Terrain vague (1) – Échouer mieux

© Christian Rosset.

Une nouvelle année commence et, comme c’était déjà le cas les années précédentes, le titre de cette chronique (à suivre) change tout en restant sensiblement le même. À la frontière devient Terrain vague, du nom de ce lieu inlassablement arpenté, où les choses, vues, lues, entendues, circulent librement, sans jamais devoir justifier leur présence. Si l’on devait représenter le Terrain vague, on y trouverait des traces de blanc cézannien, déposé en réserve dans une toile à jamais inachevée.

Ce lieu d’échanges, où nul tribunal critique ne siégera jamais, est né de rêveries au siècle dernier, quand le Groupe de Recherches Musicales (GRM) avait invité quelques novices à expérimenter leurs plus récents logiciels de transformation du son en temps réel. C’était à l’aube des années 1990. La lumière du jour ne pénétrait jamais le studio 116 de la Maison Ronde où l’on faisait encore usage de magnétophones à bande magnétique et de consoles de mixage analogiques. Dans la solitude de ces lieux de travail, enfermé dans une cellule de moine et projeté dans un espace-temps sans limite, on se frottait à nombre de traces mystérieuses déposées par de glorieux fantômes y ayant œuvré bien avant notre passage. Et, à force de faire les cent pas entre deux moments d’immobilité, on perdait tout repère. Profitant de cet état second, quelque intimité plus ou moins familière – tel chamane aux aguets – prenait possession de notre corps, le reréglant avec précision, comme on le fait d’un mécanisme d’horlogerie. Cette aventure a duré deux petites décennies, et puis tout s’est arrêté : le studio – le Terrain vague – a été détruit, puis reconstruit. La lumière naturelle ne le pénètre toujours pas, mais les esprits l’ont déserté.

Ce Terrain vague, pourquoi ne pas le déplacer ici, où la recherche obstinée de silences ferraille avec ce qui anime l’exigence critique, à savoir une pratique active du montage (ce qui est bien autre chose qu’un simple goût de la citation), afin de faire passer des voix, en contrepoint d’un commentaire qu’il faut bien tailler, lui aussi, mais sans jamais s’aider d’un « patron ». Ouvert aussi bien à ce qui semble à l’abandon qu’à ce qui surgit sans prévenir, ce premier épisode de l’an (23 x 11 x 23) formule le souhait d’échouer mieux, sur le papier comme sur la toile, ou encore sur le rivage où l’on ramasse, au petit matin, des morceaux de porcelaine brisée et de bois flotté, à la fois insignifiants et chargés de tout ce qui nous maintient en vie, là où « l’hétérogène sans gêne » cohabite avec le minimalisme qui est loin d’avoir dit son dernier mot. Alors, pour la 28è fois depuis la Constellation du 22 septembre 2021 où il était, entre autres, question des Filles de Monroe d’Antoine Volodine : So May we Start ?

1. Vivre dans le feu (Éditions du Seuil, collection « Fiction & Cie ») est le quarante-septième ouvrage du corpus des Voix du post-exotisme ouvert en 1985 par Antoine Volodine avec Biographie comparée de Jorian Murgrave (publié directement en poche dans la collection « Présence du futur » chez Denoël, ce qui avait occasionné un premier malentendu, aujourd’hui dissipé). Pour la première fois, je le lis en ayant plus ou moins en mémoire la totalité des précédents ; car, avant de me lancer, je me suis procuré la part la moins visible de ce corpus : les cinq livres de bylines publiés entre 1999 et 2001 à L’École des loisirs sous le nom d’Elli Kronauer (que l’on connaît surtout comme étant un des protagonistes de Terminus radieux qui attendent, au bout d’une longue traversée d’une « Sibérie rendue inhabitable par les accidents nucléaires » la fin).

Ces cinq petits opus (entre 88 et 154 pages) se proposent de réanimer une tradition perdue dont la naissance aurait eu lieu dans les temps lointains où la capitale de la Russie était Kiev : « Les bardes s’installaient devant les villageois pour de longues soirées et, en s’accompagnant d’un instrument à cordes pincées, les gousli, ils déclamaient des chants épiques qui s’étaient transmis oralement depuis près de mille ans, les bylines […], moments mélodiques en même temps que des histoires. […] À l’aube du XXe siècle, les bardes se sont tus. » Au passage du XXe au XXIe, la voix d’Elli Kronauer – dont il est dit que « la mémoire poétique est la même qu’il y a un siècle, mais Auschwitz, Hiroshima, Tchernobyl ont eu lieu et ont laissé sur notre monde des traces indélébiles. C’est pourquoi on ne peut plus croire de la même manière aux valeurs et aux choses du monde, ni les dire de la même manière » – sonnait juste, musicalement ; c’est d’ailleurs le cas de toutes les voix du post-exotismejuste ne signifiant pas : exempt de dissonances, de déviations micro-tonales et de tout ce qui altère la pureté du son ; mais plutôt : solidement rythmée et se déployant dans une large étendue (ce corpus ne manque pas de souffle, c’est le moins qu’on puisse dire – ce souffle qui, se déposant dans la mémoire, entretient notre addiction.) « Plus tard, les musiciens arrivèrent et ils laissèrent les échos de leur musique se répercuter dans l’air tiède de cette fin de journée d’été, parmi les plumes du Rossignol et les lambeaux de fourrure du Brigand, et les cithares sonnèrent, les accordéons se déchaînèrent. On entendait le ronflement régulier de la Grande Centrale du secteur de Kiev et le grésillement très calme des centrales moyennes et plus petites, et, au loin, la rumeur des marchands qui allaient et venaient dans les rues. Les musiciens s’assirent sur des pierres chaudes. Ils restèrent là à chanter, le temps qu’un sablier s’écoule, et ensuite, quand les héros de leurs chansons eurent de nouveau disparu, ils cessèrent de jouer et ils se turent – Ilia Mouromietz et le rossignol brigand.) »

Vivre dans le feu est le quarante-septième ouvrage (en 39 ans, ça en fait un peu plus d’un par an), et vingt-deuxième signé Antoine Volodine, d’une suite de quarante-neuf, conçue (en cours de route) comme une performance. Vingt-deuxième et dernier : c’est écrit sur le bandeau de couverture, presque comme argument de vente – Volodine étant, des cinq auteur(e)s du Corpus, celui qui a signé le plus d’ouvrages, devant Manuela Draeger (14), Lutz Bassmann et Elli Kronauer (5 chacun), Infernus Iohannes (1 et bientôt 2, vu que c’est sous ce nom qu’a été annoncé Retour au goudron, opus quarante-neuf et dernier, déjà fameux pour ce que le porte-parole coordonnateur en a dévoilé : le dispositif en 343 – 73 – fascicules ; et les derniers mots : Je me tais). Ajoutons qu’on ne sait rien du pénultième, sinon qu’il ne sera ni d’Antoine Volodine, ni de Maria Soudaïeva (qui a rejoint en 2022 le collectif d’auteures et de traductrices Infernus Iohannes, qui ne devrait pas davantage le signer – mais qui sait ?). La surprise des surprises serait que l’auteur en profite pour reprendre son véritable patronyme, que tout le monde connaît, mais que personne ne prononce. Dans l’ignorance, on se contentera d’émettre l’hypothèse que ce quarante-huitième volume pourrait être musicalement assez léger, à la manière de l’étonnante Nuit des mi bémols de Manuela Draeger (mais c’est peut-être un vœu, et non un pari).

« L’avion a commencé son épandage de napalm en haut du village. Je ne sais à quelle civilisation modèle il appartenait ni en quel charabia le pilote conversait avec sa base et les donneurs d’ordre. Une langue d’assassins, forcément, mais peut-être pas de l’américain militaire basique. La coalition compte toutes sortes de tueurs et de nations tueuses et de partisans d’un nettoyage ethnique sans frontières, et les transfuges ne manquent pas. Alors, peut-être, quand il a appuyé sur le bouton qui déclenchait l’ouverture des déversoirs, le type aux commandes a-t-il bramé une formule enthousiaste dans un idiome qui ressemblait à ma langue maternelle. » Celui qui dit « je », c’est « le brave soldat Sam » qui « ne dispose plus que de quelques fractions de secondes avant d’être enveloppé par les flammes d’une vague de napalm qui se précipite sur lui ». Mais, plutôt que de voir « pendant l’ultime sursaut, le film de [sa] vie se [dérouler] en accéléré derrière les paupières, à toute vitesse, offrant au condamné une somptueuse satisfaction de cinéphile » (l’humour de Volodine à son zénith – tout le livre, d’une noirceur sans pareille, est d’une drôlerie irrésistible), Sam apprendra, dans cette ultime seconde, à vivre dans le feu, en suivant tout d’abord les instructions du manuel que lui a passé sa grand-mère Rebecca, où il est écrit qu’il est impossible « de mesurer le temps quand on est à l’intérieur du feu », puis en s’inventant des histoires, en compagnie de ses grand-mères à chats infiniment plus puissantes que leurs tyranniques époux, de ses tantes plus ou moins sorcières, « attirantes et sexuellement désinvoltes », et de ses cousines « à la volupté épanouie », potentiellement meurtrières. De Sam à tante Zam, en passant par tante Sognone et tante Coltrane qui savent traduire « Naoblag toronig, chov mokrun alnaoblag » par « Le noir s’éteint, il n’y a diablement plus rien », les voix se différencient, se détachent, se répondent, se fondent, se séparent, se retrouvent ; et cette polyphonie nous entraîne tout au long de ces treize chapitres, faits de plus ou moins brèves narrations interrompues, ainsi qu’une fois, de pages arrachées à ce fameux manuel : « Annule le feu en étant toi-même le feu / […] / La mort n’existe pas tant que tu la refuses. / Les ténèbres et le feu s’équivalent. / La consolation des femmes t’apporte la clé terminale. / Invente la famille du feu et aime-la jusqu’à la fin. »

Dans ce monde où l’on apprend en une fraction de seconde à vivre dans le feu, se déroulent des formes de spectacle à la fois étranges et classiques : de marionnettes vivantes, à la manière des vieux films fantastiques des héritiers de Méliès. Rien de purement mécanique, les rouages s’animent de manière quasi-charnelle – cette chair que pas même la douleur ne semble atteindre, et qui dicte sa loi depuis l’autre scène (musique d’accompagnement : L’Oiseau de feu de Stravinsky, version 1910, assourdi par l’effet de la chaleur, mixé à ce que j’évoquais au début : ces morphologies transformées en temps réel, feu étiré, étincelles longuement résonantes…) « Le poêle ne fumait plus, le parfum du feu ne se dissipait pas et je savais qu’il ne se dissiperait pas pendant des heures. Il n’était pas désagréable, et le fait qu’il imprégnait mes vêtements ne me dérangeait pas. Je préférais sentir la suie, le sapin et la flambée plutôt que la poussière et la crasse. » On n’est pas pressé que ce Corpus ne soit rapidement bouclé ; et, en attendant la suite, on relira probablement nos opus préférés (liste non figée : pas de top). Laissons donc échouer cette trop rapide lecture en relevant ces derniers mots : « Quand on y pense, j’avais encore une grosse seconde devant moi. Peut-être même deux. Ça me laissait de la marge pour voir venir. »

2. D’un Sam à l’autre : Worstwart Ho, écrit en 1982 et publié l’année suivante à Londres et New York, est un des rares textes de Beckett à n’avoir pas été traduit en français par ses soins. Il a fallu attendre 1991 pour que les Éditions de Minuit en proposent une version française due à Édith Fournier, sous le titre Cap au pire. Le premier mot – comme le dernier – de ces 56 pages typographiées avec un corps élevé pour faire volume est « encore ». Mais ce que chacun en a d’abord retenu – ce qui aura été martelé jusqu’à ce « qu’on n’en entende plus que le noir ressac », comme l’écrit Claro –, c’est cet enchainement de six fois deux mots : « Ever tried. Ever failed. No matter. Try again. Fail again. Fail better. » pour lequel Édith Fournier a proposé : « D’essayé. De raté. N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux. » Dans son livre, L’échec – sous-titré Comment échouer mieux –, que les Éditions Autrement viennent de faire paraître dans la collection « Les grands mots », Claro substitue « échouer », plus radical, à « rater » : « Recommence. Échoue encore. Échoue mieux ». Avant d’ajouter : « Mais quel sens donner à ce mystérieux impératif : échouer mieux ? »

L’échec est un grand livre, non seulement parce qu’il traite subtilement de cette question, et notamment de « l’exercice de l’échec » qui « seul permet d’élargir le champ des possibles » ; mais aussi, et surtout, parce qu’accordant l’humour à l’érudition, il invente une forme qui fait mieux que coller à son sujet. Passant d’un mode d’écriture à l’autre et faisant montre d’un sens musical de la variation, L’échec est une « réussite », tant ce qui pourrait passer pour un essai refuse de se laisser circonscrire dans tel ou tel genre :  plutôt un journal – d’une expérience personnelle : intime, mais non-égocentrée – se déployant sur 11 chapitres, intercalant 8 « entretemps », une « séance » en 2 temps et 4 épisodes de l’Histoire d’un échec ; 220 pages, lues pour le plaisir, sans rien annoter, ni même souligner, que je relis de manière un peu vagabonde, pour tenter de retrouver quelques passages, partiellement mémorisés, qu’il s’agit maintenant d’assembler.

Commençons par ce fragment du texte de 4e de couverture : « Créer ne veut pas dire réussir, mais plutôt soutirer à l’obscurité un aveu de lumière. Au risque, consenti, d’aboutir à une impasse – c’est là non une malédiction, mais une chance. » Le mot « chance », je l’entends aussi au sens de Cage (John), compositeur que certains ont accusé d’entraîner « la musique » dans une impasse, c’est-à-dire d’avoir « failli » (mais à quoi ?). Après avoir placé en exergue de son livre deux citations d’Annie Ernaux et de Jean Cocteau, Claro écrit en incipit du chapitre 1. Le mat de l’imbécile : « De tous les verbes de la langue française, faillir est celui qui m’est le plus cher » ; avant d’ajouter, page suivante : « Ce qui me fait aimer ce verbe, c’est aussi, c’est surtout la présence en son pli du mot « faille », qui dit aussi bien la fêlure que la faiblesse, la brisure que l’espace par lequel s’engager, et sert donc de ligne d’horizon – de ligne à faille ? – à celui qui écrit et qui, immanquablement, faut. // Le poète Cédric Demangeot dit ça parfaitement, horriblement : “se frayer une lézarde vive dans le pourri du bloc.” » Le ton est donné [en aparté : je songe mélancoliquement à Jean-Pierre Faye, aujourd’hui muré dans le silence, auquel certains mauvais esprits ont reproché d’avoir failli avec la publication tardive duCorps miroir, sa dernière œuvre (in)achevée, et il est vrai échouée, mais au sens où on le dit d’une bouteille à la mer – de celles qui contiennent potentiellement le plan d’un trésor]. « L’échec est un fruit. Un fruit qui gît par terre. Autour, aucun arbre. On se baisse, on tend la main. C’est un caillou. Bien sûr – Entretemps 1 Ce qu’est l’échec (1). »

Claro, auteur d’une trentaine d’ouvrages (romans, récits, essais critique, poésie), est aussi comme on le sait traducteur (ayant démarré cette activité deux ans après la publication de son premier roman : « Un jour de 1988 un éditeur me demanda de traduire [Mile Zero de Thomas Sanchez]. Je n’avais encore jamais rien traduit, ou alors j’avais oublié. ») « Si la traduction est une leçon d’échec, c’est parce que sa pratique convoque la question de l’intraduisible. Remplacer un mot par un autre est un marché de dupes : au lieu du même, on propose l’autre, et ce faisant on espère que différence aura valeur d’équivalence. » // « Il existe entre les langues une faille infranchissable. La traduction ne cherche pas à la combler. Elle propose autre chose. À la faveur d’un geste qui relève de l’escamotage, et donc de la magie, pour ne pas dire de l’arnaque, elle substitue. Elle fait de son échec une opération par défaut – 2. De l’eau, du pain et des pissenlits. » // « L’échec est une morgue fermée pour cause d’inventaire – Entretemps 2 Ce qu’est l’échec (2). »

Alors comment traduire Under the Volcano ? Au-dessous du volcan ? Sous le volcan ? Et pourquoi pas « opter carrément pour Au-dessus du volcan ? Ou, mezcal aidant, Soûl, le volcan (ne me remerciez pas, surtout). » // « La traduction est l’ennemie de la trouvaille, mot fort laid qui semble né de l’accouplement contre nature de “trou” et “travail”. […] On ne traduit pas une suite de mots, sinon n’importe quelle intelligence artificiellement idiote règlerait son compte à Finnegans Wake en deux temps trois mouvements (et quatre falbalas). Que traduit-on, alors, sinon l’écho qu’est susceptible d’éveiller dans la langue l’échec consistant à “dire autrement la même chose” ? – 3. Oui-oui et le volcan magique. »

Il va nous falloir sauter nombre de pages où sont entre autres convoqués Kafka (et Benjamin), Pessoa, Cocteau et Hitchcock à travers une formidable lecture de Vertigo, « LE grand film sur l’échec (et sur l’alcoolisme, tant qu’à faire) » – je vous laisse découvrir la suite. Ou sur cette Histoire d’un échec en quatre épisodes, Le Pont : « C’était l’automne et une femme allait sauter du pont […] » Mais on aurait plutôt tendance à faire le saut dans l’autre sens pour relire : en reprendre une dose, pour nous mettre en joie, alors qu’on découvre qu’on partage avec l’auteur certains échecs comme : « Me taper in extenso le Ring de Wagner » ou : « Me laisser aller au point de corner un livre, frapper un aveugle ou acheter un recueil de Christian Bobin. » Ou certains plaisirs, comme « voir et revoir ce passage de Nostalghia du cinéaste Tarkovski, ce long plan-séquence de neuf minutes au cours duquel un homme, Gortchakov, entame la traversée du bassin du bassin asséché d’une piscine, muni d’un moignon de bougie […] dont il tente de préserver la flamme fragile après l’avoir allumée. Très vite, le vent éteint sa bougie. Gortchakov retourne alors à son point de départ, rallume sa bougie et tente à nouveau de rejoindre l’autre bord de la piscine. Par trois fois il connaît l’échec, et s’oblige chaque fois à repartir de son lieu d’origine. Et quand enfin, après d’infinies précautions, au bord du renoncement, il parvient devant le portique de sainte Catherine […], nous nous apercevons que tout ce temps nous avons retenu notre souffle. Qu’en nous quelque chose était, s’était suspendu. Le sens ? le sens du sens ? »

Ou encore, après repéré « la lanterne magique, du petit Marcel », relever, dans ce même chapitre 9. La férule de l’archange, la bougie de Gortchakov : « Qui rêve d’un texte absolument lisible, exempt de toute ombre, doucement vallonné et d’un lissé impeccable méconnaît les charmes et les anfractuosités et se prive des joies du trébuchement. Ce qui constitue l’inaltérable énergie et la secrète violence d’un texte, ce sont ces zones en lui qui nous éblouissent de leur noirceur, ce sont ces taches aveugles qui nous obligent à modifier notre vision intérieure. » On laissera une fois encore échouer cette trop rapide lecture de L’échec en reprenant in fine ces quelques « avant-derniers » mots du chapitre 11. Le calendrier intime du livre : « Travailler à échouer : le livre en cours sait le faire, mieux que moi, guettant d’autres rivages que ceux par moi imaginés, aimant à s’enliser dans les marais que je rêvais, bêtement, d’assécher. »

3. Ces chroniques s’écrivent, pour l’essentiel, dans un lieu dépourvu d’accès à internet. S’il m’arrive d’écouter de la musique en travaillant, ce n’est qu’après avoir tiré quelques galettes des piles de disques qui encombrent mon atelier presque autant que les livres. Cette semaine, comme toujours, Morton Feldman ; mais aussi les Pièces pour guitare de Toru Takemitsu ; et, histoire de changer, un des premiers disques en solo de Peter Hammill, ainsi que le tout récent Cat Power Sings Dylan.

Venant d’achever la lecture de Musique adorable de Didier da Silva (aux Éditions MF), je dois changer de lieu pour écouter via internet les œuvres d’Emmanuel Chabrier (1841-1894), un compositeur qui m’a toujours laissé indifférent, comme par ailleurs la quasi-totalité des musiciens français – à l’exception de Berlioz, mais uniquement pour la Symphonie fantastique – entre la fin de l’époque baroque (Marais, Couperin, Forqueray, Rameau) et l’arrivée libératrice d’Erik Satie (les discrètes Sarabandes de 1887) et de Claude Debussy (la création en 1894 du Prélude à l’après-midi d’un Faune étant à marquer d’une pierre blanche car, comme l’a dit Claude Ollier, on est concrètement traversé par cette musique, du cœur au cerveau en passant par les viscères). Pas facile de briser de vieilles résistances ; et ne parlons pas d’allergies (notamment à Wagner, admiré par Chabrier, ce qui n’arrange pas les choses). Mais, après plusieurs écoutes, ce compositeur de pièces parfois assez fines et enjouées pour piano, et de plus bon orchestrateur (la version orchestrale d’Idylle s’ouvrant de manière surprenante par trois coups de triangle), s’avère bien plus intéressant que ses contemporains – du moins en France ; car outre-Rhin, en ces mêmes années, Brahms a écrit plusieurs pièces de musique de chambre autrement stimulantes. Mais passons… Il est temps d’en venir à ce livre inclassable de Didier da Silva, entre biographie (non exhaustive) et roman (exempté de cette « part d’imagination » que les jurés du Goncourt apprécient tant), un peu dans le droit fil du Ravel de Jean Echenoz. Une fois encore, un beau travail de montage, alternant, entremêlant documents (dont de larges extraits de la Correspondance de Chabrier), remarques distanciées (où l’on sent l’amour de son sujet) et microfictions, entre reportage et création littéraire (je veux dire : faisant sonner la langue).

De Didier da Silva, j’avais lu deux livres : un relativement épais, Toutes les pierres (L’Arbre vengeur, 2018 – l’ouvrant au hasard, je tombe sur le nom de Gustav Mahler, mais il y est surtout question de Kleist et de Li Baï) ; et un autre plutôt mince, Cyril (Ekphr@sis, petite structure d’édition de Pierre Parlant, 2017 – l’ouvrant au hasard, je tombe sur le nom de Kurt Cobain). C’est aussi un auteur dont il est intéressant de suivre les publications sur Facebook (il y est en mode « public ») où il se filme au piano, interprétant aussi bien Mompou ou Satie que Dowland (qui, avec le son compressé, sonne d’autant plus étrangement qu’on est peu habitué à entendre cette musique sur un clavier moderne), et nous fait partager ses choix, lectures et trouvailles. On retrouve aussi sa signature dans le Cahier Jean Echenoz (L’Herne, sous la direction de Johan Faerber) où il rapporte que Ravel avait été son tout premier contact avec la prose d’Echenoz, « dans un seul souffle, debout au-dessus du vide », « appuyé contre un balcon, au deuxième étage » du Virgin Megastore de Marseille. Le lisant, il s’était senti pris « d’un sentiment de jalousie féroce : c’était le livre que j’eusse aimé écrire, je trouvais presque déloyal qu’on m’eût brûlé la politesse. Il va de soi que seul Echenoz pouvait le faire puisque c’est un autoportrait. » Musique adorable (sous-titré Chabrier malgré lui) est-il, lui aussi, un autoportrait ? Le livre contient à peine plus de signes que Ravel (à vue de nez, dans les 150000, espaces comprises), ce qui en fait un ouvrage dense, ramassé, qu’à peine refermé on envisage de relire. Ravel était en 9 chapitres, Musique adorable est en 38 chapitres (ou 38 « chants »), uniquement imprimés sur les belles pages – les paires restant parfaitement blanches. Et comme, entre ces « chants », on mesure à chaque fois un blanc de l’équivalent d’une page, le texte est assez aéré, même si composé de pavés compacts. Il a aussi la chance de bénéficier d’une jaquette de couverture sur papier calque, imprimée des deux côtés, jouant avec la transparence, et d’un marque page gaufré, figurant un portrait de Chabrier (ce petit plaisir que s’offre l’éditeur nous fait plaisir).

Dans le prière d’insérer, il nous est précisé que « Musique adorable se veut joyeux et enlevé, quand bien même il chemine vers une fin navrante. » Il est vrai que la vie du compositeur est émaillée de drames, à commencer par le fait d’avoir contacté la syphilis : « quelques semaines avant la commune, un soir d’ivresse, des collègues de bureau avaient mis Mavel [petit nom de Chabrier, cadeau de Nanon, sa nourrice bien aimée – soit quatre lettres en commun avec Ravel, qui dira en 1924 : “Chabrier était trop en avance sur son époque. J’ai une grande dette envers ce compositeur”] au défi de trousser la négresse du lieu, probable fille ou petite fille d’esclaves, il n’y a pas cinquante ans la traite battait son plein dans les parages. Surmonta-t-il une répugnance ou céda-t-il à son désir ? » Mais ne racontons rien ; remarquons simplement que ce livre de Didier da Silva, qui doit d’abord être lu pour ses qualités – son charme – proprement littéraires, nous instruit au passage sur « l’histoire gaie et poignante d’un musicien original, aussi doué pour la vie que peu gâté par elle (or ce sont les malheurs qui l’accablent, indifférence, faillite, incendie, maladie, etc., qui en font tout le romanesque). »

Dans le Terrain vague, les obsessionnels qui vont à la cueillette de paroles, d’écrits, de partitions, prennent des notes, dessinent, et aiment partager le fruit de leurs pérégrinations. J’aurais voulu faire sonner davantage les voix de Satie qui, en 1914, répondait vertement à un correspondant (malheureusement non-identifié) : « Il faut être bête comme vous l’êtes pour avancer que, dans Españaña, j’ai voulu railler Chabrier. J’ai pour Chabrier une estime que je n’ai pas pour vos pareils… » ; ou d’Igor Stravinsky qui, après avoir entendu Socrate en mars 1919, se serait écrié : « Il y a Bizet, Chabrier et Satie ! » ; et bien entendu de Ravel qui considérait que « le rôle de Chabrier » (grand amateur d’art de son temps, notamment impressionniste, possédant, entre autres merveilles, Un bar aux Folies Bergère) « a été aussi important que celui de Manet dans la peinture ». Dans un entretien de 1933, le compositeur du Boléro n’hésitait pas à affirmer que « Son España, malgré son apparence de vulgarité, est un chef d’œuvre de rythme et de richesse orchestrale. Encore ne vaut-elle pas la Bourrée fantasque, ni peut-être Gwendoline. Pauvre Chabrier ! Une fatalité a pesé sur lui et sur les siens, tous morts misérables, et physiquement déchus. Chabrier était un Dostoïevski français. Sa correspondance, savoureuse et navrante à la fois, passionne tel un roman. » Ce qu’a parfaitement saisi Didier da Silva qui joue subtilement avec la matière qu’il a recueillie, la survalorisant parfois, sans pour autant chercher à créer un mythe (il ne s’agit pas d’imprimer la légende). Il nous fait prendre conscience que Chabrier survit parce qu’il n’a pas réussi à devenir un musicien officiel. Il y a une forme d’échec qui le sauve. Et le fait de nous avoir laissé quelques « tubes » : Habanera, España, Suite pastorale, ainsi que certaines pièces pour piano, dont cette toute dernière : Bourrée fantasque.

« Pauvre musique, pauvre chère amie, tu ne veux donc plus que je sois heureux ! Je t’aime tant, pourtant, et je crois bien que j’en crèverai, se lamentera-t-il […], mais pour l’heure elle est adorable, la musique, selon les mots du petit Rostand, et Mavel a mis tout en œuvre pour que sa musique ne le démente pas. » Dans un ultime essai d’autobiographie, le compositeur avoue : « Je me suis fabriqué à peu près tout seul : je n’ai pas d’école, je ne suis peut-être qu’untempérament. »  Le cas d’Emmanuel Chabrier constitue-t-il « la plus grande injustice de toute l’histoire de la musique » ? Certainement pas ! Mais c’en serait une autre si Musique adorable, belle réussite sur l’échec, ne trouvait pas, dans le silence d’une lecture attentive, le chemin (mais pas seulement) des aficionados d’idylle et de sous-bois fantasques.

4. Plus rapidement, un quatrième ouvrage, lu de justesse avant le bouclage de cette chronique : Pas d’équerre (beau titre) de Judith Wiart, aux Éditions Louise Bottu. Dans une carte jointe à son envoi, l’éditeur écrit qu’il « trouve que ce livre est vraiment une réussite ». Une des contraintes secrètes de ces « constellations » étant de jouer avec les titres des ouvrages recensés, ce dernier, d’une autrice que je découvre, est bienvenu, car, en ajoutant quelques signes (comme autant de silences), on peut lire sur la photo d’ouverture : « Pas d’équerre, l’échec… Vivre dans le feu : musique adorable ! »

Le lycée professionnel, je ne connais pas. Le fait d’enseigner, ici ou ailleurs, encore moins. Je me rends compte que j’ai à peu près tout effacé de mes « années lycée ». Et qu’ayant eu par la suite plusieurs enfants, j’ai évité autant que possible de me rendre aux réunions parents/professeurs. Judith Wiart est professeure de lettres-Histoire dans un lycée professionnel dans le Rhône. Son livre, nourri de cette expérience, opère un montage, pour le coup très radiophonique, entre diverses pratiques d’écriture, personnelles (poétiques) ou non. Doit-on le lire comme un essai sur le « délitement du service public » ? Oui, mais pas seulement. Faisant une petite recherche, je suis tombé sur un entretien où l’autrice répond qu’il y a bien une « part autobiographique », donc une forme de témoignage, mais qu’elle « espère que ce témoignage craque de l’intérieur ».

Page 21 : « – Enzo, ne restez pas dans le couloir pendant la récréation, sortez pendre l’air, ça fait deux heures que vous portez votre masque ! Allez respirer ! / – C’est gentil, mais j’aime pas trop respirer, madame ! » Page 92 : « Chers élèves, / pour résumer, rappelons que Le loup et l’agneau est une fable qui illustre // l’échec de la démonstration logique / l’échec de la finesse argumentative / l’échec du dialogue / l’échec du langage / l’échec de la sensibilité / l’échec de la gentillesse / l’échec de la douceur / l’échec de l’humilité / l’échec de l’effacement // en bref, / l’échec de toutes les valeurs qui vous sont inculquées / depuis votre naissance / s’il s’agit un jour / de sauver votre peau et d’agir efficacement / face à la force brute. »

Ce qui n’est « pas d’équerre », c’est « ce lycée du Bâtiment et des T.P. entièrement rénové et restructuré il y a une dizaine d’années, déjà complètement déglingué. » Où sont inscrits des « manuels » qui, selon l’éducation nationale, n’auraient « pas le sens de l’abstraction pour apprendre à philosopher ». Page 64 : « – Madame, c’est quoi vos critères pour dire qu’un texte est bon ? Je ne sais pas, un poème, un livre par exemple. – « Bon » pour moi ? – Oui. – Il n’y en a qu’un : c’est quand il arrive jusqu’à moi. – C’est tout ? – C’est tout. »

Qu’entre autres, ces quatre ouvrages échouent dans le Terrain vague et ainsi arrivent jusqu’à nous, c’est tout le mal qu’on peut leur souhaiter (à suivre).

Antoine Volodine, Vivre dans le feu, Éditions du Seuil, janvier 2024, 176 p., 19 €
Claro, L’échec, Éditions Autrement, janvier 2024, 240 p., 20 €
Didier da Silva, Musique adorable, Éditions MF, janvier 2024, 240 p., 16 €
Judith Wiart, Pas d’équerre, Éditions Louise Bottu, décembre 2023, 136 p., 14 €