Avant de rassembler quelques notes griffonnées au fil de mes lectures désordonnées de trois livres de Philippe Beck – Ryrkaïpii ; Idées de la nuit suivi de L’Homme-Balai et Une autre clarté. Entretiens 1997-2022 (Le Bruit du temps) –, je me repasse distraitement quelques enregistrements de musiques composées entre 1998 et 2013 dans la solitude du studio 116C du GRM (à la Maison de la Radio), ou chez moi, au piano et à la table.
Auteur : Christian Rosset
Se retenir de commenter la poésie, jusqu’au jour où l’amitié commande de rompre avec ce pacte non écrit. Dans l’impossibilité de se dérober, le lecteur non praticien sort de sa réserve et, après avoir taillé dans la matière qu’il se propose de faire passer, bricole quelques agencements. Drelin’, drelin’, le leitmotiv du montage revient dans ces chroniques comme le train électrique offert au jeune Sammy Fabelman passe et repasse, jusqu’au crash, sur le circuit ovale de l’atelier paternel [en aparté : il faudra revenir un de ces quatre sur The Fabelmans – film plutôt réussi d’un cinéaste, Steven Spielberg, qui d’ordinaire me laisse indifférent –, ne serait-ce que pour interroger cette curieuse unanimité critique, les plus fins comme les plus crétins des commentateurs en place lui ayant accordé une même pluie d’étoiles à laquelle je veux bien souscrire, même si quelques traces de sentimentalité conventionnelle gâchent un peu la fête.
Se promener dans les livres – enregistrant au passage certaines lignes, certains enchaînements ; faisant des pauses ; oubliant momentanément ce qui vient d’être enregistré ; reprenant le parcours, en attente d’on ne sait quel surgissement – me rappelle ce que j’ai accompli quasi-quotidiennement durant des décennies pour une chaîne de radio nommée France Culture.
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Depuis l’an dernier, cette chronique, dont le titre varie selon les saisons, est publiée le mercredi, jour de sortie des films. Mais c’est probablement l’effet d’un heureux hasard, vu qu’on n’y parle assez peu de cinéma, même si la cinéphilie de l’auteur de ces lignes n’a pas été mise en sommeil.
Je ne sais pourquoi, une expression idiote me trotte dans la tête depuis le réveil : Aller plus vite que la musique. Curieuse façon de dire, que je n’ai jamais comprise. Peut-être vaut-il mieux ne pas être musicien pour en faire usage.
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Avec cette lumière grise, ce vent froid et humide et ces longues réparations qui ne nous réconcilient pas avec le corps, recevoir un livre inattendu peut apporter quelque viatique susceptible d’insuffler l’énergie suffisante, non pour tourner la page (s’évader en toute discrétion), mais pour tourner les pages (de livres qui ne font pas de bruit). Retrouvant une forme de concentration, le lecteur oublie de compter le temps, même quand une pulsation régulière aux maracas se fait entendre sur de petites enceintes réglées à faible volume.
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À chaque nouvelle année sa fournée de centenaires, certains bien oubliés, tandis que d’autres semblent plus vivants que jamais. Je consulte Wikipédia, glissant sur l’impressionnante liste de noms proposée, n’en retenant subjectivement que quelques-uns : les peintres Geneviève Asse, Ellsworth Kelly, Sam Francis, Shirley Jaffe, Roy Lichtenstein et Antoni Tápies ; le compositeur György Ligeti ; le poète Yves Bonnefoy ; le conteur oulipien Italo Calvino ; l’auteur de bande dessinée Morris.
Avant de me faire extraire deux racines, je commence la lecture d’Échafaudage dans les bois I d’Ivar Ch’Vavar (Le Corridor bleu / Lurlure) dans la salle d’attente. Bonne idée d’avoir emporté ce livre constamment intéressant et souvent drôle.
À la frontière, on ne se promet rien, sinon de faire quelques pas sur un chemin non balisé : parfois au bord du précipice, mais avec quelques vues sur les jardins interdits, pour reprendre le titre d’une des plus belles pièces d’Henri Pousseur (1973, pour quatuor de saxophones). Fermant les yeux, le diariste s’y projette, notant ce qui s’y passe – ou y passe – comme au sortir d’un rêve. Plus question pour lui de compter le temps, même s’il entretient le goût des nombres. La nuit dernière, dans un moment d’insomnie, il a calculé que 2022 pouvait se décomposer en 2 x 3 x 337, tandis qu’avec 2023, on obtenait 7 x 172 – notons au passage que : 2 + 0 + 2 + 3 = 7, soit le nombre de jours d’une semaine, ou de degrés de l’échelle diatonique (comme 12 est aussi bien celui des mois de l’année que des sons de la gamme chromatique).
Claude Ollier – né le 17 décembre 1922 et mort le 18 octobre 2014 – aurait eu 100 ans aujourd’hui.
5 décembre 2022. L’automne touche à sa fin. Il est temps de clore cette année de “Choses lues, choses vues” avec ce dernier épisode qui porte, un peu par hasard, le n° 31, ce qui tombe plutôt bien parce que ce 5 décembre marque le 90e anniversaire de la naissance de Jacques Roubaud, auteur de Trente-et-un au cube (1973) et dont le dernier livre paru l’an dernier chez Gallimard, Chutes, rebonds et autres poèmes simples, présente une suite de poèmes en six lignes ainsi construits : 3 – 5 – 7 – 5 – 3 – 8 = 31 syllabes (ou sons – soit le même nombre que pour le tanka, lui, en cinq lignes : 5 – 7 – 5 – 7 – 7). Nous ne ferons pas ici la recension de trente-et-un ouvrages, mais ce nombre se retrouvera en tant que contrainte secrète nous incitant à épuiser la petite pile qui nous fait signe chaque matin, sur l’air de : “ne nous oublie pas”.
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Comment aborder Poésies d’Herman Melville, ce recueil “monstre” que viennent de publier les éditions Unes ? Peut-être en commençant par lire la longue et éclairante préface de son traducteur, Thierry Gillybœuf : “C’est vraisemblablement cette démesure du souffle melvillien qui n’a cessé d’alimenter, de son vivant, l’incompréhension entourant son œuvre”.
Je me souviens de ces mots prononcés en 1984 à Francfort par Morton Feldman : “De plus en plus, au quotidien, je travaille avec le sentiment d’avoir accompli ma tâche pour la journée. Cela peut représenter deux heures comme seize heures, cela peut être deux jours d’affilée sans sommeil. Le tout est de sentir que j’ai achevé le travail du jour. Je ne compte pas le travail que je fais, c’est un simple besoin psychologique de sentir que j’ai fait ma journée. Parfois ce travail quotidien peut consister à attendre.” Il parlait en compositeur, mais ses propos s’appliquent à toutes sortes de travaux d’écriture.
Le motif secret de ces chroniques, c’est la résistance du corps. Si ce qui a été abîmé devait être entièrement reconstitué, le grand danger – pour ce qu’elles font passer, pas pour leur “auteur” – serait leur arrêt, certes brutal, mais signe d’un grand soulagement. Lire demande du temps, et une position du corps assise ou allongée (rarement en mouvement). Une lecture trop rapide peut laisser un souvenir amer : celui de ne pas avoir vraiment vécu un authentique corps à corps avec l’ouvrage traversé, de n’avoir pu en retenir que ce qui est paraphrasable – matière à résumé qui ne questionnerait que notre aptitude à en déterminer “le sens”, sans trop perdre de temps.
(Prologue) Alors que je me rends à la projection de Pacifiction d’Albert Serra, j’achève la lecture de Sous les viandes, deuxième section du livre d’Infernus Iohannes, Débrouille-toi avec ton violeur. Il y a des jours comme ça où la routine s’absente. En attente de la séance, je prends brièvement deux ou trois notes sur ce 46e volume du corpus post-exotique signé par divers hétéronymes d’un même écrivain – le plus célèbre d’entre eux étant Antoine Volodine dont le premier ouvrage, Biographie comparée de Jorian Murgrave (1985), s’ouvrait par une phrase attribuée à Infernus Iohannes : “La vie n’est que l’apparence d’une ombre sur un reflet de suie.”