Ça commence par un soir à Lille. J’assiste à la restitution d’un atelier étudiant intitulée « Nos colères », un montage d’une heure et demie à partir d’une vingtaine de textes différents, mis en scène par Catherine Gilleron et Rémi Poppeschi. Ce spectacle tout en fragments se termine par un extrait de sola gratia de Yacine Sif El Islam.

Comment donner forme à l’indicible ? Comment trouver une voie pour un récit quand se déploie la polyphonie d’un procès ? Tel pourrait être la double disjonction à l’œuvre dans V13 d’Emmanuel Carrère, recueil augmenté de ses chroniques du procès du 13 novembre 2015, parues chaque semaine ou presque dans L’Obs, comme dans d’autres organes de presse européens : Écrire malgré l’impossibilité de dire pleinement ce qui dépasse l’entendement, écrire depuis le foisonnement de voix comme de silences que le procès a laissés s’exprimer, jour après jour, de septembre 2021 à juillet 2022.

Vous entrez dans une librairie, le désir comme seule boussole, vous flânez entre les livres, dans la vitre un rayon de soleil, et soudain une main aimante glisse entre vos doigts un petit volume violet. Ça n’a l’air de rien, ce n’est presque rien : c’est délicat comme les choses volatiles, un geste brusque et tout s’envole ; c’est aérien, léger, tendre ; en même temps quelque chose pique le cœur, volutes de mélancolie que la chaleur ne chasse pas tout à fait ; qu’importe puisque c’est intense ; c’est aigu, fiévreux, excessif et retenu à la fois : extrême.

2024 est l’année du centenaire de la mort de Franz Kafka, le 3 juin 1924. Logiquement, les publications et rééditions s’empilent, au risque de la saturation : fin de la trilogie (exceptionnelle) de Reiner Stach au Cherche-Midi et parution au Livre de poche du tome 1 (tous deux en mai prochain), rééditions d’œuvres, dont le Milena de Margarete Buber-Neumann chez « Fiction & Cie » (Seuil), etc. La liste promet d’être longue. Parmi tous ces livres, La Vie après Kafka de Magdaléna Platzová (Agullo).

Le Terrain vague, lieu d’échanges non hiérarchisés aux multiples entrées, est ouvert – on pourrait presque dire avant tout – aux obsessionnels, même si nulle règle n’y a jamais été édictée. Dans cet espace, d’abord mental, mais on ne peut plus concret tant les sens y sont en alerte, la question n’est pas de rabâcher ses obsessions : bien plutôt de dialoguer avec les fantômes qu’elles projettent afin de découvrir autre chose. C’est pourquoi les musiciens, les poètes, les artistes et autres experts en variations, s’y trouvent à leur aise.

Un homme mort est un homme élevé à l’état de mystère absolu. Dans ses Fragments, Novalis envisage ainsi la disparition comme un appel à une signification à toujours chercher en avant, comme une accentuation discrète mais profonde de la vie elle-même. L’œuvre et le destin de la chanteuse anglaise du groupe Broadcast Trish Keenan, qui est morte absurdement à 42 ans le 14 janvier 2011 des suites d’un virus H1N1 contracté lors d’une tournée en Australie, tiennent de ce genre de mystère total.

Le monde d’après est advenu et le moins que l’on puisse dire c’est qu’il a un  fort goût d’apocalypse. 219 ans après la bombe, le temps s’est arrêté aux portes des années 50, les musiques qui résonnent ne sont que ritournelles country et chansons swing passéistes, les écrans sont cathodiques et en noir et blanc et le ciel au-dessus du champ de maïs est d’un bleu artificiel presque sans nuage tel l’avenir des heureux (?) résidents de l’abri numéro 32. Et pour cause : à l’extérieur, à la surface, les terres sont désolées et peuplées de survivants livrés à eux-mêmes, en butte aux éléments, aux goules, au cannibalisme et aux animaux mutants…

Après Chroniques d’une station-service, Un hiver à Wuhan et Wonder Landes, Alexandre Labruffe signe avec Cold case un livre qui finit de donner à entendre ce qui fait la singularité de son univers romanesque : une plongée dans des cas limites, des enquêtes sur-réalistes et un refus du pathos qui passe par une ironie à la tonalité très particulière, forme de résistance à ce qui menace l’individu qu’il s’agisse des non-lieux, d’une pandémie mondiale ou de la folie intérieure.

Dans son manteau noir il marche sur la corniche comme un fou aujourd’hui il n’a pas encore parlé il n’a croisé personne de particulier ou alors il s’est arrangé pour ne rien dire du tout il a fait des airs avec ses yeux des gestes avec ses mains des signes de la tête son téléphone n’a pas sonné depuis des lustres et encore maintenant il ne sonne pas il fume le monsieur dans le manteau une cigarette en regardant vers rien et à l’intérieur de sa tête tout le monde parle il entend les chiens de la rue qui aboient quand il passe les gens qui se disent des mots dans les oreilles quand il s’arrête sur la corniche pour rien ou pour jeter sa cigarette par terre les feux rouges qui éclairent sa tête en rouge quand il se concentre pour respirer l’air qui est froid comme de la menthe et la mer qui lui crie dessus (…)