Avant de me faire extraire deux racines, je commence la lecture d’Échafaudage dans les bois I d’Ivar Ch’Vavar (Le Corridor bleu / Lurlure) dans la salle d’attente. Bonne idée d’avoir emporté ce livre constamment intéressant et souvent drôle.
Claro
En trente-six haltes d’inégale longueur, Claro, dans La Maison indigène, entraîne le lecteur dans une promenade socio-culturelle et politique – même si le politique est soigneusement lissé hors du champ de l’écriture –, de l’Alger des années 30 jusqu’à la fin de la colonisation, autour d’une « maison » aux noms changeants dont le texte juvénile de Camus, en 1933, a fixé l’appellation en « La Maison mauresque ». Vingt ans auparavant, le romancier algérien, Nourredine Saadi, publiait La Maison de lumière, choisissant aussi comme actrice principale de sa fiction une maison… mauresque à la périphérie d’Alger cette fois et non à la périphérie de la Casbah, blason de la profondeur historique de la ville. À travers l’histoire de Miramar, de ses bâtisseurs, de ses habitants et de ses gardiens, c’est une part de l’histoire de l’Algérie que découvrait le lecteur, depuis la période ottomane jusqu’au XXe siècle.
Dans La maison indigène, il pourrait s’agir de souvenirs, de la recherche de souvenirs qui ont disparu, ont été refoulés, refusés, ou n’ont jamais existé. Il faudrait alors les rechercher, les inventer, les approfondir. Mais il s’agit surtout d’autre chose.
Les grands livres sont hors actualité, le temps qui passe renforce leur pertinence et leur urgence. Ainsi en est-il de La Vache (Blösch), roman de Beat Sterchi écrit en 1983, paru chez Zoé en 1987, republié le mois dernier, doublement actuel dans sa saisie de la xénophobie et de l’abattage des animaux, soit une même violence dans le rapport à l’Autre.
Comment devenir un démon ? Quel est le cursus dishonorum ? Quelles sont les passions insanes auxquelles s’abandonner, sans délices mais bien plutôt avec la souffrance la plus dépouillée de toute aura doloriste, pour sa pure nocivité ? Comment se comporter au supermarché ? Où loger ?
Tout récit est procès, plus encore quand il s’attache à l’Histoire, à la place de la violence et du pouvoir dans l’Histoire : mais que peuvent plus précisément nous dire les procès, en tant que scènes judiciaires, d’un passé récent, le XXe siècle ?
Autrefois — « Quand tu penses qu’autrefois c’était hier » (Claro) —, les archives de nos vies étaient personnelles (photographies, journaux intimes, transmissions de récits) ou plus collectives, quand artistes et écrivains s’en emparaient. Aujourd’hui, toutes les vies sont surveillées, archivées, quasi en temps réel, via réseaux sociaux, traçages d’algorithmes et espionnage de masse.
Il y avait de quoi voir, lire, dire et écrire la semaine dernière. Revue d’effectifs avec ce Papier à Bulles premier du genre sur Diacritik (et ailleurs) : où l’on parle d’Angoulême, des lectures passées (de Titine à Dennis Lehane en passant par Fred Bernard) et du premier épisode de la saison 10 d’X-Files…
Comment rester immobile quand on est en feu, de Claro, invite justement à ne pas être immobile, à plonger dans le mouvement – mouvement impliquant par définition une multiplicité indéfiniment reprise, répétée, absolument ouverte à sa propre transformation. Le mouvement dont il est question ici n’est pas un simple déplacement mais un mobilisme généralisé où tout bouge en soi, se transforme soi-même en autre chose, sans cesse. Il s’agit du mouvement du devenir par lequel ce qui est devient toujours en lui-même autre chose que lui-même, toujours ouvert à un dehors qui le fragmente, le redistribue, l’agence avec autre chose, l’inclut dans des ensembles ou séries également en devenir.
Le roman de Claro, Crash-test, a pour leitmotiv l’accident : « Au commencement était l’Accident ». Mais l’accident n’est pas qu’au commencement, il est partout et tout le temps, il surgit sans cesse dans le livre et dans le monde, il est la matière du livre autant que ce qui peuple le monde de commencements. L’accident, ici, est un principe autant poétique qu’ontologique ou anti-ontologique : pas d’être mais des accidents, répétition de commencements, naissances incessantes.
Mikhaïl Bakhtine écrivait : « Il existe des œuvres qui, effectivement, n’ont rien à voir avec le monde, mais seulement avec le mot ‘monde’ ». Pour Claro, au contraire, l’œuvre a tout à voir avec le monde puisqu’elle est agencement de la langue et du monde :
Le Festival Lire en poche se tiendra du 9 au 11 octobre 2015 à Gradignan (33173). Pour sa (déjà) onzième édition, il s’intéresse aux « Frontières et horizons ».
Granta fait converser deux écrivains radicaux, Ben Marcus et George Saunders.