Nous avions laissé Tanguy Viel entre Paris et Brest – où tout déjà se tenait « là, sous mon crâne, comme les parois d’une bibliothèque qu’on aurait renversée » –, le revoici à Detroit, avec La Disparition de Jim Sullivan. Il avait pourtant envisagé d’abandonner le roman pour l’essai ou l’autobiographie. Mais l’appel de l’Amérique a été le plus fort ou, plutôt le constat qu’il y a désormais dans sa « bibliothèque plus de romans américains que de romans français ».
La Disparition de Jim Sullivan est autant un roman sous contrainte qu’un laboratoire de la fiction. Au fil de ses lectures, le narrateur repère des invariants, expliquant peut-être le succès international de la prose américaine : un personnage cocu, divorcé et généralement prof de fac, des événements historiques aux répercussions mondiales – le 11 Septembre, la crise financière, l’assassinat de Kennedy, la guerre en Irak –, une pincée d’adultère, un peu de thriller politique, quelques grands espaces, des rubans d’asphalte au volant d’une Dodge Coronet 1969, un sens scrupuleux du détail, sans oublier du pop-corn, une cafétéria tout droit sortie d’un tableau de Hopper, des barbecues, du base-ball – plutôt du hockey sur glace d’ailleurs, n’oublions pas que nous sommes ici à Detroit, « ville parfaite, ai-je supposé, pour placer le décor d’un roman ».
Une extension du domaine de la fiction américaine en quelque sorte, durant laquelle un narrateur tente de comprendre « l’avantage troublant » de ces romanciers : « même quand ils placent l’action dans le Kentucky, au milieu des élevages de poulets et des champs de maïs, ils parviennent à faire un roman international ».
En tout, une quinzaine de trucs romanesques qu’égraine un narrateur pour qui « il n’était pas question de déroger aux grands principes qui ont fait leur preuve dans le roman américain », mais qui, à mesure que l’écriture de son récit avance, comprend que “le” roman américain n’existe pas, qu’il est pluriel, éclaté. Et c’est dans l’échec d’une tentative d’épuisement que peut naître le roman. Du laboratoire naît donc un récit : l’histoire de Dwayne Koster, professeur (« de littérature américaine, bien sûr ») à Ann Arbor, spécialiste de Melville, parfait loser à la vie sentimentale « compliquée », alcoolique, dépressif et prêt à toutes les compromissions. Le personnage est pris dans une triple fascination pour Susan Fraser (son ex-femme), Milly Hartway (son ex-étudiante et future ex-petite amie) et Jim Sullivan, chanteur culte qu’il écoute de manière obsessionnelle – « sans quoi je n’aurais pas intitulé mon livre La Disparition de Jim Sullivan ».
De Jim Sullivan qui donne son titre au roman, il ne sera donc question que de manière oblique, indirecte : le roman de Tanguy Viel ne se construit que pour mieux se dérober. La Disparition de Jim Sullivan est un jeu d’éclipses et d’ellipses, s’attardant à l’inverse sur « toutes ces choses qui méritaient des pages et des pages pour qu’on comprenne ce qui allait se passer, ou qu’on croyait qui allait se passer, vu que certaines choses ne se passeraient pas et certaines, oui ». Quelques scènes du roman américain sont bien écrites, d’autres simplement commentées dans leurs effets, là sans y être, en creux à travers le journal d’un écrivain au travail.
Le lecteur est évidemment un acteur essentiel de ce roman, participant de la construction du récit, savourant les traits d’humour, (re)composant le roman américain en ligne de mire du livre à travers sa propre culture. Le narrateur est lui-même un lecteur, ne cessant de rapporter ce qu’il a lu, dans d’autres textes ou même sur Internet, comme cette statistique selon laquelle à Detroit « un habitant peut percevoir dans son champ visuel jusqu’à trois mille deux cents vitres en même temps ». Une donnée absurde et pourtant si romanesque qui va nourrir la prose du narrateur. C’est d’abord Detroit qui devient « une ville pleine de promesses et de surfaces vitrées », puis Susan qui elle « aussi se reflétait trois mille deux cents fois dans les vitres de la ville ». Le roman se fait variations musicales, il se réapproprie les stéréotypes, les images de papier glacé comme les détails les plus loufoques pour décomposer le mythe américain et en redistribuer les cartes.
La Disparition de Jim Sullivan est un tombeau dans son sens le plus littéraire : un hommage, une réécriture à la manière de ces auteurs aimés ou mis à distance, entre pastiche et exercice d’admiration. Le récit est un « peut-être », un travail sur des hypothèses, des « et si », des conditionnels qui irriguent la fiction : « on s’y croirait presque ». Le lecteur est pris dans un jeu entre l’infiniment possible, une ouverture maximale de la focale et le connu, le déjà lu « bien sûr ». Ce pourrait être un pur exercice de style, « de l’Amérique en barre », mais sous la plume virtuose de Tanguy Viel la contrainte se fait liberté. Quand le lecteur s’amuse du fait que l’ex-femme de Dwayne vit dans Romeo Street et trouve, peut-être la ficelle un peu épaisse, le commentaire intervient quelques pages plus loin, « Romeo Street, et ça l’avait fait sourire, Romeo Street, avec les phrases du juge prononçant son divorce ». L’ironie n’est jamais univoque dans ce roman, elle se déploie pour devenir fiction, tout comme le pas de côté est invention et récit.
On retrouve dans La Disparition de Jim Sullivan tout ce qui fait la magie et la force de l’œuvre de Tanguy Viel : l’acuité, l’ironie, le jeu mi-sérieux, mi-ludique avec les codes. Ceux du roman comme ceux du cinéma. Lui-même parle de son dernier livre comme d’un texte qui tient de Tarentino et des frères Coen dans son jeu ironique et du Altman inspiré par Carver dans Short cuts. Abandon d’une France « trop statique, trop pétrifiée d’une certaine manière », La Disparition de Jim Sullivan est un « besoin d’air », une respiration, le récit d’une « Amérique qu’il avait rêvée toutes ces années dans tant de livres lus », un ailleurs.
Et si l’album de Jim Sullivan s’appelle U.F.O, nul doute que ce roman est lui aussi une sorte d’ovni littéraire : making of et récit, jeu sérieux, autofiction dans laquelle l’accent serait mis sur le récit et non sur le nombril. Le roman américain d’un narrateur « quand même resté un écrivain français », signé d’un auteur qui souligne lui-même travailler « à partir des fantômes d’une bibliothèque », d’un « grand déjà là ».
Tanguy Viel, La Disparition de Jim Sullivan, éditions de Minuit, « Double », 144 p., 7 € — Lire un extrait en pdf