À l’heure des « fake news » et autres « vérités alternatives » qui troublent et polluent les esprits, à l’époque d’un « storytelling » généralisé qui préempte la possibilité même d’une expérience vécue, comment ne pas s’interroger sur les conditions d’accès à la vérité ? À une vérité du moins, susceptible d’éclairer ce qu’il en est de nos existences et de la façon de les conduire.
La littérature, le roman notamment, s’y collent comme on sait depuis toujours et, finalement, ne font que ça. Reste qu’il faudrait s’entendre sur le genre en question et sur ses intentions. Se redemander en passant ce que peut le roman.
Audacieux comme rarement, Didier da Silva apporte une réponse et sans fausse honte choisit son camp. Avec une dose égale de sérieux et de fantaisie, il expose dans son dernier livre une intrigue qui, l’air de rien, renvoie dos à dos de façon implacable et enjouée un certain journalisme sophistiqué — plus d’un roman actuel s’y complaît — et les prestiges navrants de l’autofiction. Une fois sur son terrain, l’auteur, musicien à ses heures, n’y va pas par quatre chemins. Écrire, qu’on le veuille ou non, c’est fictionner ; alors, autant le vouloir, et le vouloir vraiment. Comme si son unique maxime était : misez sur l’invention ! Comme s’il nous soufflait en souriant, entre deux accords : vous désirez approcher le réel, vous en faire une idée, le faire en vérité ? Eh bien sachez que pas plus que les mouches, il ne s’attrape avec du vinaigre. Sans les ruses et les détours de la fiction, sans l’artifice et les surprises qu’il vous réserve, vous n’aurez rien. Alors, sachez-le aussi, écrire revient ni plus ni moins à inventer de toutes pièces un monde, lequel fera office de contre-monde, histoire de mettre au jour, sinon de révéler, quelque chose du nôtre.
De ce point de vue, Toutes les pierres, le roman tout juste paru et qui poursuit à sa façon ce que L’ironie du sort (L’arbre vengeur, 2014) avait amorcé, ne peut que nous combler. Monde il y a bel et bien ici, et quel monde ! Un monde dégagé de toutes nos représentations étriquées ; monde qui procède d’entrée de jeu d’une bousculade alerte des catégories usuelles de l’espace et du temps. Bref, un monde intempestif, à la lettre possible, dont le degré de réalité tient à la virtuosité de sa composition autant qu’à l’exactitude scrupuleuse de ses sources. Dès lors, tout y est vraisemblable puisque tout y est vraiment inventé. Ou encore, tout y est vrai puisque c’est notre monde qui s’y reflète en vérité.
L’entretien qui va suivre en dira un peu plus. On y croisera des silhouettes exemplaires. Celle de Kleist l’ombrageux et celle du contemplatif Li Baï, baba l’un comme l’autre, on l’imagine, de se retrouver là, embarqués pour le meilleur et pour le reste. Une fois qu’on l’aura parcouru, viendra le moment de se laisser aller à la lecture de ce roman proprement fabuleux, celui de goûter une langue savoureuse, se faufilant entre malice et gravité, en suivant des destins que tout, en apparence, semblait devoir séparer. On se félicitera enfin d’avoir eu sous les yeux de quoi repenser notre condition sous un angle plus qu’étrange en se disant : « Et puis voilà que. Tout est possible de nouveau. Tout était vrai. »
La lecture de Toutes les pierres, votre dernier livre, semble fournir une preuve supplémentaire de la toute puissance de la fiction. Par un coup de force espiègle et érudit, vous faites en effet coexister des destins que l’Histoire avait cru bon devoir désunir. Rien de commun, du moins de prime abord, entre le poète chinois du VIIIe siècle qu’est Li Baï et le magnifique et bouillant écrivain Heinrich von Kleist, qui se donna la mort en 1811. Puisque vous en êtes tout à la fois l’auteur et le responsable, pouvez-vous revenir sur les circonstances, ou plutôt l’artifice, de leur rencontre ?
Au cœur de mon précédent roman, L’ironie du sort, un passage d’une vingtaine de pages entremêlait les vies, contemporaines, de Benjamin Constant et de Ryokan (un moine-poète japonais). J’avais pris un plaisir tout particulier à le fabriquer et je me suis demandé ce que sa formule donnerait, à l’échelle d’une « grande forme ». J’avais très envie de m’essayer au genre de la « vie » (la Poetenleben de Walser et le Ravel d’Echenoz en ligne de mire), mais une vie ne suffit pas, si j’ose dire, et j’avais pris goût aux joies du montage alterné…
Je me suis dit alors que, puisque je changeais d’échelle, et quitte à creuser les ruptures, j’allais aussi distendre la variable temporelle : ainsi je pourrais goûter aux vertiges du voyage dans le temps, genre qui ma passionne également mais très difficilement praticable, sans recourir à une « time machine » autre que la mécanique du roman lui-même. (Mais au fond tous les livres sont des time machines.)
Sur ces entrefaites, j’ai découvert les récits de Kleist, puis ses lettres, et je suis tombé amoureux de l’homme (impossible) comme de l’écrivain (merveilleux). C’était lui, c’était sa vie — et sa mort — que je voulais écrire. Ne manquait plus qu’à élire son double antipodique, le choix de Li Baï fut vite fait. Il faut croire que pour moi, les Asiatiques représentent une forme idéale de l’altérité…
Si l’acte d’écrire suppose toujours celui de la composition, compte tenu du projet singulier de ce livre, comment avez-vous conçu et mis en œuvre celle qui soutient l’intrigue de Toutes les pierres ? Et surtout, comment vous êtes-vous débrouillé pour que la voûte d’un édifice aussi imprévisible ne risque pas à tout moment de s’effondrer ?
C’était toute la gageure, en effet. Je dirais qu’avant toute élaboration, tout soin apporté aux transitions, aux articulations, aux superpositions, c’est d’abord une question de foi. Je suis au moins aussi schizophrène que mon roman : je comprends le point de vue selon lequel cette association est insolite, et peut paraître artificielle, ou arbitraire, et dans le même temps elle était pour moi parfaitement naturelle, évidente. Il s’agissait donc de transmettre cette foi, aveugle comme il se doit : que mon édifice était bien fondé. S’il vous semble qu’il tient, j’en suis heureux.
Pour contenir la « folie » du projet, cependant, j’ai mis en place un certain nombre de garde-fous : une structure très découpée, voire opératique (27 chapitres doublés par 27 notes réunies à la fin sous forme de coda, un chapitre 13 ayant fonction d’intermède ou d’entracte), des contraintes assez fortes (chaque personnage a ainsi sa propre ponctuation)… Mais au bout du compte, comme toujours en matière de foi, je comptais surtout sur la grâce, c’est-à-dire le style, sa musique, pour faire tenir Toutes les pierres ensemble. Quiconque écrit fait ce pari. Le reste est affaire de technique…
L’exaltation, la passion pour l’Histoire en train de se faire et le désir d’en être, incitent Kleist à déclarer vouloir se jeter « dans le flot des événements ». Pendant ce temps, oserait-on dire, la patience — la vertu des stratèges — de Li Bai lui commande notamment d’attendre dans une auberge pendant « sept jours de rang le bleu du ciel ». À la lumière de ces tempéraments d’allure contradictoire, diriez-vous que ces deux figures exemplaires vous ont été données comme posées en miroir ?
Ce « pendant ce temps » aberrant, s’agissant de deux figures séparées par un millénaire, je me réjouis que vous l’osiez : c’est la preuve que la logique singulière du livre vous a quelque peu contaminé.
En miroir, oui, bien sûr. En un miroir obscurément, même, pour reprendre un phrase qu’on peut tout autant attribuer à Saint Paul qu’à Philip K. Dick et qui avait son importance dans L’ironie du sort… Li Baï est une heureuse nature, un mystique et un contemplatif qui rêvait de devenir immortel ; l’ombrageux Kleist est dès l’enfance obsédé par l’idée du suicide. Tous deux étaient des Wanderer, des poètes qu’une inquiétude ou un espoir perpétuel jetait sur les routes ; tous deux ont appris le métier des armes et vivent une époque de troubles politiques, de guerres, etc. De toute façon, l’esprit humain est ainsi fait : donnez-lui deux termes, il les comparera, n’aura de cesse de déterminer en quoi ils se ressemblent et en quoi ils s’opposent (ce faisant, il écrit déjà un roman…). On sait que deux miroirs placés exactement face à face se réfléchissent à l’infini et un infini de combinaisons de ce genre sont possibles, c’est d’ailleurs l’un des rôles de la troisième figure qui apparaît dans le dernier tiers du livre que de suggérer la perspective d’une galerie des glaces. Chaque artiste, et partant chaque homme, est le reflet d’un autre, une variation, une même glaise façonnée par les circonstances. Son malheur et son charme est qu’il n’est pas un autre, et que l’argile durcit.
Sensible plus d’une fois, un humour bienveillant semble témoigner de la distance nécessaire pour garantir la consistance d’un ensemble soumis à de grands écarts dans l’espace et le temps ; une distance instituée d’emblée, comme par principe, puisque le roman débute par l’évocation de Vénus. Diriez-vous que se lancer dans pareille aventure suppose de trouver un bon point d’observation ? Écrire un roman, serait-ce en somme, pour l’amateur d’astronomie que vous êtes aussi, voir les choses du point de vue de Sirius ?
Absolument. C’est une de mes expressions favorites, le point de vue de Sirius, ça ferait un beau titre. Il me semble que c’est celui que j’ai toujours adopté, et jusque dans la vie courante. Je ne suis pas un cas isolé. L’écrivain, souvent, je crois, est ce type qui fait un pas de côté de quelques millions de kilomètres pour observer son existence et celle du monde. Au début, on lui disait simplement qu’il était dans la lune. J’y suis resté.
C’est aussi bien, dans Toutes les pierres, le point de vue de l’éternité — pour laquelle mille ans ne sont rien, un soupir tout au plus. Depuis ce poste d’observation, tout devient dérisoire et poignant. Ce n’est pas un complexe de supériorité divin : au contraire, c’est ainsi que me je sens humain, dans cette distance ironique et cette compassion, à la fois amusé et ému par l’humaine condition. Littéralement, riant aux larmes. C’est peut-être l’âge qui vient, mais cette fois, je me suis davantage abandonné à l’émotion ; pour autant les bons livres sans humour sont rares.
Didier da Silva, Toutes les pierres, L’Arbre vengeur, avril 2018, 310 p., 18 €