« Sans vouloir obliger à rien mes lecteurs, je propose qu’ils consultent la carte. Qu’est-ce qui se trouve de l’autre côté de la ville, et comment y arriver sans prendre une seule fois le vaporetto ? Dans le « jardin d’errance » vénitien, ils peuvent commencer en n’importe quel point choisi arbitrairement et essayer d’aboutir sans carte à leur « autre côté », quel qu’il soit, je laisse à chacun d’en décider. Le mien est le bout du quartier de Castello, où se trouve l’ancienne cathédrale de Venise, San Pietro. Pourquoi ? L’énorme basilique se dresse sur une petite île, appelée d’ailleurs isola di San Pietro, et pour moi c’est là que la ville s’arrête, parce qu’on y est seul et qu’on a vue sur la lagune, sans distinguer immédiatement une autre rive. Je veux m’y rendre au jugé, sans carte, et sans rien demander à personne. Après tout, on trouve partout des plaques de nom de rue, ce n’est pas la première fois que je suis ici et je sais où je veux aller. (Et bien sûr, j’y suis arrivé.) Dans la nouvelle de Borges, Abenhacan el Bokhari, qui avait conçu un labyrinthe pour échapper à son destin, trouve la morte au milieu de ces murs sans fin qu’il avait élevés lui-même, et je n’en avais pas l’intention. Cependant je peux conseiller à toute personne qui en a le temps de tenter l’expérience au moins une fois. Prenez un point au hasard, allez-y sans vous munir d’une carte, ne prenez jamais le vaporetto mais seulement des ponts, cela vaut la peine. Où que vous soyez, c’est partout Venise, et là où il y a le moins de monde la ville vous réserve plus de surprises, pour la simple raison que vous voyez littéralement plus de choses. »
Cees Nooteboom, Venise. Le lion, la ville et l’eau (2019), traduit du néerlandais (Pays-Bas) par Philippe Noble, Éditions Actes Sud, 2020, p. 154.
