Conversion brève : Florence Delay (Il n’y a pas de cheval sur le chemin de Damas)

Florence Delay © éditions du Seuil

On retrouve dans Il n’y a pas de cheval sur le chemin de Damas une construction chère à Florence Delay, celle de la « séduction brève », de « petites formes en prose » qui déclinent une même idée en suivant de multiples directions.

Le point de départ est la conversion de saint Paul et le fait qu’à aucun moment, dans le corpus évangélique, Saul ou déjà Paul ne soit renversé d’un cheval lorsque le Christ soudain lui apparaît sur le chemin de Damas, alors que l’iconographie le représente la plupart du temps sur un cheval (Michel-Ange, Caravage, Bruegel…). « Il était sur la route, non loin de Damas, quand une lueur soudaine, venant du ciel, a resplendi autour de lui. Il est tombé à terre. Il a entendu une voix lui dire : Saoul, Saoul, pourquoi  persécutes-tu ? Saul a demandé : Qui es-tu seigneur ? Je suis Jésus, celui que tu persécutes. Pars, va dans la ville et là il te sera dit ce que tu dois faire. Ses compagnons de voyage étaient immobiles, muets, abasourdis. Ils entendaient la voix mais n’apercevaient personne. On a relevé Saul ; il ne voyait rien et pourtant il avait les yeux ouverts. Ils l’ont conduits à Damas, le guidant par la main. » (Actes des apôtres, 9, 3-9, Bible Bayard). Pas de cheval. Rien n’indique en effet que Saul ait été désarçonné d’un cheval — Les Désarçonnés est le titre d’un livre de Pascal Quignard chez Grasset en 2012. Florence Delay se glisse dans cette différence entre le texte et les images et par là-même revisite autrement les conversions célèbres (ou pas) au christianisme, avec quelques aversions aussi et un penchant pour le polythéisme – de Saul le persécuteur à Paul l’inventeur qui pensait que nous ne sommes jamais plus forts que lorsque nous sommes faibles.

Ce christianisme, qui se désole de l’affadissement de la liturgie, est celui de l’évêque de Digne, monseigneur Bienvenu, qui dans Les Misérables donne à Jean Valjean des chandeliers pour le remercier de lui avoir dérobé des couverts en argent. Il est le christianisme de la « Charité » de Péguy et de la Jeanne de Bresson. Il est encore le christianisme de Bernanos, de la rage qui animait l’auteur des Grands Cimetières sous la lune, dans une « paroisse morte », glaciale, que hante le cadavre de Monsieur Ouine. On aime comment Florence Delay rappelle la manière dont Maurice Pialat répondit aux huées en levant le poing quand Yves Montand annonça qu’il avait obtenu en 1987 la Palme d’or pour l’adaptation du roman de Bernanos, Sous le soleil de Satan. À la fin du livre, un peu comme une signature, en référence à un conte amérindien, quelque chose pourtant se dégèle avec l’arrivée du printemps et après le long hiver que nous avons parfois l’impression de traverser aujourd’hui : la parole d’une jeune fille qu’on surnomme « Silencieuse-Jusqu’au-Dégel ».

Chaque texte raconte brièvement une histoire, se saisit, à vif, d’une légende dorée, lointaine, terrible, drôle ou récente. L’ensemble finit par former un récit, presque autobiographique. À la suite de Paul, on croise beaucoup de monde. Les choix, jamais arbitraires, sont ceux depuis toujours de Florence Delay. S’il n’y a pas de cheval sur le chemin de Damas, on croise également beaucoup d’animaux, tout un bestiaire, une arche de Noé. Un jambage sépare l’âme de l’âne de Bresson dans Au hasard Balthazar. « Tout ce que je croyais qu’il me donnerait, confiait Bresson à Godard à propos de cet âne récalcitrant, il me l’a refusé, et tout ce que je croyais qu’il me refuserait… il me l’a donné. » Les Écritures regorgent d’histoires animalières qu’on rencontre dans les musées et qui accompagnent chacun sur le chemin de sa conversion, l’épine par exemple que saint Jérôme retire de la patte d’un lion (Carpaccio), le chien avec l’ange qui conduit Tobie pour que son père aveugle recouvre la vue (Verrocchio), les oiseaux que convertit saint François, le chantre de Dame Pauvreté (Giotto), ou la colombe au rameau d’olivier de la fin du déluge (Picasso).

Florence Delay accorde une place particulière au cochon, le cochon cette fois de saint Antoine et de Flaubert, qu’on a tendance à déconsidérer trop injustement comme le symbole de l’impureté. À partir d’une légende, elle relate que des Grands d’Espagne supplièrent saint Antoine d’abandonner un temps son ermitage pour venir guérir un fils aveugle et paralysé, une épouse possédée du démon, une fille perdue… Après qu’il a accompli son miracle, une truie s’approche de lui et le retient par le bas de son manteau en lui faisant comprendre qu’il doit maintenant sauver son petit cochon, lui aussi aveugle et paralysé. Saint Antoine accompli alors un autre miracle et l’animal, guéri, va quitter sa mère pour gagner avec lui le désert. On ne cessa plus ensuite de vouer un culte au cochon de saint Antoine. Quant à Flaubert, Florence Delay regrette qu’il l’ait retiré dans la version définitive de sa singulière Tentation. « Le cochon – auquel, on l’aura compris, je suis très attaché – a disparu de la version définitive. J’en suis fort marrie. Son idée du bonheur (“que ne suis-je dans la basse-cour, près le ruisseau des écuries, à m’épater tout de mon long dans la bousée des petits veaux !”) m’égayait et son “je m’embête à outrance”, cet ennui que l’ermite de Croisset partage avec l’ermite de la Thébaïde, ce colossal ennui qu’il arrive de ressentir en religion comme en littérature, je me flattais de le connaître. »

Les poissons enfin occupent une place à part. Ils sont le « signe » des débuts du christianisme. Une des caractéristiques de cet « animal » aquatique est qu’il ne dort jamais, d’où le rapprochement avec les premiers chrétiens. Il ne faut pas dormir, il ne faut pas s’endormir, car le « maître » (ou la mort) peut survenir à n’importe quel moment. Une vertu qui n’est pas pour rassurer Florence Delay, dont le signe astrologique est celui du Poisson (l’analogie n’est pas très catholique) et qui apparemment a la chance de posséder un bon sommeil. À défaut de cheval, il y a donc des poissons sur le chemin de Damas…

Florence Delay, Il n’y a pas de cheval sur le chemin de Damas, éditions du Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », avril 2022, 192 p., 18 €