Les Mains dans les poches : Emmanuel Carrère, V13

Emmanuel Carrère, V13 (détail de l'image de couverture © éditions Folio)

Comment donner forme à l’indicible ? Comment trouver une voie pour un récit quand se déploie la polyphonie d’un procès ? Tel pourrait être la double disjonction à l’œuvre dans V13 d’Emmanuel Carrère, recueil augmenté de ses chroniques du procès du 13 novembre 2015, parues chaque semaine ou presque dans L’Obs, comme dans d’autres organes de presse européens : Écrire malgré l’impossibilité de dire pleinement ce qui dépasse l’entendement, écrire depuis le foisonnement de voix comme de silences que le procès a laissés s’exprimer, jour après jour, de septembre 2021 à juillet 2022.

Écrire le vendredi 13 novembre 2015, c’est dépasser les chiffres, inouïs — 130 morts, 9 mois de procès, 14 accusés, 1800 parties civiles, 350 avocats, un dossier d’instruction haut de 53 mètres et composé de 542 tomes — pour trouver des mots, ceux des autres, écoutés pendant neuf mois quasi quotidiennement comme les siens, dans un tel chaos de chiffres et surtout de douleurs indicibles, dans ces « expériences extrêmes de mort et de vie ». Le livre de Carrère tient donc du défi : le premier, certes de peu de poids face à ce que les victimes directes et indirectes ont subi (l’écrivain est le premier à le souligner), est physique et psychologique. Supporter des journées assis dans une salle, dos scié, à prendre des notes alors que l’horreur se diffracte dans les mots de celles et ceux qui l’ont vécue, et tous les matins, à l’aube, avant de retourner dans « la boîte », « mettre au propre mes notes de la veille avant qu’elle soient devenues illisibles ». Parvenir, les premiers jours, à avoir une place dans la salle d’audiences, tant la presse nationale et internationale se bat pour couvrir le procès aux premières loges — mais la salle sera bientôt désertée par les journalistes, les engouements médiatiques ont leurs pics et leurs saisons. Se contraindre à la régularité d’un métronome, malgré la fatigue et l’épuisement moral. Tous les jours, passer le portique de sécurité et se rendre disponible à d’autres vies que la sienne. Noter les éléments saillants, laisser infuser ce qui pourrait sembler plus monotone, refuser de n’être que dans ce qui fait sens, le choc, le saugrenu, ce qui s’offre immédiatement comme poignant. Laisser de côté tout quotidien, les amis, la famille, parce qu’on rentre épuisé mais que l’engagement est, quand même, de rendre ses 7800 signes hebdos.

La « traversée » est longue, parfois terriblement lente, souvent monstrueusement dure mais il faut cette régularité détachée, celle du témoin, du chroniqueur, malgré les états d’âme, les émotions, le jugement subjectif qui ne demande qu’à poindre. On se souvient que l’une des grandes plumes de la chronique judiciaire au début du XXe siècle, André Gide, grand amateur de procès en tant que témoin ou juré, avait fondé une collection chez Gallimard, au titre qui résonne comme un mot d’ordre et une mise en garde, « Ne jugez pas ». À la justice de le faire, pas au chroniqueur. Mais la frontière entre le document et la chronique subjective est fine, celle entre le réel et sa mise en récit encore plus surtout quand les témoins eux-mêmes ont le sentiment que « c’était irréel et réel ». Carrère a une conscience lucide de ces frontières labiles, il l’écrit au moment des réquisitoires et plaidoiries, d’abord convaincu par l’accusation, il le sera aussi par la défense. « Indécidable », le grand mot de L’Adversaire est décidément une clé de ce type de chroniques. Autre danger (mais une éventuelle objectivité ne niche-t-elle pas dans une subjectivité assumée, avec la réflexivité comme garde-fou ?), les amitiés qui se nouent, autour de la machine à café lors des pauses ou au Deux Palais, le bar qui fait face au Palais de justice, après les audiences. Le dernier grand moment de rassemblement, comme une catharsis, comme un défoulement après l’horreur, aura lieu dans la nuit de clôture du procès, « ce qu’on a vécu ensemble était trop fort, trop incommunicable, personne ne le saura qui n’y était pas ».

C’est justement le deuxième défi du livre, nous faire entrer dans le huis-clos du procès, comme si nous y étions — l’une des explications possible de ce titre V13, « V13 — comme tous, magistrats, avocats, journalistes, nous appelons désormais ce monstrueux procès du vendredi 13 novembre dans lequel nous sommes embarqués ». Le défi, donc, de raconter, jour après jour, les faits têtus, de garder, sous le singulier générique de « chronique judiciaire » en couverture du livre chez P.O.L, le déploiement du temps qui est celui d’un procès, le rythme imposé par la justice. Pas de prolepse dans un tel livre, nul ne peut prévoir le verdict — tout l’enjeu des avocats est de tenter d’éviter à Salah Abdelslam une perpétuité incompressible et de faire déclasser les chefs d’accusation terroristes pour les sous-fifres du commando. Le récit de Carrère est dans l’épaisseur du présent, les voix qui s’élèvent, les émotions palpables, ce qui peut se dire aujourd’hui d’une nuit d’horreur, sur les terrasses de l’est parisien, dans la salle du Bataclan et au Stade de France, le grand oublié des médias et de notre mémoire collective — il est des échelles, assez ignobles, dans la mémoire de l’horreur comme dans l’intérêt que suscitent certaines journées du procès… Les audiences ont leurs acmés médiatiques (les premières prises de parole des survivants, des proches des victimes, le témoignage de François Hollande, les accusés les plus en vue) mais aussi leurs temps morts et traversées du désert. Le récit d’un Carrère est là pour rétablir une mesure, condenser ce qui doit l’être, déployer ce que nous n’aurions pas lu (et vécu) autrement de ces journées. Ce sont les heures climatériques du 13 novembre 2015 qui deviennent ce présent infini, parce qu’il ne faut pas oublier mais témoigner, porter une parole juste et équilibrée. Nous entrons dans la salle de procès, nous écoutons avec Carrère, nous devons nous aussi faire des pauses tant ce qui s’énonce est à proprement parler insoutenable — et pas seulement le récit des massacres mais bien l’humanité, inouïe, de nombre de survivants et proches de victimes.

© L’Obs, du 2 au 8 septembre 2021

Carrère est dans cet idéal du récit tel que le définissait le narrateur proustien dans Le Temps retrouvé (un titre qui aurait pu convenir à V13), savoir apparier le microscope et le télescope. Nous sommes au plus près du vécu, d’expériences singulières, de courts-circuits qui font être au mauvais endroit au mauvais moment mais ces temporalités singulières déploient ce qu’est toute existence humaine, dans l’entre-deux de l’atroce et de l’absurde, au cœur de l’ironie tragique ; le 13 novembre permet aussi à Carrère de replacer ce procès « hors norme » dans un contexte qui le singularise tout en lui donnant une dimension exemplaire : d’autres procès monstres, d’autres attentats, d’autres affaires. Et on pourrait aussi montrer comment ces chroniques redéployent l’œuvre de leur auteur, la question du mal, du mensonge et de l’imposture, celle de la religion, la langue si particulière de la police et de la justice, les individus dont les motivations et le comportement échappent à jamais, l’énigme de ces faits divers et événements collectifs qui entrent dans nos vécus individuels… Le V13 est un centre radiant. Et la chronique judiciaire une des voies du contemporain, que l’on pense à Yannick Haenel et au procès des attentats de janvier 2015 ou à Robert McLiam Wilson qui couvre en ce moment-même le procès de l’attentat de Nice. Les temps extrêmes sont des temps littéraires, non parce que la littérature aurait la vertu de sauver ou de réparer mais parce que les grands auteurs ont en partage de savoir se (et nous) situer, qu’ils trouvent les mots pour nous plonger au cœur du chaos tout en le dépassant.

Une de L’Obs, du 2 au 8 septembre 2021

Parmi les lecteurs de V13, beaucoup auront suivi les chroniques de Carrère dans L’Obs, et c’est là un autre des défis du livre. Le rendre pertinent et inédit alors que ces textes ont déjà été publiés et lus. Certes ils sont souvent plus longs que dans l’hebdomadaire et des titres ont été changés, la voix de l’écrivain reprend le dessus sur la titraille, souvent imposée. Mais l’intérêt de les réunir en livre est ailleurs encore. Publier V13 après la parution hebdomadaire met de fait en relief deux faits majeurs  : • lire le livre plonge dans la densité du procès, immerge jusqu’à la suffocation, effet que ne peuvent pas produire des chroniques hebdomadaires, avec le laps de temps qui sépare chacune de la suivante • la puissance du texte ne tient pas à sa découverte — ce que les chroniques de Carrère démontraient déjà mais sans doute de manière moins prégnante dans leur séquençage hebdomadaire. Leur force relève non de ce qui est rapporté mais de la manière de le faire. Et jamais Carrère n’a été plus puissant depuis L’Adversaire. V13 est de ces livres qui vous bouleversent au sens le plus physique et incarné du terme, vous en sortez différent.

Tous les paragraphes qui précèdent ont sans doute quelque chose d’indécent. Dire la puissance d’un livre quand le bilan des attentats est de 130 morts et 413 blessés hospitalisés dont 99 en urgence absolue, sans compter les victimes que sont les proches (familles ou amis), les médecins, secouristes, infirmières, policiers et celles et ceux qui travaillaient au Bataclan, dans les bars, au stade de France, peut sembler bien dérisoire. La justice évalue désormais ces dommages (in)directs, il y a une échelle et une grille de calcul, autre indécence, sans doute, quand la peine est irréparable. Pourtant c’est bien un monument que Carrère érige pour ces victimes et ces proches, ces témoins de la folie des hommes. Ce n’est pas une plaque commémorative, ce n’est pas un hommage national, ni même un hymne. C’est un tombeau, au sens littéraire du terme, un havre de mots, qui condense, vivante et dense, vibrante et terrible, la parole de celles et ceux qui ont témoigné, de ceux qui ont pensé ces actes atroces, de celles et ceux qui, du côté de la cour de justice, ont tenté de donner du sens à ce qui n’en a pas toujours. Je ne dis rien dans ces lignes de ce que narre Carrère, c’est volontaire. L’essentiel est ailleurs, dans l’expérience qu’est la lecture de V13, une expérience extrême de mort et de vie.

Emmanuel Carrère, V13. Chronique judiciaire, éditions Folio, mars 2024, 368 p., 8 € 90 ­— Lire un extrait
Cet article a d’abord paru lors de la publication en grand format du livre