À la frontière (2) – Poésie, etc.

© Christian Rosset

Avant de me faire extraire deux racines, je commence la lecture d’Échafaudage dans les bois I d’Ivar Ch’Vavar (Le Corridor bleu / Lurlure) dans la salle d’attente. Bonne idée d’avoir emporté ce livre constamment intéressant et souvent drôle. On sent que ce travail – cette suite de documents traitant de l’écriture poétique (du travail du poème) : “articles, entretiens, plans de travail, récits de rêves, mêlés de quelques poèmes, et surtout lettres, courriels” – s’adresse en premier lieu à un cercle amical de praticiens ; mais il n’exclut pas pour autant les lecteurs (dont je suis) qui ne désirent pas ajouter le moindre vers de leur cru à l’inflation poétique courante. On ne cesse de le constater : la critique de poésie s’accomplit principalement en circuit fermé, c’est à la fois sa force et ses limites. Nous tenant à l’écart de ce circuit – dans le terrain vague en lisière de forêt où professionnels et touristes ne s’aventurent guère –, nous traversons cette matière plutôt foisonnante (il s’agit d’un premier volume ; un deuxième est déjà prêt ; et un troisième se profile) en promeneur solitaire et peut-être surtout en bricoleur échafaudant quelques montages.

Même s’il nous arrive de ne pas être sur la même longueur d’ondes – “L’objectivisme m’ennuie terriblement, et je trouve pour cela la poésie américaine en général strictement illisible” écrit Ch’Vavar –, on ne peut qu’entrer en sympathie avec quelqu’un qui “met Cézanne au-dessus de tout” ou qui, après une dure séance de lecture, réclame un whisky dans un bouchon lyonnais, ce qui est apparemment mal vu dans ces temples où le vin règne en tyran particulièrement hautain. Ouvrant ces Échafaudages, à la recherche d’une phrase qui m’avait frappé à première lecture (et que, bien entendu, je ne retrouve pas), je tombe sur ceci : “L’humour aide à ne pas avoir peur, à se dégager de la peur. / Il ne faut pas avoir peur. Trop longtemps, les poètes ont eu peur. À la fois de leur ombre et d’une trop grande clarté.”

Ivar Ch’Vavar est né à Berck en 1951. “Inlassable défenseur de la langue picarde”, il vit à Amiens. On lui doit plusieurs sommes, écrites par lui seul sous divers hétéronymes, ou collectivement avec “camarades”. Citons Le Jardin ouvrier ou Cadavre grand m’a raconté – anthologie de la poésie des fous et des crétins dans le Nord de la France. Dans sa préface à Échafaudages, Florence Trocmé rappelle qu’Ivar Ch’Vavar “a très tôt récusé le vers libre (dont il ne voit pas en quoi il est libre, ni de quoi) et a écrit de longs poèmes essentiellement sous deux contraintes différentes : le vers arithmonyme (les mots sont comptés et non plus les syllabes, il en va ainsi par exemple de Hölderlin au mirador avec ses vers de onze mots) et le vers justifié (qui est défini par sa longueur, millimétrique) […] qui conduit à une nouvelle musicalité, à de nouveaux rythmes, arythmiques en fait, loin du ronronnement suranné et complètement dépassé des vers comptés.” Ces contraintes permettent, dit-elle, de libérer “des forces puissantes, lever des censures, accéder à des territoires très profonds et très bien défendus par la conscience.” Dans une lettre à sa préfacière, Ch’Vavar précise : “Rien de commun entre mon recours aux contraintes et les pratiques de l’Oulipo.” […] “Évidemment un poème sans poésie ne nous intéresse guère.”. Pour lui, “le poète « travailleur » et le poète « inspiré » sont le même, même au même moment.”

Dans sa préface à Travail du poème, premier état des “coulisses de l’œuvre d’Ivar Ch’Vavar” (éditions des Vanneaux, 2011), Laurent Albarracin, à qui est dédié Échafaudages dans les bois I, relevait qu’“aux yeux de Ch’Vavar, la poésie est en déclin depuis la fin du XIXe siècle (après Ducasse, Rimbaud et Mallarmé), elle est même moribonde sinon tout à fait morte […] Ce pessimisme, ce désespoir ne sont pas une posture chez lui. Ce serait plutôt une méthode. Pour refonder, il faut en effet préalablement anéantir, et il semble que Ch’Vavar doive vivre cette nécessité dans sa chair.” Dans ces Échafaudages, il nous donne le nom du plus grand poète selon lui du XXe siècle : Antonin Artaud. Il est manifestement homme d’enthousiasme, et donc sensible à ceux de ses amis, même quand il ne les partage pas. Dans un des échanges de ce livre, Pierre Vinclair écrit que “ce qu’on appelle « poésie contemporaine », c’est bien un cercle fermé, mais c’est un cercle des égaux, et même un cercle de production de l’égalité […] La poésie contemporaine est un art de l’expérimentation qui demande au lecteur d’écrire le sens du texte avec lui – elle en fait de fait un écrivain.” Et Ch’Vavar à Vinclair, le 6 octobre 2012 : “Ce qu’un peuple demande : le sens, aussi loin qu’il faille le chercher (ce sera toujours plus loin, parce qu’un peuple demande tout). / En demandant tout, et, étape après étape, toujours plus, un peuple sait qu’il demande la poésie. / Il n’y a guère que les poètes qui ne sachent pas cela. / La poésie est populaire même contre les poètes. / C’est ce qui explique la désaffection qui la frappe présentement. En réalité, ça n’est pas de la poésie qu’un peuple se détourne, mais bien des poètes.” La même année, dans une adresse à Nathalie Quintane, il nous apprend qu’“Heidegger est le seul « philosophe » (il récuse le terme) que je comprends, ou (plus vraisemblablement) que je crois comprendre. […] La question de l’être ? Je ne comprends pas du tout pourquoi il faudrait l’évacuer, ou s’en détourner. Elle me poursuit, faut-il croire, depuis l’enfance, et je cours toujours après dans mes poèmes, même quand j’ai l’air affairé à tout autre chose.” Étant pour ma part plutôt lecteur de Wittgenstein (et de la poésie qui s’en réclame dont Ch’Vavar se détourne radicalement), je continue à opérer des va-et-vient d’une page à l’autre, à la recherche de ce que je ne trouverai décidément pas. Mais du coup, je tombe par surprise sur cette adresse à François Huglo (un des membres de ce cercle de camarades dit “du Caret”) : “Il y a de très belles pages dans ce texte, mon cher François, comme quand une Larme de Rimbaud, collée à ton œil, ouvre le monde, ou cette extraordinaire restitution de Moustache et Trottinette… Tu sais j’ai cru longtemps être le seul à lire cette bande dessinée […]” Étant plus familier de Calvo (l’auteur de Moustache et Trottinette) que d’Heidegger, je relève que la circulation des noms dans cet ouvrage est intéressante, de Père Ubu (le groupe) à Allen Ginsberg ou à Beefheart ; on relève aussi la présence de grands aînés comme Yves Bonnefoy et Bernard Noël à qui Ch’Vavar adresse quelques missives (lettres, emails) empreintes d’une “immense gratitude”. On aurait tort de ne pas aller faire un tour du côté de ces Échafaudages dans les bois car tout y est concret : ça bavarde (au bon sens du terme), mais sans produire de fumée. Donc : vivant, apportant à quiconque s’y agrège – y compris celles et ceux qui développent une profonde passion pour l’objectivisme et ses résonances contemporaines (comme ces poètes que Ch’Vavar affirme “être totalement incapable de lire : Jean Daive, Anne-Marie Albiach, etc.”) –, un formidable viatique, bien plus nourrissant que ces petits cailloux que l’on sème pour ne pas s’égarer en forêt… (On remarquera au passage qu’aucun des livres composant cette petite constellation poétique d’hiver ne satisfait le goût pour la retenue, voire le minimalisme ; pour les choses secrètes qui, même baignées dans une lumière intense, ne s’énoncent pas clairement ; pour ce qui ne souffre pas à voix haute ; pour ce qui s’efface avec légèreté, tout en se gravant à la pointe sèche au plus profond accessible.)

Notons que chaque coéditeur de ces Échafaudages publie simultanément (ou quasiment) un second ouvrage : Ana-Viola, long poème d’Eugénie Favre au Corridor bleu ; Idées arrachées, recueil d’essais et entretiens de Pierre Vinclair (2015-2020) chez Lurlure. Ce sont de forts volumes qui demandent un certain temps pour être sérieusement explorés (ce temps que nous avons l’illusion d’entretenir à foison, alors que le manque ne cesse de nous tirailler). Pierre Vinclair, qui dirige la collection “S!ng” au Corridor bleu, écrit qu’Ana-Viola est un “livre fou, fruit de treize ans de travail ; roman désossé et recomposé, à la fois narratif et en vers, cubiste, moderniste et en même temps hors du temps ; chant hautement lyrique et dispositif complètement expérimental ; histoire perdue dans les éclats de vers d’un miroir brisé, Ana-Viola porte aussi un dialogue avec la tradition poétique, de Dickinson à Olson, Spicer ou Tsvetaieva.” Très beau projet dont on ne pourra faire passer une fois encore qu’un rapide montage (que le diariste, se tenant comme on l’a dit “hors-cercle”, espère plus incitatif qu’un long commentaire) :

“aucun livre ne t’aidera
aucune parole ne t’apaisera
la mer désormais
joue librement
avec son esprit
qui dilate le temps
il y a un espace
en trop devant Lia
dans ton texte du printemps
là——————–tes frappes fantômes
comme de possibles messages
dans le balayage
incessant des vagues
là————————
ton obsession
sa ductilité”  (p.10)

Ouvrant au hasard Ana-Viola (p.146-7) : “l’eau tourne / descend / remonte / à une vitesse / aveuglante // eau couronnée de vert // mains ouvertes vers l’horizon // rivière / couronnée de vert / jeune fille / couronnée d’un récit / une vidéo venant / de très loin / une voix qui traverse / l’eau // oh nice

On aurait aussi bien pu commencer par ce qui est imprimé en 4e de couverture : “Chère Ana-Viola, / L’écriture s’adresse à quelqu’un. / Cela se situe donc dans les parages d’une vieille oralité et d’une destinée amoureuse des choses. / Mais alors qui s’adresse à qui ? Et qui hante qui ?”

(ou reprendre cette citation de John Cage à propos de toute forme d’expérimentation : “[non pas] un acte destiné à être jugé en termes de succès ou d’échec, mais simplement un acte dont l’issue est inconnue”)

Idées arrachées est le beau titre d’un élégant pavé – légèrement moins volumineux qu’Ana-Viola, même s’il contient plus du double de pages – d’essais et entretiens dont la couverture présente une photographie du boxeur Brian London se prenant en pleine figure le poing de Muhammad Ali (je me rends compte que si je l’avais reçu avant Échafaudages dans les bois, j’aurais pu en lire quelques pages dans la salle d’attente dont je parlais au début, et tout particulièrement ce Portrait du critique en arracheur de dents qui compose la septième et dernière partie de ce recueil). Reprenons l’impeccable résumé que Pierre Vinclair a publié sur sa page Facebook : “L’ouvrage comporte 40 essais (certains très longs ; certains très punk) sur la politique de la littérature ; la traduction ; les questions de l’image et du rythme ; l’art du sonnet ; les reprises modernes d’épopées anciennes ; la figure du loup ; la poésie grammaticale ; le face à face du poème avec la catastrophe ; le pourquoi et le comment de l’adresse ; le poème en prose ; la nouvelle poésie des USA ; l’art de la correspondance à la Renaissance ; le roman et l’épopée ; la nature des genres littéraires ; la poésie chinoise en France ; la poétique de la contingence ; l’action écologique du poème ; la manière dont on voit l’Islam en Occident ; ainsi que les œuvres de Nathalie Quintane ; Georges Perros ; Denis Roche et Pierre Guyotat ; Gary Snyder et Romain Bertrand ; Guillaume Métayer ; Eliot Weinberger ; François Bégaudeau ; Sophie Martin ; Emmanuel Hocquard ; Laurent Albarracin ; Ben Lerner et Claudia Rankine ; Jean-Christophe Bailly ; Alice Oswald, Matthew Francis & Dajlit Nagra ; Roland Barthes ; Emmanuel Carrère ; Raymond Roussel ; Jean-Paul de Dadelsen ; Joseph Conrad ; Jean-Claude Pinson ; Eugène Savitzkaya ; Armelle Leclercq ; Jean Racine ; Ezra Pound ; Ernest Seton, Sophie Loizeau et Nikolai Zabolotski ; des entretiens avec Guillaume Artous-Bouvet et Jean-Claude Pinson ; Thierry Guichard ; Guillaume Lecaplain ; Christian Rosset ; et même un tuto qui vous explique comment ajouter des poèmes au Shijing : 528 pages de corps à corps avec l’hydre à mille têtes de la littérature.”

Du coup, je pars à la recherche des essais très punk : Épopée in the UK ? Ou « Qui a tagué ça poésie ? » Comme il nous sera impossible rendre compte de tout, vu la matière, et la pertinence singulière, et constante, des propos écrits ou recueillis (les deux pouvant être liés, les entretiens se faisant de nos jours très souvent par emails), intéressons-nous rapidement au dernier d’entre ces essais, intitulé 6b, où l’auteur traite de ce que nous maltraitons dans ces chroniques, à savoir la critique, ce mal nécessaire susceptible d’engendrer (rarement, mais parfois quand même) des écrits bien plus intéressants que ce dont ils se proposent de faire le commentaire (songeons à certaines critiques de Jean-Luc Godard au sujet de films du très oublié Norbert Carbonnaux avec Darry Cowl). En ce qui concerne la “critique littéraire”, Pierre Vinclair distingue : “1. la critique des lecteurs partageant des coups de cœur ; 2. celle des prescripteurs, aiguillant le grand public vers des marchandises ; 3. celle des contrôleurs qualité, évaluant des produits culturels ; 4. celle des savants, cherchant dans les œuvres à confirmer ou à raffiner leurs conceptions de la littérature ; 5. celle des philosophes, en quête d’une incarnation pour leurs squelettes conceptuels ; 6. celle des pairs, la plus courante dans le monde de la poésie, qu’on peut à nouveau diviser en deux types : 6a. la louange truquée (qui fait mine de ne relever de l’une des cinq précédentes que pour mieux épauler la promotion d’un camarade) et 6b. Mais qu’est-ce que 6b ?”

Intrigué, parce qu’intuitivement assez d’accord avec ce classement et ne me sentant concerné par aucune de ces catégories (ayant tendant à ironiser aussi bien sur les “coups de cœur” que sur les “contrôleurs qualité”), je m’empresse de lire la suite : “6b naît d’une posture d’humilité. Ne sachant pas ce que ce qu’est la poésie, je regarde ce que m’en dit ce livre-ci.” Ponge écrivait : “Pour ne point savoir ce qu’est la poésie – mes rapports avec elle sont incertains.” 6b est en écho à Lectures de Laurent Albarracin, publié chez le même éditeur, Lurlure (encore un nom qui revient – il y en aura d’autres d’ici la fin de cette chronique). “La prose souple et mélodieuse d’Albarracin […] apparaît comme une chair verbale positive et articulée, pour incarner selon les lois noétiques courantes les opérations sauvages de la pensée contrariée et fugace du poème – qui ne se laisse voir en creux et négativement ou, comme disait l’autre, « en énigme et en miroir ».”

Et enfin, relevons dans l’essai précédent (dont le titre est Roland Barthes contre Roland Barthes) cette réflexion : “L’inachèvement, l’informe et le devenir sont les résultats même de ce corps à corps avec la forme.” L’auteur ferraille avec Barthes “qui choisit le fragment. Et ce faisant, échappant à la fois à la critique et à la littérature, il tombe dans ce à quoi mène en effet le suicide : le néant.” Y répondre prendrait trop de temps, mais ce n’est que partie remise – dans un espace où l’on ne compterait pas les signes ?

Ce qu’Ivar Ch’Vavar, Pierre Vinclair et Claro ont en commun : d’avoir été tous trois publiés dans la collection “Poésie / Flammarion” qu’Yves di Manno dirige depuis bientôt trente ans, le premier à deux reprises, le deuxième à quatre et le troisième pour la première fois – animal errant, retour d’abattoir ::: étant une “première” dans la copieuse bibliographie (une trentaine de titres depuis 1986) de Claro qui, suite à “un changement de cap” opéré en 2020, a “décidé de tourner le dos au roman pour aborder le territoire de la poésie” plus à même selon lui “de répondre, sur le plan littéraire, au désastre ambiant.” Suite à un heureux hasard, je l’ai entendu parler de ce changement de cap au micro de France Culture dans le cadre du magazine de mi-journée dont le nouveau nom m’afflige, mais qu’il est intéressant de suivre d’une oreille attentive quand les invités donnent à entendre une voix – ce qui est le cas avec l’auteur de Madman Bovary, par ailleurs chroniqueur du Clavier cannibale où il est volontiers question de poésie (et notamment d’auteurs publiés par di Manno comme Maxime Actis ou Cédric Demangeot, un des deux dédicataires d’animal errant, retour d’abattoir :::, dont la lecture récente lui a procuré un choc : “Une violence que je n’avais pas vue depuis Artaud”) :

“L’écriture, c’est un travail. […] On ne peut pas arriver comme ça, comme si tout avait été bâti à l’avance. Donc il faut détruire et reconstruire. […] Je suis un peu fâché avec la fiction. Ce qui me dérange c’est cette injonction à raconter. Avec la forme de la poésie, je vais être amené à travailler la langue elle-même, et non plus à chercher à dire quelque chose. On est dans un entre-deux, il n’y a pas de déclaration.” Quand on lui pose cette question C’est quoi être poète en 2023 ? il répond avec humour : “C’est travailler plus pour gagner moins” avant de préciser que son désir est de continuer à travailler des formes pour lesquelles certains aînés se sont échinés ; et d’opérer – en grand lecteur ouvert – des décloisonnements. “Pour moi, c’est un métier manuel, la poésie, peut-être plus que le roman”. Un poème est un objet sans cesse raboté, repris, en change perpétuel.

“faut-il que dans la langue un corps s’invente
et ce jusqu’à la lie où se corrompt
le sens qui coule à contretemps de soi
cette question n’est pas sans fondement
car la chair à l’esprit toujours se frotte
le sens tordu libère un suc amer
les mots claqués plus sourds que leur écho
on laisse les blancs on va à la ligne
croyant ainsi faire œuvre de jachère
mais la page éreintée retient le sel
de l’infâme substance et de ce sel
ne naissent souvent que des avortons
des dents de dragon d’impropres chicots”

(lignes de frappe ::: (3) – 16 poèmes en 13 vers + 1 en 11)

Poésie comptée, non rimée, “contrainte” associée à une quête de liberté faisant preuve de résistance aux voix qui s’introduisent en nous par effraction (la force de l’habitude poétique, toujours vivace, malgré les milliers de coups de boutoir opérés depuis un siècle et demi).

“(j’ouvre) ma violence / ma violence fait surface (je ferme)”

Un étonnant poème, intitulé ce que dit l’amusant cadavre :::, s’ouvre par cette strophe :

“avec l’encre du poulpe
n’écrit pas le poulpe
prends le poulpe par la tête
et fais-lui boire son encre
de force
comme à un ami”

et s’achève avec celle-ci :

“avec les angles de ta voix
dresse de grands tréteaux
de cris sur la plage du village
puis attends que tout
s’écroule
en silence”

Le poème est censé répondre à la question “pourquoi lâcher la fiction”, dit Claro à son interlocutrice (Olivia Gesbert). Au lecteur de s’interroger à son tour. Peut-être que cette répétition du signe (typo)graphique [:::] lui permettra, paradoxalement, de faire sonner en lui une voix, entrelacée à la sienne propre. En tout cas, c’est ma manière de lire, en musicien pour qui le son est nécessairement concret, au sens où doit l’être celui d’une perturbation atmosphérique.

Je viens de rappeler que Claro est aussi traducteur (comme le sont nombre d’écrivains, à commencer par l’éditeur d’animal errant, retour d’abattoir :::). Parmi les auteur(e)s qu’il a traduits : Eleni Sikelianos (Le livre de Jon et Animale machine chez Actes Sud). On remarquera que les titres s’enchaînent ici de manière aussi harmonieuse qu’inattendue (même si c’est le hasard des parutions du moment qui les fait s’enchaîner). D’Eleni Sikelianos, je n’avais lu jusqu’ici qu’un seul livre, Le tendre inventaire des vivants & des morts, paru en 2017 dans la “collection américaine” dirigée par Olivier Brossard chez Joca Seria (traduit et présenté par Béatrice Trotignon). Ce que j’ai connu, écrit en 2013 et cette fois traduit de l’anglais par Camille Blanc et Lénaïg Cariou, paraît aux Éditions L’Usage quelques jours après Cent sept plantes de Jacques Roubaud (dont nous avons parlé la semaine dernière ; notons qu’une strophe de Dire la poésie de Roubaud est citée en toute fin). Lisons pour commencer une note de l’autrice : “Au début, je voulais garder les références de ce livre secrètes, car la poésie est une manière secrète de connaître. Un livre de poésie est sa propre maison de connaissance privée et une grande partie du plaisir dérive du fait que la poète t’invite dans sa chambre-poème pour une séance privée, intime, où seul·es vous deux (toi et le poème, avec la poète planant comme un fantôme à l’extérieur de la pièce) construisez le sens.”

Ce que j’ai connu commence par : […]

puis suivent ces trois vers de longueurs inégales :

“Dans cette maison, tout se dit.

Les animaux de plastique sont disposés en conférence sur le tabouret en bois près de la cuvette des WC.

Ils ont été soigneusement choisis pour parler.”

On aimerait faire un long montage de citations taillées dans ce qui est déjà une sorte de montage : “Le matin un homme à lunettes entre / dans une voiture & je pense que Ça pourrait être Kenneth Koch car je / suis une poète et c’est un poète. Mais on n’est pas à New York & Kenneth Koch // est mort.” […]  “Et moi aussi je raconterai tout ce que j’ai connu et vu à Juba / les femmes seins nus en jupe de paille, impassibles, / les hommes dinka en robes bleues fumant de longues pipes sur l’horizon bas // Nos mondes continueront-ils d’exister ?” […] “Je veux songer à cette / grange pleine de portes avec des noms de poètes / pousser chacune d’entre elles pour trouver le salut / pour trouver les Cloches du matin, Calme détendu, pour un Contexte disloqué / une fois le Couvre-feu Décrété // Éveillée, j’ai trouvé // une tâche de mûre sur l’oreiller sirène rose de / ma constante descendante, étalée dessus par ma pantoufle de cuir. Si c’était toi. / Cerise disloquée” Etc. Choses vues, connues, dans un “monde sans internet”. Ou encore : “Les poètes / ne peuvent pas s’empêcher / de chercher le gouffre / au fond du gouffre” […] “Dans cette maison, on essaie d’en parler les mots / Les désastres qui touchent chacun·e de nous / qui tapotent doucement nos tempes avec des doigts froids de catastrophe / fille dit qu’elle va organiser un vide-grenier / « comme ça quand la planète terre sera morte on pourra réparer les choses recommencer à faire pousser les choses comme le compost on leur montrera comment faire du compost »” […] “Voir le savoir dans un silence entre le squelette & la peau dans // la psyché humide / les mots secs” – etc. Cela devrait suffire pour marquer, sans rajouter le moindre commentaire, l’importance discrète de ce petit livre où Eleni Sikelianos énonce qu’elle “espère qu’il est évident que l’objet de [sa] réflexion […] est en partie cette manière de connaître de la poésie : intime, ancienne, plus vieille et plus forte (si on s’en souvient) que n’importe quel moteur de recherche.”

Ça ne tient plus de Stéphane Nowak Papantoniou – titre qui sonne étrangement après Ce que j’ai connu – est publié chez série discrète, petite structure d’édition de Vincent Lafaille (qui nous a déjà fait connaître quelques pépites comme pas de printemps pour acapulco de Pascale Petit ou La Vie érotique de l’art – Une séance avec William Carlos Williams – d’Eileen R. Tabios). Relevons sur le site de l’éditeur quelques fragments de la présentation de ce livre “porté par un personnage, du moins une silhouette, « l’homme incontenant », qui traverse le récit ou plutôt les récits. Ce personnage essaye de contenir ce qui déborde du monde, essaye de retenir ce qui s’effondre. Mais, s’il est « incontenant », c’est bien qu’il ne peut y arriver, puisque « tout s’est déjà effondré ».  / Ce texte se déplace dans un contexte urbain particulier, celui de la ville de Marseille, et dans un moment d’ébullition politique, voire de basculement. Sont ainsi évoqués la lutte contre la rénovation du quartier de la Plaine, l’effondrement d’immeubles rue d’Aubagne et les manifestations des Gilets jaunes.” En bon ignorant (n’ayant jusqu’ici mis les pieds à Marseille qu’en transit vers une destination plus lointaine), je découvre cet écrivain qui “propose depuis de nombreuses années des lectures publiques, des performances, des improvisations. Dans ces espaces-là se construisent, se transforment, s’augmentent ses textes qui sont ensuite retravaillés pour l’écrit” :

“la vie de l’homme incontenant n’est pas
continue
elle est continuante :
1° DES FRAGMENTS D’UNE
ANTHOLOGIE DES SPECTRES
2° DES FORMES DE VIE
AVOISINANTES EN SURVIE
3° DU POINT D’ARTICULATION
DES FORMES DE VIE AVEC LES
SPECTRES”

Hantologie, donc – du coup, on se retrouve “chez soi”.  Et 43 pages plus loin : “La matière possède deux états : cassé et pas cassé. Cassé n’est pas grave, c’est un état curieux, avec ses irrégularités. Cela crée des formes, des aspérités, des rayures, des grincements, des blocages. Cela n’empêche pas d’avancer. Pas comme la matière pas cassée. La matière pas cassée est en attente de la casse, elle s’ennuie presque, elle poireaute, elle se ramollit à la longue, ce qu’il lui faudra pour se réveiller, c’est une bonne vieille casse.” Puis (encore un peu plus loin) : “L’effondrement a déjà eu lieu” […] “C’est pas comme une chanson mais ça bruisse aussi, la chute.” Et enfin (même si ce n’est pas “la fin”) : “le bruit / le bruit du vent / Le bruit du vent dans les feuilles / le bruit devenant feuille dans le vent / le bruit effeuillé esseulé des feuilles dans / le vent / la feuille non esseulée faisant du bruit dans / le vent / le souffle de la feuille dans le souffle éventé / du vent” – musicalement, ça tient.

Une revue – “de poésie, de désordre et de Belgique” – avant de se quitter : Papier peint Mauvais drap, dont le n°1 est sorti en novembre 2022. Stéphane Cunescu en est le rédacteur en chef. Pour se la procurer, il faudra, soit trouver une librairie ouverte au dépôt de ce genre de “marchandise” (il y en a), soit envoyer un mail à papierpeintmd@gmail.com.

Composée de deux cahiers emboîtés l’un dans l’autre, le premier agençant des images, le second, des textes d’Eugène Savitzkaya, Aurélia Declercq, William Cliff, Ivan Alechine, Marie Coutijzer, Stéphane Cunescu, Erik Lindner, Moniek Van Meire et Yves di Manno (sur Daniel Fano), Papier peint Mauvais drap est assez “classe” et mérite toute notre attention, non seulement bienveillante, mais aussi scrutatrice, l’œil aussi aigu qu’amusé. Et pour finir, un superbe cadeau de la part du poète américain Guy Bennett qui présente ainsi son projet : “Poetry from Instructions est une œuvre de poésie générative qui s’inspire de la musique et de l’art à base d’instructions du milieu du siècle précédent, en particulier des Wall Drawings de Sol LeWitt. En janvier 2022, j’ai fourni 99 consignes d’écriture à une cinquantaine de poètes, d’artistes et de designers, invitant ces derniers à les utiliser pour écrire des poèmes. Depuis le mois de juillet je partage sur mon site des samplers présentant un choix des textes qu’ils ont composés. Vous les trouverez en suivant ce lien. Depuis janvier 2023, est publié sur la même page un catalogue numérique contenant le projet dans son entier, soit les 99 instructions, tous les poèmes générés à partir de celles-ci, et 2–3 textes annexes ; tout comme les samplers, il est à télécharger gratuitement. Je précise que c’est un projet plurilingue : la plupart des poèmes sont en anglais et en français, mais il y en a également en d’autres langues (espagnol, russe, japonais, allemand, farsi) ; les textes annexes par contre sont uniquement en anglais.”

Tout au long de ces 270 pages, de bonnes surprises (et même des plagiats par anticipation). Côté français, on trouve quelques oulipiens, et sympathisants, qui ont en commun beaucoup d’humour. Un exemple ? Cette proposition d’Étienne Lécroart pour l’instruction n°83 : Un poème qui sème le doute quant au réel et / ou aux faits en proclamant malicieusement une absence de consensus et / ou en insistant pour que le contraire soit vrai :

“Il paraîtrait qu’en réalité tous les poèmes de ce recueil ont été écrits par Guy Bennett.
Il aurait usurpé l’identité de divers poètes à leur insu.
Il est d’ailleurs évident pour qui sait y regarder attentivement qu’aucun de ces poèmes
ne ressemble aux poèmes habituels de celles et ceux à qui ils sont attribués.
On ne voit d’ailleurs guère l’intérêt qu’il y aurait eu de leur part à le faire.
L’argent ? La gloire ? Le plaisir ?
Vous voulez rire.”

Ivar Ch’Vavar, Échafaudage dans les bois I, Le Corridor bleu / Lurlure, novembre 2022, 304 p., 22 €
Eugénie Favre, Ana Viola, Le Corridor bleu, décembre 2022, 248 p., 24 €
Pierre Vinclair, Idées arrachées, Lurlure, janvier 2023, 528 p., 26 €
Claro, animal errant, retour d’abattoir :::, Flammarion, janvier 2023, 156 p., 17 €
Eleni Sikelianos, Ce que j’ai connu, traduit de l’anglais par Camille Blanc et Lénaïg Cariou, L’Usage, Janvier 2023, 88 p., 16 €
Stéphane Nowak Papantoniou, Ça ne tient plus, série discrète, novembre 2022, 80 p., 12 €
Papier peint Mauvais drap n°1, Un lieu en Belgique, novembre 2022, 68 p., 15 €