Comment rester immobile quand on est en feu, de Claro, invite justement à ne pas être immobile, à plonger dans le mouvement – mouvement impliquant par définition une multiplicité indéfiniment reprise, répétée, absolument ouverte à sa propre transformation. Le mouvement dont il est question ici n’est pas un simple déplacement mais un mobilisme généralisé où tout bouge en soi, se transforme soi-même en autre chose, sans cesse. Il s’agit du mouvement du devenir par lequel ce qui est devient toujours en lui-même autre chose que lui-même, toujours ouvert à un dehors qui le fragmente, le redistribue, l’agence avec autre chose, l’inclut dans des ensembles ou séries également en devenir.
Il ne s’agit donc pas de tel ou tel mouvement particulier et relatif mais du mouvement, si l’on peut dire, à sa racine, dans sa logique pure : le pur devenir. Comment écrire ce devenir ? C’est la question qui traverserait ce livre de Claro qui serait ainsi un effort radical pour arpenter le devenir, en être l’arpenteur errant, devenir soi-même un parcours mobile et sans terme.
Le livre de Claro articule deux voix autant qu’il les désarticule – deux voix qui semblent dialoguer, en tout cas parler et se répondre ou ne pas se répondre mais coexister, se croiser, s’agencer l’une avec l’autre et s’emporter l’une dans l’autre. Leur dialogue serait moins un échange entre deux entités distinctes que mouvement de l’une dans l’autre, de l’une avec l’autre. A moins qu’il ne s’agisse d’une seule voix mais plurielle, multiple, non seulement double mais ouverte à plus de voix qu’elle-même. Nous parlons toujours plus qu’une langue lorsque nous parlons, même si ces langues multiples ou cette multiplicité de la langue sont étouffées en vue du dialogue, de la communication. Et lorsque nous parlons à quelqu’un, habituellement, la langue tend à s’homogénéiser, à se plier à la loi du commun. A l’inverse, les deux voix ou la double voix du texte de Claro ne signalent aucun locuteur, leur présence est seulement celle d’un acte de langage – seulement un Je et un Tu. Personne ne parle mais il y a du langage, de l’énonciation sans énonciateur : langage fantomatique qui n’est que la trace de lui-même, son propre fantôme vivant selon sa vie la plus intense et la plus libre – la vie de l’indéterminé, du fantomatique, du non ancré à l’intérieur des limites d’un corps, d’un individu, d’une bouche articulant, lorsqu’elle parle, la loi fasciste de la signification et de l’être.
Il s’agirait donc moins d’un dialogue que d’une présence paradoxale du langage n’existant ici qu’au plus près de sa propre logique, l’absente de tout bouquet incluant jusqu’à l’absence de tout locuteur mais aussi de la signification, du monde constitué et reconnaissable, de l’être fixe, identique à lui-même. Incluant son propre effacement sans cesse. Incluant un mouvement incessant, des bifurcations simultanément affirmées, des séries éphémères et instables de signifiants, de signifiés, de référents. En même temps du sens et une absence de sens. Claro écrit que c’est ici le langage qui parle – et il s’agit bien dans ces pages du langage qui parle et se parle, l’écriture étant la parole du langage, celle par laquelle il dit ce qu’il est selon un être paradoxal car impliquant la dissémination de la langue et du sens, l’effondrement de la communication et de la signification, l’absence du langage et du monde – absence qui n’en est pas la disparition mais qui est l’émergence de la ligne la plus abstraite du langage et du monde, la ligne de vie, celles sur laquelle ils sont le plus vivants car le plus mobiles, le plus indéterminés, là où s’entrechoquent et coexistent tous les possibles, la ligne du devenir qui est aussi celle de la seule politique.
Claro, Comment rester immobile quand on est en feu, éditions de l’Ogre, 2016, 126 p., 14 € — Lire un extrait