliquée à l’écriture, elle s’articule à une interrogation sur la façon dont celui-ci se positionne par rapport à son époque. Elle nous a amené à préciser les modalités de ce positionnement – étant entendu qu’il ne s’agit pas pour Jean Rolin de s’identifier à la figure prestigieuse de l’écrivain engagé, mais de la repenser autrement.

Vous prenez également soin de préciser sans attendre que l’œuvre de Jean Rolin témoigne d’un « désir d’immersion dans un espace concret » et que par ses explorations géographiques et son arpentage du monde, elle se donne comme une manière de reconfigurer la littérature depuis la matière, de redonner à la littérature son désir de matière. Diriez-vous ainsi que l’œuvre de Rolin s’inscrit dans ce mouvement plus général qui, au tournant des années 80, revient du supposé formalisme du Nouveau Roman pour se consacrer à la matière même du monde ?

Marie-Odile André Comme vous le suggérez vous-même en parlant du « supposé formalisme du Nouveau Roman », je ne crois pas qu’il soit, ici comme ailleurs, vraiment pertinent de penser les choses de façon trop binaire. Plus s’éloignent d’ailleurs les années quatre-vingts et plus ce genre d’oppositions tend au demeurant à se nuancer toujours davantage. D’autant qu’il existe bien peu d’œuvres qui soient aussi profondément immergées dans la matière du monde que celle d’un Claude Simon par exemple.

Anne Sennhauser vient de le souligner, immersion dans le monde concret et écriture sont tout deux directement adossés chez Jean Rolin à des protocoles topographiques très précisément réglés qui définissent les modalités d’arpentage des territoires qu’il s’agit d’investir. Au-delà de la référence perecquienne souvent mentionnée au sujet d’un livre comme La Clôture, une contribution comme celle de Pascal Mougin met clairement en lumière la proximité qui peut exister entre le travail de l’écrivain et les différents types de dispositifs propres à un certain nombre de démarches artistiques qui lui sont contemporaines, en particulier dans le domaine de la photographie. Par là, déjà, il apparaît que cette immersion dans un territoire précis est profondément inséparable des protocoles formels qui en permettent et en organisent la saisie.

Un écrivain qui a pour projet de se confronter à la matière du monde et qui éprouve la nécessité d’« aller y voir » comme le dit Jean Christophe Bailly – et si possible d’un peu près – n’est pas naïf. Il sait que toutes les conditions sont réunies pour que, justement, l’on ne voit rien, il sait aussi que tout est pré-vu en quelque sorte, qui empêche de voir vraiment (et Jean Rolin mieux que tout autre sans doute, qui connaît de l’intérieur l’univers du journalisme et des medias). Les dispositifs, dans ce qu’ils ont tout à la fois de formel, d’arbitraire et de méthodique, transforment le simple déplacement dans l’espace en une expérience d’arpentage et constituent à ce titre une médiation fondamentale. Ils sont les instruments de cette tentative de saisie d’un espace concret dans la mesure où ils permettent des effets de décadrage qui, à leur tour, ménagent une place au contingent, à l’insignifiant, à l’infra-ordinaire et offrent une chance de toucher à la matière du monde. De ce point de vue, les écrivains contemporains ne sont pas « revenus » du formalisme du Nouveau Roman, ils en sont plutôt repartis en se forgeant ou en se bricolant des outils qui leur permettent de se confronter à nouveaux frais au monde sensible.

Venons-en à présent, si vous le voulez bien, aux trois moments qui articulent les différentes interventions que vous avez rassemblées. Le premier temps se concentre sur la singularité de Jean Rolin dans ses récits et plus particulièrement dans les mises en récit qui se déploient dans son œuvre. Ces mises en récit de Rolin empruntent à différentes modalités narratives et discursives comme l’enquête sociologique ou aussi bien ethnologique. Pourtant, vous invitez à prendre avec précaution la notion de « littératures de terrain » qu’on convoque souvent pour parler de Rolin. Pouvez-vous nous dire quelle est la nature de votre réticence ? Existe-t-il, plus largement, dans ces mises en récit, une « méthode Rolin » dans l’arpentage du monde ?

Marie-Odile André La notion de « littératures de terrain » telle que l’explore Dominique Viart est essentielle en cela qu’elle permet de rendre compte des formes qu’a pu prendre, dans la production littéraire récente, le dialogue entre littérature et sciences sociales, dialogue qui a profondément infléchi cette production et, au-delà, l’idée même que nous nous faisons de la littérature. Ce dialogue et cette proximité passent en particulier par la volonté manifestée par nombre d’écrivains d’aller sur le terrain, comme peuvent le faire un sociologue ou un ethnologue par exemple, et de réutiliser (au moins en partie) des méthodes élaborées dans ces champs de savoir, avec aussi pour enjeu la dimension proprement heuristique de la littérature. Pour autant, Dominique Viart insiste aussi très clairement dans ses analyses sur ce qui différencie les deux démarches tant en termes de méthodes que de finalités : proximité, dialogue, influences réciproques ne veulent pas dire pour autant que ces deux démarches puissent jamais totalement se confondre d’une quelconque façon.

Pour ce qui est du travail de Jean Rolin, il entre de plein droit, me semble-t-il, dans cette catégorie des « littératures de terrain », ne serait-ce que parce que son écriture est inséparable d’une immersion dans un espace concret volontairement délimité et d’un travail de collecte d’informations et de matériaux. Pour autant, quand on pose à l’écrivain, comme nous l’avons fait lors de la table ronde, la question de la proximité de sa démarche avec celle des enquêtes de terrain telles que les pratiquent les sciences sociales, c’est plutôt de la réticence qui prévaut dans ses réponses. Il y a plusieurs raisons à cela, qui tiennent peut-être, comme vous le suggérez, à une méthode Rolin, inassimilable à aucune autre et donc irréductible à ce qui est une caractéristique de la démarche scientifique, à savoir sa reconductibilité.

Si l’on met donc l’accent sur les différences, il y a d’abord l’idée que pour Jean Rolin le choix d’un lieu concret est premier dans son projet d’écriture et que ce choix relève largement d’un travail de l’imaginaire, d’une mémoire liée à des lectures ou à une histoire personnelle, voire à une ébauche de scénario de fiction, bien loin donc de la démarche rationnelle qui préside à un projet d’ordre scientifique. Rolin se plaît même à souligner la pure contingence de ses choix, comme dans son dernier livre, Crac (2019), où la décision de visiter, après Lawrence d’Arabie, les châteaux des croisés semble reposer sur un hasard biographique d’infime importance, le fait que Lawrence et lui aient séjourné tous deux à Dinard lorsqu’ils étaient enfants. De même, et cela a déjà été évoqué précédemment, les protocoles convoqués pour explorer le territoire sont volontiers caractérisés par leur part d’arbitraire (par exemple dans La Clôture) voire leur dose d’absurdité (comme dans Ormuz où il s’agit de faire « l’inventaire de toutes les choses, des plus infimes aux plus majestueuses, susceptibles d’être décrites, chacune dans sa catégorie, comme la plus proche du détroit d’Ormuz »). Enfin, il n’y a pas de visée conceptuelle dans la démarche de Rolin, même si la question des savoirs, la dimension proprement heuristique de l’écriture ne sont pas absentes, tant s’en faut, de ses textes.

Mais deux traits plus fondamentaux encore peuvent sans doute expliquer ses réticences. Tout d’abord, l’ethos du narrateur que construisent ses textes, délibérément éloigné de toute posture d’autorité et qui se caractérise, au rebours de celui du scientifique, par la multiplication des marques de non-légitimité, de non-fiabilité et ce, jusqu’à l’exhibition délibérée de signaux d’imposture. Ensuite, la manière dont l’expérience sur le terrain est étroitement liée au romanesque à travers tous les « départs de fiction » qu’il autorise, et la manière dont il est inséparable par là d’un intertexte qui est aussi une mémoire vive de la littérature.

Le deuxième moment de votre livre se consacre à la déconstruction générique à l’œuvre dans les récits de Rolin. Un certain nombre d’interventions de la deuxième partie du volume se concentrent sur deux points en particulier : le premier consiste à défaire l’opposition fallacieuse entre fiction et factualité. En quoi, selon vous, Jean Rolin, par ses récits et ses investigations, contribue-t-il à remettre en cause avec force la distinction, notamment journalistique et convenue, entre les faits et le romanesque ?

Anne Sennhauser Il y a là un point essentiel puisque l’écriture de Jean Rolin se caractérise (Marie-Odile André vient d’y faire rapidement allusion) par un jeu permanent avec le romanesque. On a montré que son écriture refuse la « mise en intrigue » propre au roman, ou bien la traite avec désinvolture de manière à tourner en dérision des modèles littéraires perçus comme convenus, artificiels (Jean Rolin emploie le terme de « rhétorique » pour stigmatiser cet artifice). On pourrait à ce titre distinguer dans son œuvre d’une part les textes qui mettent en place une intrigue fictionnelle pour mieux la désamorcer et d’autre part les récits qui refusent cette fictionnalisation, induisant un pacte de lecture de type autobiographique – c’est par exemple ce qui distingue deux textes récents : Les Événements est qualifié de « roman » quand Peleliu ne porte aucune mention générique en couverture et s’ouvre avec la carte de l’île. Ce qui est plus étonnant, c’est de constater, au-delà de cette opposition, la formidable porosité entre ce qui relève de la factualité la plus véridique et ce qui relève de la fictionnalité la plus pure, le curseur ne faisant que se déplacer d’un pôle à l’autre pour proposer différents dosages.

Comme l’a très bien montré Pascal Mougin, les dispositifs narratifs de Jean Rolin se conçoivent, tous autant qu’ils sont, comme des projections imaginaires qui engagent l’écrivain à mettre en place un programme plus ou moins fantaisiste, à partir duquel il élabore son enquête : qu’il s’agisse de s’exiler dans les quartiers périphériques de la capitale, de traverser la France industrielle, de traquer des vedettes internationales, l’impulsion originaire de l’écriture prend naissance dans un scénario qui permet de délimiter l’espace et le mode d’arpentage. Or ce scénario imaginaire engendre des sortes de fictions vraies de soi – de fictions devenues vraies par le biais de l’expérience personnelle – et sert finalement l’ambition documentaire, puisque c’est bien elle qui permet à la matière factuelle d’émerger.

La frontière entre la factualité et la fictionnalité s’estompe aussi, je crois, en raison du rôle important attribué à l’intertexte et à l’imaginaire. Comme nous venons de le rappeler, l’arpentage des lieux fait surgir une matière concrète ; mais elle-même s’articule à un certain nombre d’impulsions romanesques qui, sans être développées, la prolongent et lui donnent sens. Impossible pour le narrateur de L’Explosion de la durite de remonter le fleuve Congo sans rendre compte des résonances littéraires du lieu (via Gide, via Conrad, via Sebald) : d’une certaine manière, le réel ne se conçoit pas sans cette épaisseur que lui confère la mémoire personnelle de celui qui le parcourt. Impossible aussi pour le narrateur d’Ormuz de ne pas émailler son récit factuel d’hypothèses imaginaires, qui viennent rendre compte d’une atmosphère oppressante ou euphorique : ainsi des paysages urbains qui à force de précisions et d’analogies finissent par convoquer tout un imaginaire inquiétant. Le documentaire ne se conçoit pas sans ces impulsions par lesquelles il s’agit de doter les lieux d’une profondeur singulière.

Le second point dans les remises en cause génériques chez Jean Rolin s’articule autour de la question de l’imposture telle que Mathilde Roussigné la met en évidence. Selon elle, Rolin ne cesse de s’interroger sur sa posture et son constant sentiment d’imposture, celui qui n’est pas à sa place et qui, de fait, ne cesse de déplacer les frontières meubles des genres. En quoi cette imposture vous paraît-elle être une qualité fondatrice de son écriture ?

Anne Sennhauser La conscience de l’imposture est omniprésente dans les œuvres de Jean Rolin, et Mathilde Roussigné en propose en effet une analyse très éclairante. Il s’agit d’abord d’une forme d’autodérision qui invite le lecteur à la méfiance vis-à-vis de l’œuvre qu’il a sous les yeux. Ainsi, l’écrivain s’amuse constamment à prendre à rebours la figure mythique du grand reporter : ses narrateurs ne se lancent dans une investigation ambitieuse que pour mieux décevoir les attentes de l’enquête, et ils en falsifient d’autant plus la démarche qu’ils se focalisent sur des éléments qui sont ostensiblement désignés comme futiles et insignifiants. De la sorte, ils ne cessent de semer le doute sur la fiabilité des informations qu’ils délivrent, que ce soit par l’insistance sur les déformations involontaires qui ont pu intervenir dans le récit, ou par la mise en valeur d’un goût particulier pour l’exagération et pour l’invention.

La méfiance que sème l’imposture est mise par ailleurs au service d’une ambition plus générale : elle permet d’amener le lecteur à questionner les discours de vérité autoritaires, en montrant comment la fiction s’insinue dans un grand nombre d’entre eux, plus soucieux de sensationnalisme ou d’idéologie que d’exactitude. Jean Rolin prend très visiblement pour cible les discours journalistiques les moins exigeants, mais aucune parole simplificatrice n’échappe à sa critique – aussi bien celle, bien-pensante, des associations sur le bien-être des animaux, dans Un chien mort après lui. Il s’agit aussi de destituer l’écrivain de sa posture de supériorité : l’imposture engage une déchéance symbolique qui mine l’autorité de l’auteur, en même temps qu’elle permet, à mon sens, de le libérer des attentes à son encontre. Finalement, l’imposture est fondatrice de cette écriture de la complexité – complexité géopolitique par exemple dans Ormuz, où le détroit stratégique est comparé à un « théâtre aux dimensions prodigieuses » dont il s’agit de montrer l’envers, terriblement instable et conflictuel (ce qu’a d’ailleurs confirmé la crise diplomatique de ce début d’année 2019).

Le troisième et dernier moment de votre exploration de l’œuvre de Jean Rolin se concentre sur la manière dont l’écrivain habite le monde. En prise avec le monde, c’est aussi et peut-être surtout une œuvre en prise aussi avec son temps et ses problématiques intrinsèques. Vous dites ainsi que « les livres de Jean Rolin renvoient à n’en pas douter à une sensibilité d’époque ».  C’est à ce titre que vous faites notamment remarquer combien l’environnement est, depuis ses débuts, une constante de son attention. Jean Rolin, une œuvre de l’écopoétique selon vous ?

Anne Sennhauser À travers l’arpentage, c’est en effet un certain rapport à l’environnement qui est rendu sensible, que cet environnement soit sauvage, rural ou urbain. Il me semble que se dessine là une forme de préoccupation qui correspond bien à ce que Pierre Schoentjes a analysé sous le nom d’écopoétique, dans Ce qui a lieu, paru en 2015, en pointant les renouvellements thématiques et esthétiques associés à la représentation du vivant dans la littérature française et francophone actuelle.

Si l’environnement a tant de poids dans l’œuvre de Jean Rolin, c’est que la nature n’y est pas simple décor, reflet d’une intériorité ou lieu symbolique, mais véritablement présence sensible et objet de connaissance – d’où le plaisir manifeste pris à la nomination des différentes espèces animales observées par un narrateur féru d’ornithologie comme en témoigne encore le récent Traquet kurde. Il est intéressant de noter que cette présence du vivant s’articule à une réflexion sur certains enjeux environnementaux dans la mesure où la nature, loin d’être perçue comme immuable, est montrée dans ses transformations – notamment quand elle est saisie sous l’angle des ravages causés par les sociétés industrielles. Mais là où certains écrivains pointent du doigt la fragilité des biotopes, Jean Rolin montre aussi ses mutations les plus surprenantes, et la capacité d’adaptation de certaines espèces (en témoigne la présence d’animaux survivant dans les espaces parfois les plus hostiles et les plus éloignés de leur milieu naturel).

On pourrait donc dire que Jean Rolin est un écrivain de l’« écopoétique », à condition toutefois de bien concevoir ce champ de pensée et de création comme une conscience littéraire, et non comme un mode d’engagement fortement axiologisé. En effet, chez Jean Rolin, l’engagement écologique militant est traité avec ironie – ainsi des activistes pour la protection de l’environnement –, la célébration de la nature est minée par de nombreux contrepoints qui empêchent le lyrisme de s’installer, le cadre fictionnel permet même de relativiser certaines préoccupations environnementales comme c’est le cas dans Les Événements où la situation de guerre rend insignifiante la pollution engendrée par l’incendie d’un pétrolier. Mais à prendre la mesure des changements qui s’opèrent dans l’environnement, l’écriture n’en manifeste pas moins une certaine inquiétude vis-à-vis de la disparition de nombreuses espèces vivantes ou des dégâts causés par l’industrialisation.

Ma dernière question voudrait porter sur la dimension sociale et politique de l’œuvre de Jean Rolin. En effet, vous dites notamment que « souvent situés à la croisée du documentaire et du romanesque, ces récits reflètent une interrogation face aux mutations en cours et s’efforcent d’élaborer dans leur écriture les conditions d’un possible témoignage tout en ayant une pleine conscience de la concurrence exercée par les autres discours, médiatiques ou politiques. » Ne pourrait-on pas ainsi affirmer que l’œuvre de Rolin est politique ?

Marie-Odile André La question est moins, me semble-t-il, de savoir si l’œuvre de Jean Rolin est politique – elle l’est éminemment, mieux et plus que tout autre peut-être – que de préciser les formes particulières à travers lesquelles s’actualise cette dimension.

Cette dimension politique s’inscrit sans conteste dans cette littérature « impliquée » mise en avant par Bruno Blanckeman pour définir les nouvelles modalités qui caractérisent les rapports entre l’écrivain et la cité dans la période contemporaine. Soit une déclinaison de la relation entre littérature et politique propre à un temps de crise et de doute qui est aussi bien celui de la littérature que du politique et se caractérise d’abord par ce qu’on n’y trouve pas (ou plus) : pas d’engagement explicite, pas d’ambition révolutionnaire revendiquée, pas de discours idéologique assuré et sentencieux. Cette catégorie est tout à fait opérante ne serait-ce qu’à travers le rapport de méfiance que l’œuvre de Jean Rolin entretient avec toute prétention didactique et la figure d’écrivain qu’elle construit, éloignée de toute position d’autorité. Mais si l’on analyse plus avant ce que cette implication rolinienne a de spécifique, on peut en préciser quelques traits encore. On sait les engagements politiques de Jean Rolin dans sa jeunesse. Il y a sans nul doute dans le mode d’implication qui est le sien un écho des combats et des illusions perdus, une forme de désenchantement propre à sa génération. D’où aussi un sens marqué de la dérision (et de l’autodérision), un questionnement récurrent sur la possibilité même de l’action et une attention au monde qui n’est pas toujours dénuée d’une certaine inquiétude, voire d’un certain pessimisme mais qui ne s’expriment jamais de manière dramatisée et grandiloquente car toujours teintés d’humour et de légèreté.

En même temps, il me semble que l’essentiel de ce qui caractérise la dimension proprement politique de l’œuvre de Jean Rolin est son combat pour cette complexité dont nous avons déjà parlé. Restituer par l’écriture la complexité et la diversité du monde, ne rien lâcher, jamais, sur ce terrain, rejeter encore et encore toute simplification, tout assujettissement de la pensée à ce qui serait d’avance certain, à ce qui serait fixe, rigide, fossilisé (situations, identités, vérités toutes faites, etc.). Travailler à nommer les choses, même les plus contingentes, au plus juste et au plus précis, épouser à travers sa phrase ce que le monde a de multiple, de divers et de changeant, c’est sans doute ce qui fait la force de l’œuvre de Jean Rolin. Une force éminemment paradoxale puisque elle naît du rejet de toutes les formes aussi obligées que dépassées de l’autorité discursive, créant ainsi les conditions d’une attention délibérément modeste au monde mais infiniment scrupuleuse, nuancée et attentive.

Jean Rolin, une écriture in situ, Marie-Odile André et Anne Sennhauser (dir.), Presses Sorbonne Nouvelle, novembre 2019, 184 p., 16 € 50 — Le sommaire du livre