Philippe Artières : Miettes pour un inventaire de l’année 80

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Dans l’avant-propos de Rêves d’histoire, Philippe Artières s’interrogeait sur son rapport à une histoire du présent, venant, comme le disait Walter Benjamin, « télescoper » l’actualité. Quels que soient les objets, les archives, ou l’aspect parfois hétéroclite des rêves rassemblés dans le volume, il s’agit pour lui, en héritier de Foucault comme de Perec, d’« écrire une histoire de l’infraordinaire ». Parmi les sources de ce désir d’histoire, Philippe Artières citait promenades, discussions, souvenirs et « la lecture du journal ».

Ainsi se tisse le lien de Rêves d’histoire et de Miettes, séries d’éléments pour une histoire de l’infraordinaire, ici sous la focale de l’année 1980. Miettes rassemble en effet des petites annonces parues dans le supplément « Sandwich » de Libération entre la fin 1979 et le premier trimestre 1981. Ainsi s’écrit une histoire paradoxale, en ce que le temps saisi n’est plus seulement celui, présent et tourné vers l’avenir, de la petite annonce paraissant dans le journal du jour — tous les samedis pour « Sandwich » — mais celui d’un passé gardant trace du présent et d’un l’avenir espéré, ces textes ayant « perdu leur urgente nécessité ». Ils disent sans doute autre chose, désormais, que ce qu’ils communiquaient alors.

Ces Miettes sont donc une forme de dépêche retardée venant nous donner de nos nouvelles — comme pour Breton dans Nadja —, le récit en creux de fantasmes, d’espoirs, de bribes ordinaires et données brutes, « inscriptions d’une époque qui tombent dans l’oubli et sans lesquelles, pourtant, rien n’est intelligible ».

Sandwich 24 janvier 1980
Archive © Libération 24 janvier 1980

Miettes, puisque le format est court (et souvent elliptique), recueil « d’écrits singuliers » au double sens de l’adjectif, support d’une « poétique du quotidien » et en creux d’une année, 1980, nous soumettant aujourd’hui à « une expérience de lecture anachronique », un retour sur image, mobilisant nos souvenirs ou connaissances abstraites (pour les plus jeunes lecteurs) de cette entrée dans les années 80, d’une « France giscardienne » à veille de la première élection de François Mitterrand à la présidence de la République.

C’est aussi la grande tradition des annonces dans la presse, comme le rappelle Philippe Artières, une rubrique héritée de la fin du XIXè siècle mais s’inscrivant également « dans ce lieu singulier du journalisme à un moment de régulation des prises de parole propre aux années 68 ».

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Quelque chose a disparu — cette année 80, le supplément du samedi « Sandwich » lui-même — et quelque chose demeure, comme une persistance rétinienne et mémorielle dans ces traces et archives. Philippe Artières les rassemble, dans leur immédiateté, comme si l’on ouvrait le journal. Ces Miettes sont aussi « les traces d’une aventure éditoriale » et journalistique, celle de Libération, d’un quotidien militant et d’un supplément, « Sandwich », expérience qui ne dura qu’un an, dans une volonté de « faire tomber les murs ». C’est une image en coupe et un « dispositif d’enregistrement » de la société française ou plutôt d’un certain lectorat, majoritairement jeune et urbain et de gauche.

Se succèdent des désespoirs et des désirs de retrouvailles, des joyeux anniversaires, des demandes de rencontres de femmes croisées dans le métro ou hommes laissés en plan à regrets, des annonces de prisonniers. D’autres cherchent bassiste, musicien ou chanteur pour leur groupe ; vendent les œuvres complètes de Lénine (« pas faute de conviction mais de fric ») ou le séminaire de Lacan en photocop, magnétoscope, tuner, troupeaux de chèvres (ou à l’unité). Proposition de petits travaux ou aide pour déménagement. Ce sont aussi des annonces pour créer ou rejoindre des communautés, des coopératives et même une équipe de basket ou des lutteurs. Parfois des rectificatifs, parfois aussi des notes de la claviste, entre parenthèses et en italiques, qui commente :

Philippe Artières, Miettes, p. 109

Ce sont des demandes d’entraide, amitié (« toute simple et sincère dans cette vie non simple et pas sincère »), amour, plans sexuels , de dame aimant la sodomie ; de prêt de machine à coudre ou recherche d’un « vrai squelette humain mort et sans viande, entier », reconstituant soudain les rencontres fortuites des Chants de Maldoror, entrée dans « cet érotisme particulier de la petite annonce » (Roland Barthes*)

Illustrations de Romain Slocombe, Sandwich, 22 novembre 1980
Archive © Libération, Illustrations de Romain Slocombe, Sandwich, 22 novembre 1980
Illustrations de Romain Slocombe, Sandwich, 22 novembre 1980
Archive © Libération, Illustrations de Romain Slocombe, Sandwich, 22 novembre 1980

Entre deux séries d’annonces, une « chronologie violente », résumé de l’actualité réelle de ces mois en regard de l’« ordinarité » des annonces : séisme en Colombie et prise de Kaboul par l’Armée rouge (décembre 79), et en 80, attentats de l’IRA, des Brigades rouges, de l’ETA, des Escadrons de la mort (Rio) ; attentats, successivement fasciste, néo-nazi et antisémite à la gare de Bologne (2 août), à la fête de la bière de Munich (26 septembre) et rue Copenic dans une synagogue parisienne (3 octobre).
Guerres, insurrections, catastrophe écologique de Niagara Falls, inondations en Inde, ouragans, tremblements de terre (Colombie, Algérie, Naples) ;
grève des chantiers navals de Gdansk en Pologne…
Reproduits également des bulletins météorologiques, bulletins trimestriels de la banque de France (soit le versant économique de l’année), chronologie des événements sismiques, comme un tracé du temps dans ses soubresauts (et pour en revenir au Breton de Nadja, « le cœur humain beau comme un sismographe »).

Tout est discours qui se juxtaposent, se superposent, jouent d’effet de collage et collusion, forment parfois série, pour nous aujourd’hui Je me souviens et/ou inventaire à la Prévert, voire complainte du progrès à la Vian quand il s’agit de se débarrasser d’un « bric à brac qui est dans ma cave », d’une « garde-robe bon chic bon genre », d’un « grand nettoyage de printemps (il est temps, ndlc) », de « tas de choses BD, banquette, lits de 8 chaises pliantes made in hêtre, encore d’autres choses mais énumération trop longue »…
Miettes est un inventaire oulipien de l’année 80, une archive historique, un récit du quotidien par l’infra-ordinaire, proche de l’esthétique d’un Perec.

Comme l’écrit Philippe Artières dans l’«Histoire rêvée» qui clôt Miettes en faisant retour à Rêves d’histoire, joli chiasme bibliographique, les personnages de ce livre sont des anonymes, le récit lui-même n’a pas d’intrigue, de dramaturgie ou de suspense. Pas de « narrateur surplombant », venant commenter la chambre d’échos de documents et archives, discours et appels. Ce n’est pas non plus une contre-Histoire mais plutôt un en deçà de l’histoire (Foucault), Par des traits (Michaux), c’est aussi « une histoire possible de l’écriture contemporaine », passionnante, polyphonique, laissant une large place au lecteur et à son imaginaire, faisant du réel à la fois un point de départ, un objet d’étude et un matériau de la fiction.

Dès 1980, Roland Barthes le disait dans un entretien avec Michel Cressole*, les petites annonces de Sandwich lues « comme ça d’affilée, comme les gens le font probablement le samedi » sont déjà « une sorte de roman éclaté et ça c’est très moderne puisque, aujourd’hui, il y a un besoin de faire éclater le roman, de faire éclater le genre, en touches, en départ d’incidents, en départ d’aventures ». Un « roman en étoile », voilà qui définirait parfaitement Miettes, sa modernité comme sa puissance fictionnelle pour dire réel et histoire.

Philippe Artières, Miettes, Éléments pour une histoire infraordinaire de l’année 1980, éditions Verticales, avril 2016, 161 p., 16 € (11 € 99 en version numérique) — Lire un extrait

Philippe Artières, Rêves d’histoire, Les Prairies ordinaires, 2006 et Verticales, octobre 2014, 208 p., 19 € (13 € 99 en version numérique) — Lire un extrait

* Roland Barthes, « Mes petites annonces », Libération, Supplément Sandwich, 15 décembre 1979, entretien avec Michel Cressole, repris dans Libération (30-31 janvier 1982 sous le titre « « chéri je t’aime » vu par Roland Barthes ») et « Mes petites annonces » dans les Œuvres complètes de Roland Barthes publiées sous la direction d’Eric Marty, tome V (1977-1980), Seuil, p. 771-772.