Yacine Sif El Islam : COLÈRE = ACTION (sola gratia)

© éditions komos/DR

Ça commence par un soir à Lille. J’assiste à la restitution d’un atelier étudiant intitulée « Nos colères », un montage d’une heure et demie à partir d’une vingtaine de textes différents, mis en scène par Catherine Gilleron et Rémi Poppeschi. Ce spectacle tout en fragments se termine par un extrait de sola gratia de Yacine Sif El Islam.

Je fais la découverte de ce texte ici, sur la scène du Théâtre de la Verrière. Je l’entends pour la première fois ici, joué par Hamza, un des étudiants de l’atelier. Je pleure. Applaudissements. Je rentre à Paris le lendemain.

Ils ont sola gratia aux Mots à la bouche. J’envoie une photo du livre à Rémi. Il répond oh super ! c’est rare, je ne l’avais jamais vu en librairie. Puis tu me diras ce que tu en as pensé. Tirage à 500 exemplaires numérotés, j’ai le 351. C’est rare, oui. Deux citations en épigraphe : Confessions d’un masque de Mishima, L’Ultima intervista de Pasolini de Colombo & Feretti. OK. Puis il y a quelque chose à faire, un geste que je dois opérer si je veux continuer à lire. Je dois découper les pages. Je vais chercher un opinel, celui de mon père, et je coupe, je coupe.

J’ai entendu une partie du texte à la Verrière. J’ai lu la quatrième de couverture dans le métro. Je sais qu’il est question d’une attaque homophobe au couteau. L’opération n’est pas simple : je ne suis pas manuel, et les très rares occasions où j’ai dû couper un livre (un de chez Fata Morgana sans doute) j’en ai déchiré malhabilement la moitié des pages. L’opération n’est pas simple : le couteau en main, lire les mots baïonnette, tranché, sang qui apparaissent sur le papier… J’enfonce le couteau dans le livre, je taille, je l’éventre. Je termine l’opération, je replie l’opinel, je vais le ranger.

(Et puis il y a la couleur sur toute la couverture, un genre de rose pâle : COULEUR CHAIR, je pense tout de suite.)

Je lis le livre.

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Miroirs, effets, reflets

Comme toutes les autres villes, Bordeaux a son attribut, (télé)visuel, touristique : un miroir d’eau. Je connais l’endroit. Une dalle de granit tantôt recouverte d’un centimètre d’eau, pour l’effet miroir, tantôt d’un brouillard provoqué artificiellement par des injecteurs conçus pour ça. C’est à Bordeaux que l’auteur, Yacine Sif El Islam, et son copain Benjamin, ont été agressés au couteau. C’est le long des quais, avant cette agression, qu’un homme, assis devant le miroir, les a injuriés. De pédés. Voici le miroir, en tant que lieu, mais surtout en tant qu’objet du reflet, et que dispositif esthétique et littéraire, qui récidivent à de nombreuses reprises au fil du texte, et devient éminemment politique quand il réfléchit les systèmes discursifs et sociétaux à l’origine de la violence. Car c’est de ça dont il s’agit, dans chacune des lignes de ce poème-monologue de cinquante pages : d’images, de réflexions, de représentations et de miroitements qui nous sont renvoyés à la gueule en pleine lumière, avec toute la force de réverbération qu’un tel propos et qu’une telle langue peuvent permettre.

Les agressions sont multiples, protéiformes ; verbales, puis physique. Il a fallu écrire, alors, la sidération provoquée lorsqu’est entendu le nom d’un des insulteurs — appelé Yacine, lui aussi, le même prénom que l’insulté (miroir total). Il a fallu écrire, encore et surtout, la violence du mépris de la Police et de ses flics après l’agression au couteau, quand vient le moment de la déposition, de la plainte — cette solitude —, des centaines de photographies à regarder pour éventuellement reconnaître les auteurs de l’agression, jusqu’à l’épuisement — (miroir déformant). « Plus tard je regarderai les 800 photos que la police / me propose pour identifier les agresseurs. / Je les regarde comme je regardais Yacine à travers / ma fenêtre comme à travers un miroir / déformant / 800 moi potentiels / 800 regards dans lesquels je me noie ».

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Je fais une pause. Je repense au texte de Laurène Marx, Je vis dans une maison qui n’existe pas, publié aux éditions blast. Je l’ai entendu au Théâtre Ouvert la semaine dernière. J’ai noté, dans ma tête seulement, les phrases suivantes, sans savoir encore que c’était pour pouvoir les noter ici.

« Il y a pas longtemps / je suis rentrée dans une colère ; / je suis rentrée et je suis pas sortie depuis. /// Depuis je cherche la sortie de la colère… »

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Tranchante (colère)

Deux pédés se font agresser au couteau. L’affaire est sérieuse — au moins un peu. Deux pédés arabes se font agresser au couteau. « Nous l’avons très vite compris, nous étions trop pédés / pour nos agresseurs, trop rebeus pour la police. » La colère ne désemplit pas, et pour la fortifier, l’équiper, si on peut dire, (la pourvoir), Yacine Sif El Islam convoque des figures victimes de violences adjacentes. Ça commence, dans un même paragraphe, par l’évocation du massacre du 17 octobre 1961 et l’interpellation de Samir E. le 26 avril 2020 : « Et mon corps dérive dans la Garonne boueuse / Comme celui de mes pairs dans la Seine en sang / Je repense à cette vidéo du flic qui rit en disant qu’ils / auraient dû “le laisser couleur ce bicot” ». Plus loin, Pateh Sabally est convoqué. Puis Jallal Hami.

Ces convocations ont ici pour fonction — si tant est qu’elles en aient une — la collectivisation de l’intime ; la recherche de ce qu’il peut y avoir de commun entre des personnes distinctes à différents moments du monde dans l’expérimentation individuelle de la violence, en ce qu’elle a d’appartenir à l’histoire, malgré tout. La violence s’inscrit, partout, en l’occurrence dans le corps ; l’inscrire ailleurs procède chez celui qui écrit d’une nécessité, d’autant plus impérieuse lorsqu’elle répond à un désir de dire je à la place de l’autre (à savoir de dire nous). C’est ce que fait Yacine Sif El Islam. C’est ce qu’avait fait Léon Gontran Damas, avec peut-être le nous le plus juste de l’histoire de la poésie. « Qu’attendons-nous / les gueux / les peu / les riens/ les chiens / les maigres / les nègres / pour jouer aux fous/ pisser un coup / tout à l’envi / contre la vie / stupide et bête / qui nous est faite / à nous les gueux / à nous les peu / à nous les rien / à nous les chiens / à nous les maigres / — T’EN SOUVIENT-IL » (Black-Label, II, 1956).

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Une autre pause. « Est-ce moi, tous ces visages ? » (C’est Henri Michaux, dans Passages.) Plus loin. « Faces de perdus, de criminels parfois, ni connues ni absolument étrangères non plus (étrange, lointaine correspondance !)… Visages des personnalités sacrifiées, des “moi” que la vie, la volonté, l’ambition, le goût de la rectitude et de la cohérence étouffa, tua. Visages qui réapparaîtront jusqu’à la fin (c’est si dur d’étouffer, de noyer définitivement). […] Ce n’est pas dans la glace qu’il faut se considérer. / Hommes, regardez-vous dans le papier. » L’écho est considérable. Une autre résonnance, pour finir, deux pages plus loin : « Je me demande si la haine ne sera pas plus solidement architecturale que l’amour et, pour le purement spectaculaire, je parie naturellement sur la colère. » La colère, voilà ; nos colères. Passages… — pas sages ?

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Tous ces visages ?

Une question, quelques pages avant la fin du texte : « Qui je suis ? ». Après le récit de l’agression et ce qui s’en suit, l’auteur procède d’une forme d’archéologie mémorielle, d’un travail de fouille jusqu’aux origines (du mal, c’est dit). Il remonte, à l’aide de dates, précises, il retourne à ce qui existe depuis le début de sa vie : les agressions, leurs répétitions, leurs singularités. Jusqu’à ce « viol originel ». « Je ne dirai pas encore ce jour qui a fait qui je suis ». Et la question, alors : « Qui je suis ? ». Les réponses ne sont pas univoques ; il n’est pas question ici de figer l’identité quelque part. Masques, corps, visages : multiples. Les logiques s’en retrouvent renversées — les violences, retournées à l’envoyeur.

« Je suis l’exploité et l’exploiteur / Le vendeur et le vendu / Le bourreau et la victime / Le violé violant / Le colon et l’exproprié / La statue et celui qui la déboulonne / Cela n’est ni bien ni mal / Seulement c’est / Je suis qui je veux / Qui je peux »

(Je me souviens de cette chanson de Pierre Lapointe, il chante : « Tous les visages parlent d’eux-mêmes / avant qu’on les connaisse ».) Yacine Sif El Islam revient au miroir, avant la fin, « — Au bout de chaque couloir mon reflet déformé », et propose en guise d’épilogue une voix d’enfant (lui-même ?), un certain apaisement, non pas naïf ou qui se voudrait préservé de la douleur, mais résolu à faire avec malgré tout.

Une voix d’enfant : disons, une ouverture aux possibles. Et la parole restitue à l’enfance. La parole, en lutte contre le langage lui-même, en tant qu’il est langage subi, enduré, afin d’être désinvesti de sa capacité destructrice.

Je retourne à Laurène Marx, qui écrit et dit : « ON m’a fait quelque chose il y a longtemps qui a fait que je ne suis plus que “quelque chose”. » Et à la poésie, alors, son écriture et sa mise en voix, pour reprendre, rafistoler — pas réparer, non, le positivisme à la sauce capitaliste, ça ne marche pas —, faire quelque chose d’autre avec ces quelques choses que sont la violence et son histoire irréductible.

Yacine Sif El Islam, Sola gratia, éditions komos, 2022, 55 pages, 12€.

©Pierre Planchenault

La première partie de ce texte a fait l’objet d’une performance de l’auteur et de Benjamin Yousfi, dont la captation est disponible ici.

« Nos colères » a été joué le mardi 9 avril 2024 au Théâtre de la Verrière, dans une mise en scène de Catherine Gilleron et Rémi Poppeschi, et une création lumière de Sarah Verdy. Merci à Rémi et Hugo pour l’invitation.