Stéphane Bouquet : « Peut-être que la poésie est capable d’activer dans la langue ce que la vie aurait manqué dans le monde »

Stéphane Bouquet, Vie commune

Depuis bientôt une quinzaine d’années, Stéphane Bouquet a su s’imposer, recueil après recueil, comme l’une des figures parmi les plus remarquables de la poésie française contemporaine. De Dans l’année de cet âge jusqu’à Nos Amériques en passant par Le Mot frère et Les Amours suivants, la poésie de Bouquet déploie la quête sans trêve d’une vie vivante qui voudrait faire surgir un peuple, œuvrer à habiter le monde et à recueillir les instants épars dont les hommes sont faits. C’est à l’occasion de la parution de Vie commune que Diacritik a rencontré le poète pour un grand entretien où il revient sur son œuvre et en particulier sur son nouveau recueil qui s’offre comme l’un des textes les plus importants de cette année.

Après Les Amours suivants, votre dernier recueil paru en 2013, Vie commune frappe d’emblée son lecteur par un aveu confié dès le premier poème en lisière duquel, de manière surprenante, vous déclarez : « mes amis j’écris de moins en moins de poésie ». Dans Vie commune, en effet, seuls trois poèmes regroupés dans la section baptisée Fraternellement viennent ouvrir le recueil auxquels s’adjoignent une pièce de théâtre intitulée Monstres ainsi que trois brèves nouvelles, Les Trois sœurs, qui viennent clore l’ensemble.
Ma première question serait la suivante : comment est né ce recueil ? De quelle manière s’est-il constitué ? Comment avez-vous notamment écrit pour la première fois de votre œuvre une pièce de théâtre ? Faisait-elle immédiatement partie d’un ensemble que vous projetiez de réunir ?

Ce recueil est né un peu comme tous les précédents. La forme m’est rarement donnée au départ. Je la trouve en chemin. Je ne savais pas en commençant que Vie Commune serait aussi hybride même si je me doutais qu’il y aurait des textes de nature différente parce que j’aime explorer la frontière des genres et que dans tous mes livres il y a des textes à cheval entre un genre et l’autre. J’aime écrire une poésie qui emprunte au récit, à la narration, aux dialogues, au cinéma, parfois à l’encyclopédie, à ce qui n’est pas elle ou pas supposé l’être. En général, donc, je ne sais rien de la forme exacte au départ. Je commence simplement avec une question en tête, pas forcément très précise. Dans Les Amours suivants, la question c’était quelque chose comme : c’est quoi cet affect archi éculé mais visiblement archi vital qu’on appelle l’amour ? Est-ce que la poésie peut encore en faire quelque chose ?

Vie communeJ’avais l’impression que si la poésie ne savait rien faire de cette question qui tourmente des millions de gens, si comme le recommandent certains la poésie devait abandonner l’amour aux magazines, pour s’occuper de choses censément plus sérieuses, elle était vraiment devenue inutile. Pour ce livre-ci, la question qui me tenaillait, c’était plutôt : qu’est-ce qu’une vie commune ? Commune aux deux sens du terme : une vie à la fois ensemble et quelconque. C’est de là qu’est née l’idée de faire un livre qui ne tienne pas compte de la différence des genres. A un moment j’ai pensé que je pourrais mélanger encore plus les genres et faire un seul texte qui soit à la fois poème et récit et théâtre. Et puis j’ai préféré choisir de poser les trois types de textes les uns à côté des autres, en construisant des échos entre eux, parce qu’au fond ça me semblait plus proche de ou plus fidèle à ce que sont nos vies : nous sommes les voisins les uns des autres, nos vies sont des solitudes avec intersections plus ou moins grandes, plutôt moins que plus en général.

Vie commune pose ainsi ouvertement et frontalement la question des genres : s’agissait-il pour vous de rompre d’une certaine manière avec la poésie ou bien par d’autres genres comme le théâtre et la nouvelle d’œuvrer, selon votre expression, à un « re-départ » de votre écriture, de poursuivre le poème ? Le théâtre et le récit sont-ils ici des poèmes continués ? Est-ce que mêler les genres ne correspondrait ici à votre vœu profond, inauguré dès votre premier recueil Dans l’année de cet âge, celui de « composer au fil des gens » et de voir sa vie tenir « entre deux compositions du néant » ?

Ce qui est certain c’est que j’écris théâtre et nouvelle en partant du cœur de mon écriture qui est poétique. Ce sont du théâtre ou des récits de poète si l’on veut. Qu’est-ce que ça veut dire ? Eh bien par exemple quand j’ai écrit Monstres je n’avais pas d’images de la scène, je n’avais pas d’idée de déplacement, de décor, d’accessoire etc., d’où la pauvreté volontaire des didascalies. Il ne s’agissait pas d’écrire ce que je voyais – comme par exemple le font très précisément Beckett ou Handke – parce que justement je ne voyais rien. J’entendais plutôt. J’entendais Monstres comme un espace de voix qui s’enchevêtrent et essaient de s’atteindre. Alors bien sûr c’est en partie parce que je crois que la mise en scène est l’affaire du metteur en scène et pas vraiment la mienne.

Mais c’est aussi que m’intéresse surtout ce que la parole est capable de fonder. Il suffit que je dise : je suis plombier, je viens de garer ma camionnette – et c’est là, c’est suffisant. Luckie, l’héroïne d’une des nouvelles du livre, dit : Johnny, et Johnny existe, même absent il existe, il est un horizon auquel s’adresser. Je ne prétends pas du tout, mais pas du tout, que l’écrivain soit un dieu le père ou la mère, qu’il fonde définitivement le monde par la parole. Tout ça est très impermanent, très peu durable, très labile, ne fonctionne que pour quelques lecteurs – et dès qu’on se tait, tout retombe dans le néant en effet. Mais écrire participe du bavardage essentiel qui fait que les choses sont tirées dans la vie, prennent forme un instant. Novalis avait vraiment raison d’écrire cette phrase que je ne cesse de remâcher depuis quelque temps : « le bavardage à bâtons rompus et son laisser-aller si dédaigné sont justement le côté infiniment sérieux de la langue ». Il est infiniment sérieux de papoter – c’est-à-dire d’inventer dans le « laisser-aller » des zones impromptues du partage.

Si vous avancez que les genres font ici vie commune, que le commun les dessine et que « mêler les genres et les gens, c’est le même mouvement », il semble néanmoins que chacun des genres que vous convoquez tour à tour dans Vie commune occupe chacun, devant la vie et les hommes, une manière à chaque fois différente d’habiter le monde et la littérature, comme si votre recueil traversait les genres à la recherche d’un plus haut degré d’incarnation et de vie.
Pensez-vous ainsi que chaque genre réponde d’une puissance ontologique différente, à savoir le poème comme éclat de vie, fulgurances d’être mais ténues, mais fragiles, le théâtre comme recherche de l’incarnation du collectif avec les Onze, et la nouvelle, le récit comme quête d’une histoire comme Luckie en fait l’expérience ? Avez-vous alors conçu Vie commune comme une manière d’apprentissage du vivant et des hommes par les genres ? Écrire revient-il à décliner autant de personnes passant du je du poète, au tu du théâtre pour finir au il du récit ?

Je ne sais pas si j’utiliserais le mot d’ontologie, mais il est certain que chaque genre littéraire articule différemment le langage et la vie. Dans chaque genre, on est en vie (ou on essaie) mais autrement. Je crois en effet que la poésie que j’écris, par exemple, a à voir avec une disponibilité à l’instant, qu’il s’agit presque toujours de se rendre disponible à ce qui arrive, à ce qui nous arrive dessus, là, maintenant. Et il est vrai que le « je » est dominant, dans mes poèmes, mais parce que « je » est pour moi moins une entité biographique qu’un capteur efficace et sensible, enfin j’espère sensible, du présent qui arrive. Le théâtre, tel que je l’envisage, c’est vraiment le lieu de l’adresse, c’est-à-dire un lieu où l’on parle en direction de quelqu’un ou de quelques-uns de précis et non pas vers une sorte de vide indéfini. Car il y a des « tu » dans les poèmes mais ils occupent une place vide, ils sont souvent un embrayeur abstrait à parler, à écrire. Ils sont l’absence qui justifie la parole, qui la déclenche. Le « tu » des personnages de théâtre est infiniment plus incarné. Les personnages ont des prénoms, des habitudes de langage, des vies, des métiers peut-être, des enfants parfois. Ils sont concrets et ce sont vraiment des autres. Si je devais prendre un exemple simple, la même phrase « je te parle » prend un sens très différent inscrite, d’une part, dans un poème où « je te parle » aura plutôt l’effet de souligner qu’il n’y a justement pas vraiment de toi dans l’espace poétique, que « tu » est une cicatrice dans la langue, une façon de combler le manque, qu’on appelle « tu » par commodité, par économie ; et, d’autre part, sur une scène de théâtre où un personnage parle vraiment (vraiment si j’ose dire) à un autre. Et je trouve intéressant de mettre le même type de phrases dans des genres littéraires différents et de voir comment elles fonctionnent différemment.

Le théâtre donne à la vie une autre possibilité d’être avec que celle que j’avais expérimenté avec le poème. Quant au récit, c’est ce qu’il y a pour moi de plus difficile – parce que c’est la « quête d’une histoire », comme vous dites, c’est-à-dire que c’est une tentative de sortir du présent du poème, et aussi au fond du théâtre, pour organiser un monde fait d’un passé, d’un présent et d’un futur. Malgré tout, le récit consiste à donner une certaine logique aux choses, une causalité même floue, même incertaine, même improbable. Il y a dans le récit cette sorte de construction nécessaire à laquelle je résiste parce que je suis un grand adepte du monde tel qu’il vient, sans raison, sans explication, absolument contingent. Mais, d’un autre côté, il y a des raisons aux choses qui arrivent et chercher ces raisons est une des grandes occupations des gens qui se parlent, donc il faut bien aller y voir. Alors je dirais que si Vie commune cherche quelque chose, c’est à écrire des formes de la sociabilité, des façons de s’inscrire dans le temps, dans la vie, dans les relations sociales.

Dans Vie commune, la solitude semble s’imposer en premier lieu au poète qui, sans attendre, confie : « Je déclare la solitude ouverte. » Est-ce que la solitude est au lieu même du commencement de la poésie, de l’écriture selon vous ? écrire est-ce trouver ce que vous nommez une « contr’absence » ? Ou comme vous l’indiquiez déjà dans Le Mot frère ce qui peut ouvrir à ce que vous appeliez alors la « désolitude » ?
Dans ce même mouvement, la solitude est-ce d’en être rendu à la première personne du singulier ? Est-ce la solitude ultime du poète abandonné d’amour, celui qui clame dans Les Amours suivants : « Imagine un monde sans première personne » ? En ce sens, est-ce qu’être poète consiste à trouver le « nous » qui manque à chacun ?

Les amours suivantsJ’ai envie de répondre simplement oui à toutes ces questions parce que c’est exactement ça. J’avais oublié la phrase « imagine un monde sans première personne » et je m’aperçois que j’ai réécrit plus ou moins la même chose dans Vie commune : « Imaginez un monde où je suis la troisième personne, jamais la première » dit un des personnages de Monstres. Comme quoi je me répète : non seulement la même idée, mais la même construction qui indique l’utopie ! Mais, à ma décharge, c’est qu’on touche là un point sûrement essentiel dans ce que j’essaie de faire. Je crois qu’une des fonctions de l’écriture c’est vraiment de se servir de la grammaire pour inventer des issues existentielles. Je ne sais pas si le « nous » manque à chacun, mais je sais qu’il me manque et qu’écrire consiste à aller le trouver. Passer sans arrêt d’un pronom à l’autre, c’est un de mes grands rêves littéraires par exemple.

Cette question de la solitude me paraît comme toujours chez vous s’articuler à une autre question fondatrice qui traverse vos textes depuis le début, à savoir celle du peuple. L’un des personnages de Monstres évoque ainsi un ouvrage qu’il lit et qu’il résume de la sorte : « Le cœur du livre, en effet, est l’histoire d’un collectif. »
Comment précisément dans Vie commune depuis son titre jusqu’à ses différents textes se dessine selon vous l’histoire d’un collectif ? En quoi le peuple convoqué autrefois des bibliothèques et des écrivains dans Un peuple devient-il ici un peuple révolutionnaire et actif ? En quoi Vie commune porte l’idée sinon l’espoir d’une utopie sociale et domestique comme vous l’évoquez à plusieurs reprises dans le recueil ?

La solution ou le remède à la solitude ne me semble pas être le couple mais le collectif, le peuple. Il y a dans l’idée du peuple quelque chose d’absolument ouvert. C’est comme si le mot peuple indiquait la possibilité de tisser mille liens différents, désignait des agencements infinis et infiniment renouvelables entre « je » et les autres. C’est l’expérience que fait Luckie dans une des nouvelles du livre : la foule est la possibilité de frôlements permanents, d’ébauches incessantes d’histoires, d’ouvertures vers le futur. La foule est du possible pur pour elle. Vie commune cherche donc des règles du jeu pour que le collectif puisse en effet être une solution pour l’existence. Par exemple, la pièce de théâtre envisage l’hypothèse de règles et de lois de vie commune qui ne seraient pas édictées mais naîtraient d’elles-mêmes par la pratique, naîtraient de la vie elle-même. Et au fond c’est exactement comme ça que j’ai écrit la pièce. Sans savoir du tout où j’allais. En écrivant une scène après l’autre. En voyant des personnages naître ou revenir selon une sorte de nécessité pragmatique : non pas parce que je l’avais décidé, mais parce que l’équilibre instable de la pièce me semblait réclamer plutôt le retour d’un personnage déjà connu ou l’arrivée d’un nouveau. Quand j’ai commencé, je ne savais vraiment rien, même pas ce dont j’allais parler.

Et puis la première scène, qui a surgi comme ça, a été celle d’un couple qui part en safari. Voilà ils sont partis et maintenant je me retrouve avec une maison vide. Et qu’est-ce que je fais de cette maison ? Qui va l’occuper ? C’est d’ailleurs toujours comme ça que j’écris : en me disant que le futur saura pour moi où je vais, que je n’ai pas besoin de le savoir d’avance. C’est le règne de ce fameux instant, dont on a déjà parlé. Il me semble que se rendre disponible à l’instant (par exemple à l’instant de l’écriture) est une sorte d’utopie sans programme, donc une meilleure utopie sans doute que celles qui se dirigent droit vers un but. La beauté d’une révolution tient au moment où l’émeute se produit. Ensuite, en général, quand la révolution se constitue comme programme c’est la catastrophe. Alors si Vie commune est aussi un livre qui pense à la politique, c’est en proposant de penser l’instant comme une puissance d’insurrection, une puissance de surgissement de la vie comme hasard. C’est peut-être très minimal le hasard – y compris le hasard d’une rencontre – mais ça me semble aussi extrêmement jubilatoire. C’est le nom de la vie elle-même.

Ceci me conduit à une autre question : celle de la puissance politique à l’œuvre dans Vie commune. Si vos précédents recueils n’ont eu de cesse d’être en prise avec les instants vécus, celui-ci semble être encore davantage en contact violent et ferme avec l’actualité immédiate notamment politique d’Occupy Wall Street à la question des migrants en passant également sur le droit des salariés. Êtes-vous d’accord avec cette vision plus politique sinon politisée de votre écriture ? Est-elle décidément liée à l’actualité et aux débats politiques qui ont cours actuellement en France ?

J’ai eu toujours une réticence à intégrer l’actualité dans un texte. Pas du tout parce que l’actualité serait l’affaire des journalistes, et indigne de la littérature, mais parce que l’actualité ne me semble que l’écume de la vraie vie, la vraie vie qui n’est même pas de l’actualité, qui est du quelconque absolu, encore en-deçà de la petite gloriole de l’actualité. Dès lors, quand je veux parler de mon temps, je privilégie en général un discours qui en passe par la forme plutôt que par l’évocation de l’actualité. Par exemple, dans Vie commune, les trois genres convoqués sont : le poème, le théâtre, la nouvelle. Des genres mineurs ou minoritaires par rapport à la domination commerciale du roman dans la hiérarchie des genres. L’alliance des genres mineurs contre le gros frère majeur, c’est une idée qui me plait bien, et je crois que c’est aussi une idée politique. Si la dernière partie du livre s’intitule « Les trois sœurs », c’est en référence (évidente) à Tchekhov et à son goût pour un théâtre choral, démocratique, où chaque acteur est à peu près à égalité avec les autres, où chaque partition se vaut, et peut-être qu’on pourrait imaginer que les trois sœurs sont la poésie, le théâtre et la nouvelle et qu’elles s’allient pour être à égalité contre le règne sans partage et dominateur (commercial) du roman. C’est ce que j’appelle « en passer par la forme ». Mais bien sûr, d’un autre côté, l’état politique, économique, écologique, etc. du monde est aujourd’hui si violent, si scandaleux, si écœurant, que l’actualité jaillit malgré moi, et malgré mes réticences, dans ce que j’écris.

Cette question politique du poème que convoque incessamment Vie commune ouvre plus largement à la question de la fonction du poète : le poème a-t-il selon vous actuellement un rôle politique à jouer ou, comme depuis le geste inaugural de partition de Platon, les poètes sont-ils condamnés à errer depuis leur exclusion de la cité ?
Quelle serait aujourd’hui, si elle peut encore exister, selon vous, la fonction du poète ? Les deux questions du poète ne sont-elles pas finalement celles qui font ici écho à Whitman et Hölderlin : comment vivre ensemble ? Et comment habiter le monde ?

Bon, c’est une question à laquelle, je n’ai pas de réponse claire. Dans Un peuple, 2007, je dis qu’il me semble que les poètes aimeraient bien continuer à jouer un rôle dans la cité, mais qu’ils ne savent plus trop comment faire. Je crois qu’à l’époque, je pensais que la cité n’avait vraiment rien à faire des poètes, qu’ils ne fallait pas qu’ils comptent sur elle. Mais aujourd’hui je me demande si ce n’est pas en général les poètes qui savent rarement compter pour la cité. Certains l’ont su, même encore il n’y a pas trop longtemps, Whitman, Lorca Pasolini ou Ginsberg, parmi d’autres, ce qui fait que je me dis que l’exclusion de la cité n’est pas une fatalité. Il faut simplement trouver la porte d’entrée.

Quant à la fonction du poète, s’il en a une, s’il est pourvu d’une mission distincte des autres humains, ce dont je ne suis pas du tout sûr, je proposerais alors quelque chose comme ceci : on peut toujours explorer des formes de vie, on peut avancer des arguments en faveur de tel mode d’existence plutôt que de tel autre, on peut militer en se concentrant sur l’écriture pour une concentration supplémentaire dans tous les domaines de la vie. Par exemple, je crois que le rapport à la langue qu’institue le poème, qui est un rapport de plus grande intensité, ou disons de plus grande attention, de plus grand souci, que dans la conversation normale, eh bien je crois que ce rapport attentif à la langue, même s’il s’agit de construire une langue qui vise au quelconque ou au commun, peut servir de bon exercice, d’exercice « social » plutôt que « spirituel » disons, en détournant Pierre Hadot, pour accroître l’intensité de notre attention au monde alentour.

Comme un écho diffracté à une littérature éthique portée notamment par Continuer de Laurent Mauvignier ou encore Les Potentiels du temps de Camille de Toledo, Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, Vie commune est-il un texte qui veut engager son lecteur dans l’action ? S’agit-il pour vous de sortir de la mélancolie de l’action et de l’hypnose du désastre pour s’engager dans une écriture où la douleur pourrait devenir le ferment d’un acte ? Ou autrement dit, à l’instar du récent Que faire ? de Jean-Luc Nancy, est-ce que le Poème peut devenir le levier d’une action ?

Je ne crois pas qu’un poème, même disons au sens large du Poème, puisse avoir ce genre de rôle. Même un texte qui se vend, même mettons Indignez-vous de Hessel (que, entre parenthèses, je n’ai pas lu et dont je ne pense rien) ne me semble pas capable de devenir le levier d’une action. Il y faut bien autre chose, notamment un assemblage de conditions sociales. Au maximum, un texte peut ajouter à la fermentation générale, véhiculer une émotion qui pousse à l’action. En fait, tel que je vois les choses, un texte qui agit est un texte qu’on se passe de main en main, un texte qui circule et fait communiquer les gens entre eux, les choses entre elles. Il est un marqueur de solidarité, un signe de reconnaissance. Ce n’est pas nécessairement le texte en lui-même, comme syntaxe et comme agencement d’affects ou d’idées, qui fait effet mais l’importance qu’il acquiert comme talisman de la communauté. Le mot frèreIl paraît que, avant l’émeute à la prison d’Attica, en 1971, les prisonniers se faisaient passer entre eux et en sous-main un sonnet de Claude McKay, « If We Must Die » (« Si nous devons mourir, que ce ne soit pas comme des porcs / chassés et parqués dans un recoin infâme… ») C’est un sonnet que McKay avait écrit suite à des émeutes raciales en 1919 – c’est un sonnet de la lutte qu’on ne disait pas encore africaine-américaine. Soixante plus tard, ce texte trouva son rôle, devint un facteur de cohésion ou de coagulation par le simple fait qu’il était nécessaire de se le transmettre clandestinement. Au fond, je crois que c’est ce geste – se le passer de main en main, en secret – qui donne son effectivité politique au texte, plutôt que ce qu’il raconte ou ce à quoi il appelle.

Un autre aspect cette fois creusé depuis Dans l’année de cet âge jusqu’à Nos Amériques en passant par Le mot frère revient avec force dans Vie commune, à savoir combien vos poèmes se heurtent au nœud noir et paradoxal de leur propre langue. Comme une épreuve insurmontable mais chaque fois débattue, chaque texte y déplore la douleur du langage.
Concevez-vous le langage comme le trou du poème – aussi bien comme son mur à dire ? Quand l’une des Onze dans Monstres annonce : « Je suis seule dans le langage, mais ça va, rassurez-vous », serait-ce, selon vous, le postulat de tout poète devant la langue ?

Je vais me permettre de commencer d’un peu loin pour répondre. Je pense en effet qu’on est seul dans le langage, tous, les poètes comme les autres. Je le pense en raison de la coupure que je crois cruciale entre dénoté et connoté. Si je dis table ou train ou neige, vous me comprenez, mais l’image de la table ou du train ou de la neige qui se forme en vous n’est pas celle qui se forme en moi. Or ce sont ces images qui fondent la singularité de chacun. Quand j’ai écrit Le Mot frère, c’était en me situant sur cette faille entre dénoté et connoté, en me demandant s’il était possible de la combler, s’il était possible d’accéder un tant soit peu à l’univers imaginaire de l’autre, à l’espace de ses connotés, à ce qui faisait les sensations profondes de son existence. Votre table est-elle en fer, en formica, en bois ? bancale ? ouvragée ? Ma devise à l’époque était une phrase de Wittgenstein : « les limites de mon langage sont les limites de monde ». En gros, j’étais seul dans le langage mais ça n’allait et ne m’allait pas du tout. Je le vivais vraiment comme une tragédie, comme un espèce de solitude ontologique indépassable. J’essayais, mais en vain, de trouver une fraternité dans les mots. Et puis j’ai lu Stanley Cavell. Et ce que j’ai compris de lui, c’est ceci : bien sûr quand je dis fenêtre, je ne sais pas à quelle fenêtre tu penses – une lucarne ? une fenêtre en pvc ? – mais si tu dis : « ferme la fenêtre, j’ai froid », je peux me lever et aller la fermer et tu as moins froid et tu peux même éventuellement répondre : « merci ». Donc oui, le langage est ma prison si je le considère du point de vue du sens ; mais si je le considère d’un autre point de vue, du point de vue de l’action, il est un espace du lien, il est l’allié de nos gestes. C’est ce que se dit ce personnage de Monstres : oui je suis seule, je ne comprend pas ce que les autres disent, mais ils font un paysage en vivant et en parlant autour de moi, mais je vous écris, mais vous voyez nous formons un groupe.

Si bien que cette petite révolution personnelle a transformé mon rapport au poème. Tout d’un coup, j’ai pensé que la phrase plus que le mot était le cœur du poème. J’ai pensé que le poème n’avait pas à voir avec la nomination, comme on le répète assez souvent, mais avec la construction d’une conversation. Ce qui s’est mis à compter ce n’est plus de dire des mots qui nomment les choses du monde mais faire des phrases qui les mettent en relation. J’ai commencé à écrire des poèmes conversationnels si on veut. Ce personnage de monstre ne dit pas seulement qu’elle est seule, elle dit aussi avec une sorte de jubilation : blablablabla. Ce blabla est un horizon qui me sied pour le poème. A la limite, il faudrait écrire une seule longue phrase dansante qui ne se taise jamais.

Enfin, pour clore cet échange, Vie commune me semble reprendre et accentuer une articulation fondatrice chez vous, selon laquelle chaque poème se met en quête de la « vie vivante » : s’agit-il là de l’horizon ultime de tout poème ? Le poème part-il de la vie manquée pour aller vers ce que vous nommez ici « la vivance des choses » ?

Je crois que oui ; je crois que chaque poème n’a de sens qu’à produire du vivant. C’est aussi une des choses qui m’a entraîné vers la poésie. La poésie est une énergie ou une boîte de vitesse. La coupe du vers, par exemple, est un accélérateur ou, au contraire, quelque chose qui nous tient, nous retient sur le bord – nous retient dans ce qui n’est pas encore tombé, va tomber, va continuer mais pour l’instant se suspend. La poésie est pleine de ces possibilités de charger ou de décharger l’énergie de la langue. C’est Malherbe qui pensait que la poésie est la danse. A une époque où tout le monde disait ut pictura poesis (la poésie comme la peinture) c’était une trouvaille géniale. Je crois que cela voulait dire : la poésie n’est pas un agencement de masses immobiles, elle est une mise en mouvement, elle est une façon à peu près heureuse de faire trempette dans le flux des choses, elle est le vivant dans ses métamorphoses perpétuelles. Peut-être même que la poésie est capable, en effet, d’activer dans la langue ce que la vie aurait manqué dans le monde. On peut toujours rêver. En tout cas, c’est un peu mon rêve.

Stéphane Bouquet, Vie commune, Champ Vallon « Recueil », 2016, 152 p., 14 € — lire un extrait