« L’écrivain est pénétré de cette vérité que les vrais drames de l’existence qui nous sont destinés, nous n’avons pas le temps de les vivre. C’est cela qui nous fait vieillir » : tels sont les quelques mots aussi vifs que remarquables de Walter Benjamin qui, dans sa puissante lecture de Marcel Proust, installe le romancier d’À la recherche du Temps perdu comme l’homme qui n’est pas encore connu de ses lecteurs, comme l’homme obscur qui se dérobe à la saisie unanime du monde – qui demeure le trou d’œuvre de son œuvre même. Nul doute qu’une telle lecture qui fait de Proust la trouée sensible de la lecture et par laquelle se dit combien Proust n’a pas encore été vécu, laissant ainsi ses lecteurs démesurément vieillis, a su résonner en Nathalie Quintane qui, repartant notamment à son tour de Benjamin, reprend Proust dans son tranchant et puissant Ultra-Proust de Nathalie Quintane qui vient de paraître à La Fabrique.
De fait, à partir de la commande d’Eric Hazan désireux de faire paraître le Contre Sainte-Beuve sous la significative couverture de ses éditions, Quintane propose ici la lecture de Proust comme un geste politique, comme un geste sans concession qui voudrait redonner Proust ou tout du moins le faire apercevoir d’une manière qui n’est pas donnée encore. Car, pour Quintane, dans le prolongement de ses interrogations ouvertes depuis Tomates, Proust n’existe pas encore démocratiquement. Il vit dans la grande confiscation bourgeoise de sa lecture par quelques happy few, bourgeoisement heureux et peu nombreux, désireux de rester en petit nombre, en petit groupe, en petit clan – Verdurin de l’époque sans le savoir. C’est depuis ce terrible et infranchissable postulat qui résonne comme une condamnation politique que s’ouvre Ultra-Proust car pour Quintane, ce n’est pas que Marcel n’a pas été encore aperçu. Au contraire, il a été capté par certains uniquement, que ces certains en ont proposé une image qui tend à annuler et à nier chez Proust toute dimension sociale et intrinsèquement politique : il y a une négation bon teint et ultra-mondaine de Proust.
Mais Proust n’est pas là : Marcel Proust doit être lu, du mot de Quintane, comme « cette petite garce de Marcel » que le romancier est et que, pourtant, il n’est pas encore. Proust est le Tarnac de la critique. Il y a méprise et erreur judiciaire. Il faut agir, descendre dans la rue ou tout du moins sortir de chez soi : recultiver son jardin et retrouver les tomates dans La Recherche. Car, on ne le dit pas assez mais il n’y a pas que des fleurs dans La Recherche : il y a sans doute aussi des tomates mais on ne les a pas encore vues.
Partant, Quintane reprend Proust en reprenant la parlure proustienne et sa cohorte de beaux-parleurs. Elle en identifie trois spécimen qu’elle épingle parmi tant d’autres qui volètent en toute quiétude, trois individus paradigmatiques d’une discursivité folle qui vient étouffer Proust dans son asthme même : Natacha Polony qui interviewe Jean-Paul et Raphaël Enthoven pour leur Dictionnaire amoureux de Proust. Ici, sur le plateau d’On n’est pas couché de Laurent Ruquier, Polony discute avec les deux hommes de Proust, convoque des souvenirs communs, partage ce qu’eux seuls partagent, sont déjà initiés à l’initiation car, dit Quintane, « Dès qu’on parle de Proust, n’importe quelle émission de télévision se change en plateau de duchesses, où les animateurs et leurs invités se métamorphosent sous les yeux ébahis des téléspectateurs et téléspectatrices en duchesses. » Ainsi, les trois intervenants, comme tant d’autres bavardant Proust et le badinant, commettent la même erreur que Proust reprochait précisément à Sainte-Beuve, celle qui venait confondre non pas tant l’homme et l’œuvre que le discours sur l’homme et le récit proféré par l’œuvre même. Quintane l’a compris : les Enthoven et Polony proustifient comme le disait déjà en son temps Fernand Gregh, ami de jeunesse de Proust de Proust lui-même auquel il reprochait d’être affecté, d’écrire en circonvolutions répétées et frénétiques et de finalement être un Proust au carré. En ce sens, pour Quintane, les proustiens ne sont pas des mystificateurs mais bien pire : ce sont des proustificateurs et des mauvais poètes qui, sans le savoir mais le sachant néanmoins un peu, ont enfermé Proust dans sa chambre du 102 boulevard Haussmann et ont jeté la clef. Les proustiens ont ainsi fait de la chambre de liège de Proust le mystère de la chambre jaune avec au centre le cadavre de la démocratie du sens et du sensible : Gaston Proust, Marcel Leroux.
Il faut alors, patiemment et comme on le peut, redonner Proust hors des proustiens, pour trouver le moment où Proust pourra être non un hyper Proust, à savoir une hyperbole aristocratique, un adynaton de l’aristocratie, aristocrate de l’aristocratie mais doit être, au violent contraire, lu comme un Ultra-Proust, à savoir un Proust repolitisé, non pas un Proust ultra, royaliste, un Proust qui serait perdu mais un Proust retrouvé politiquement : un Proust d’ultra gauche, extrémiste, qui passe la mesure et qui s’ouvre à l’excès, à la puissance des limites capable de délaisser le conservatisme dans lequel les proustiens enferment le romancier. Il faut faire vivre la littérature, il ne faut pas la laisser à la naphtaline de la Droite, il faut retrouver le vivant du livre et quitter ce que Quintane nommait déjà dans Tomates « le chagrin commémoratif de la littérature », ce rutilant moment de figement, de fixation et de muséification de la littérature par une lecture qui est autant de temps perdu pour la recherche.
Cette lecture hyper-proustienne, plus royaliste que le roi et la reine réunis, se concentre sur deux points de détestation et de violent et salutaire rejet par Quintane : en premier lieu, l’esthétisme. Proust serait l’homme d’un certain art pour l’art, d’un raffinement prononcé des mots sur les choses, un homme qui cultiverait la culture elle-même, la dévitaliserait au nom d’une idée du Beau qui se donnerait comme supérieure aux hommes. La chose la plus importante au monde serait, plus que les hommes, l’œuvre à faire, l’œuvre encore et toujours mais une œuvre tenue pour elle-même. Pourtant, Quintane relève une phrase que Philippe Forest aperçoit aussi, celle selon laquelle Proust clame : « Ne sacrifiez pas des hommes à des pierres » ! Car, pour Quintane, si Proust ne peut être considéré comme un humaniste mièvre, c’est qu’il se révèle être l’homme, comme elle en cite l’expression de Benjamin, d’« une malice abyssale », ce qui la conduit à refuser un deuxième trait chanté par les proustificateurs : la bonté. Proust serait bon, un exemple de bonté, un homme finalement condescendant qui, contre un Céline notamment, transmet la bonté comme un virus à ses lecteurs où chaque lecteur revient habité de La Recherche comme Sœur Sourire de l’image de Dieu. Mais pour Quintane, il faut le dire et encore le redire : une librairie n’est pas une paroisse non plus qu’une parapharmacie prompte à soigner les gens et à leur dispenser des soins dans sa grande et bienveillante bonté car « cet acharnement séculaire à réaffirmer la bonté, la gentillesse et la bonhommie de certains auteurs est suspecte ».
À ces véhéments contresens de lecture ânonnés comme un catéchisme béat, Quintane oppose une lecture énergique de Proust qu’elle entend rendre à la politique, à savoir à son urgence révolutionnaire. En quoi Proust peut-il être politique pour nous ? En quoi Proust peut-il être rendu à ce livre-bombe que Tomates entendait déjà faire advenir ? En quoi Proust produit-il des livres anti-patates ? Pour l’apercevoir, il faudrait ainsi sans doute recontextualiser Proust que les proustificateurs ont mis en orbite. Il faudrait le désacraliser, lui faire quitter la cathédrale où on l’a inhumé pour le redonner à la rue. En ce sens, Quintane ne s’attaque non pas tant à une relecture du Contre Sainte-Beuve qu’à la formulation d’un Contre Saint Proust, contre la sanctuarisation véhémente et infranchissable de la lecture du malheureux Proust qui, à son corps défendant, a été comme marabouté par Enthoven 1 et Enthoven 2 notamment. Jamais, suggère Quintane, il ne s’agit d’être du côté des Verdurin ou du côté des Guermantes. Il faut trouver Françoise en nous tant il faut faire toucher terre de nouveau à Proust et envoyer les proustiens sur orbite. Il faut mettre son lit et sa guérite de liège au milieu de la place de la République : Céleste viendra réveiller Proust au milieu des manifestants. Car Quintane veut de nouveau introduire Proust dans l’action, c’est-à-dire le redonner à la politique que Quintane conçoit toujours de deux manières distinctes : comme une natation et comme une déflagration. Parler de Proust, le comprendre et le lire, c’est le jeter de nouveau dans le grand bain égalitaire des idées. Proust n’est pas sur un yacht, celui que Marcel veut offrir à Albertine. Il sait nager. Il faut jeter les proustiens par-dessus bord parce que Proust est déjà en train d’écrire en faisant la planche. Il est au milieu de la matière, dans un bain d’immanence, dans l’égalité irrémédiable et si enviable de l’atome, lui ce très grand lecteur de Michelet.
Enfin, avance Quintane, Proust plastique la phrase. Il doit être restauré comme la grande déflagration qui sait briser les chaines continues et compassées du sens. Car Proust n’est pas le maître de l’intelligible : il n’est pas même un maître : il est le serviteur infini de la reconquête du sensible par l’homme mais un sensible qui est une connaissance politique du monde, de ses manques, de ces trous d’inégalité qui endeuillent et déforment le rapport de l’homme même à son monde. Si bien que pour retrouver ce grand bain et déflagrer en quelque sorte l’embourgeoisement proustien, Quintane va chercher à déranger Proust depuis sa parole même pour porter Proust à son point politique d’existence. Elle va se mettre alors en quête comme elle le disait déjà dans Les Années 10, sans doute un des livres les plus importants de ces 20 dernières années, de la petite chèvre cachée qui se fait entendre dans les phrases de Proust, la chèvre de monsieur Seguin ou encore le petit cheval qui galope que Quintane apercevait encore dans Tomates au cœur de tout livre et qui fait palpiter la littérature du vivant. Proust est une petite chèvre inconnue. Proust est un petit cheval qui galope mais il faut tout d’abord éventrer les phrases qui l’enferment dans la statuaire proustienne. Proust était levé avant Nuit debout même mais peut-être tout le monde ne s’en souvient-il pas.
Pour ce faire, la parole de Quintane va œuvrer comme à son habitude depuis un point de non-assignation, défichée, sans police, explicitement non-spécialiste pour venir passer au crible et au cri la parole des spécialistes et tenter comme Quintane le dit encore de la faire imploser tant la critique doit être insurrectionnelle. Chez Nathalie Quintane, Proust est une chaussure car, à l’instar de Chaussure, l’un des premiers textes de Quintane, Proust est ici un nom en quête de sens, en quête de phrase : dans l’antichambre de l’atome qu’il sera. À ce titre, il faut sans cesse et à toute force retrouver l’actualité de Proust, le recontextualiser sans répit, surtout après la répression des manifestations contre la Loi Travail : peut-on encore lire Proust quand, après un tir de flashball, on a un œil en moins ? C’est la seule et unique question qui, ardente, doit venir aux lèvres des lecteurs de Proust car le Contre Sainte-Beuve permet à Quintane de montrer combien Proust peut être l’homme du sensible, c’est-à-dire sous le poli des ventres bourgeois retrouver une inassignable immanence car, comme tout poète, il est doté « de capacités cognitives spéciales. »
Contre Sainte-Beuve et contre Saint Proust, Quintane distingue essentiellement deux traits politiques majeurs de Proust, capables selon elle de porter la parole proustienne contre ses propres ultras royalistes. En premier lieu, pour Proust, la littérature n’est pas charmante, n’est pas badine, n’est pas mondaine. La littérature n’est pas un morceau de pain d’épice, de celui que Baudelaire faisait porter à Sainte-Beuve pour l’aider à lire et aimer ses vers. Car la littérature pour Quintane est décidément comme une chaussure : hors forme, hors fond, toujours déjà défaite et déplacée, inassignable : en haine des discours qui la fige et la désamorce. La littérature, et Proust avec elle, n’est pas aimable, convenable et douce car, depuis sa phrase même, Proust « barre la route au fétichisme, rien ne se fixe, tout se transforme… en surexcitant dans le texte une sensibilité sensible. » Partant, la littérature n’est en rien réductible au commerce superficiel des hommes entre eux mais se donne comme un événement plus profond qui ne cesse de se chercher dans la phrase, qui ne s’est peut-être pas encore donné mais qui demeure à trouver avec Proust.
Au cœur de cette phrase qui se débat avec elle-même, Quintane déploie ici le second trait qui rend Proust à un sensible et à son politique, à savoir dégenrer la littérature et la porter à son point d’indifférence créatrice, celui d’une démocratie du sens. Si Quintane s’est servie de la lecture de Baudelaire que fit Proust, elle va user pour le défrontiérage des hommes entre eux et des strates de discours entre elles de l’analyse que Proust produit de Gérard de Nerval. Dans le « polygénérisme d’Angélique, dans Les Filles du feu, redoublé par le polygénérisme du livre lui-même… entendu comme un acte », Quintane voit combien Nerval est le double de Proust qui se donne comme le double noir d’elle-même. De fait, de Chaussure jusqu’à Ultra-Proust, Quintane trouve cette prose poétée ou ce poème prosé qui, à la manière d’un hypallage féroce des genres, est aussi bien celui de Nerval et aussi bien celui de Proust par lequel, ni roman, ni essai, ni poème mais à égalité de sens et de genre, se donne à lire et à voir une parole sensible qui essaie de trouver dans les mots le moment où ils franchissent le matérialisme des mots pour trouver la crête des choses.
Car, s’agissant de Proust mais aussi bien de la chaussure que de la classe moyenne, le geste politique de Nathalie Quintane est de trouver ce moment plastique du langage dans lequel, par le Poème, se donnerait comme l’intensité inouïe du monde, ce moment que seul Proust a su voir chez Nerval, ce moment incendiaire avec « l’association de souffle divin et d’humour du Witz, celle qui donne assez de feu et de jeu pour incendier la poésie et le théâtre social pour de vrai. » Dans Ultra-Proust, la politique a vocation à faire hypotypose dans le monde, à savoir dire les choses de manière si vive qu’on a l’impression qu’elles se donnent sous les yeux. La politique doit, dès lors, surgir comme une balle à ressaisir au bond, comme si devait se déployer une métalepse, un saut de seuil à seuil, de la phrase dans le monde : un moment de décadrage fondateur quand le mot saute hors du livre pour tomber dans le monde. À chaque phrase, Quintane cherche à trouver le point critique par lequel le langage retrouvera l’action et la puissance insurrectionnelle, le moment par lequel il parviendra à se quitter lui-même. C’est souvent à la faveur d’une rupture de ton, d’un épuisement du langage par lui-même d’où surgit, comme un espoir, le moment irrévélé par lequel elle évoque « la colombe de Picasso qu’à force d’avoir vue on a envie d’exploser à coups de carabine ». Par cette déchirure de la phrase en soi, qui fait comprendre que « nous sommes sourds, de cette surdité d’avant les révolutions », Nathalie Quintane a le zeugme politique et l’anacoluthe révolutionnaire pour débusquer la truffe poétique, sa matière nue : « Je suis avec la poésie, son histoire, sa fabrique, son personnel, ses familles, comme un chien à truffes avec les truffes ; je la sens, je la renifle, je repère frétillante les arbres au pied desquels on peut pisser et ceux au pied desquels on peut pisser et ceux au pied desquels on gratte, on fouille, on dégage délicatement le trésor. » La madeleine de Proust est devenue une truffe enfouie sous un arbre.
Par l’hypotypose et la métalepse ainsi advenues, il faut, coûte que coûte, faire sortir Proust mais aussi Jacques Rancière qui sont les mêmes hommes du livre et de son règne muséal pour les retrouver dans le vivant le plus immanent. Et sans doute sont-ce les splendides dernières pages d’Ultra-Proust qui, à la manière d’un roman critique qui est la forme que réclame peut-être toute lecture démocratique de Proust, offrent la vision la plus vibrante et puissante de son livre. Cette vision ultime est celle qui voit venir Proust et Rancière eux-mêmes frapper à la porte de la grand-mère de Quintane, « gantière à domicile ». Les deux hommes n’ont même pas le temps d’expliquer qu’ils viennent lui rendre visite pour lui parler des travailleurs que l’imposante femme leur claque la porte au nez : « Ouste ! Du balai ! » Car ni Proust ni Rancière ne sont connus d’elle, sont rejetés dans l’ombre de son non-savoir tant ils ne sont pas encore démocratisés et demeurent la lecture de quelques-uns. La scène s’inachève, reste en suspens dans la mesure où l’écriture s’achève là où doit reprendre la lecture, celle du Contre Sainte-Beuve dont des chapitres clefs comme ceux sur la méthode de Sainte-Beuve, les lectures de Baudelaire et Nerval permettent, dans un geste ultime, de se réapproprier Proust.
On l’aura compris : il faut, toute affaire cessante, lire Ultra-Proust de Nathalie Quintane pour son indispensable ressaisie de Proust, pour que Proust soit un jour peut-être une réponse possible ou un détour pour éviter les tirs de flashball, pour apprendre à nager à contre-courant dans l’espoir de remonter un fleuve révolutionnaire jusqu’à sa source. Dans Les Années 10, Quintane déplorait déjà, résignée, combien « la littérature ne peut pas être utile au même titre qu’une petite cuillère ou qu’un service à la personne ». Mais peut-être qu’en se réappropriant Proust, un jour, la littérature sera proche d’un service à la personne et aussi bien, si sa lecture se démocratise encore davantage, peut-on espérer que Proust lui-même sera au moins aussi utile qu’une petite cuillère, ne serait-ce que pour touiller ce qui reste de madeleine au fond de notre tasse de thé.
Nathalie Quintane, Ultra-Proust. Une lecture de Proust, Baudelaire, Nerval, La Fabrique, mars 2018, 190 p., 12 €