Ces maisons qui disent l’Histoire : Claro, Saadi

En trente-six haltes d’inégale longueur, Claro, dans La Maison indigène, entraîne le lecteur dans une promenade socio-culturelle et politique – même si le politique est soigneusement lissé hors du champ de l’écriture –, de l’Alger des années 30 jusqu’à la fin de la colonisation, autour d’une « maison » aux noms changeants dont le texte juvénile de Camus, en 1933, a fixé l’appellation en « La Maison mauresque ». Vingt ans auparavant, le romancier algérien, Nourredine Saadi, publiait La Maison de lumière, choisissant aussi comme actrice principale de sa fiction une maison… mauresque à la périphérie d’Alger cette fois et non à la périphérie de la Casbah, blason de la profondeur historique de la ville. À travers l’histoire de Miramar, de ses bâtisseurs, de ses habitants et de ses gardiens, c’est une part de l’histoire de l’Algérie que découvrait le lecteur, depuis la période ottomane jusqu’au XXe siècle.

Les choix des fictions et des appellations disent l’histoire. Au moment où l’historien Benjamin Stora remet le rapport demandé sur les « Mémoires de la colonisation et de la guerre d’Algérie », la question se pose de l’apport du littéraire à cette réflexion nécessaire, apport du littéraire le plus souvent invisible. Ces deux fictions sont un exemple éloquent de l’investissement mémoriel d’un écrivain.

Suivons tout d’abord la piste de « La Maison indigène » de Claro. Le titre et la première phrase de la halte introductive donnent le ton de la réminiscence. « Chanter pour apaiser » commence ainsi : « Ci-gît une maison blanche dont le cœur à ciel ouvert laisse résonner autre chose que des pas ». On comprend, d’entrée de jeu, qu’on célébrera une défunte dans une époque reculée et non une maison toujours existante, de sa construction à son devenir. Le narrateur rappelle tous les noms qu’on lui a donnés : de celui qu’il a choisi comme titre à son récit à celui privilégié par Camus ou à celui qui renvoie à une réalité plus coloniale, « la Maison du centenaire ». Car cette bâtisse a été inaugurée en 1930 pour le Centenaire de l’Algérie française, sur commande du pouvoir colonial. Le narrateur signale ensuite en un énoncé un peu moqueur : « Après l’Indépendance, elle devint, à la suite d’une impressionnante dilation temporelle, la Maison du Millénaire – la vieille Al-Jazā’ir ayant alors purgé vaillamment ses dix siècles d’existence ». Ce n’est pas une « dilatation temporelle » mais le choix d’une autre perspective historique. Claro précisera plus loin que cette « maison du Millénaire » est devenue la Direction de la Culture de la Wilaya d’Alger. Toutes ces appellations ne semblent pas le préoccuper outre mesure et il les utilisera par la suite indifféremment : son projet est de suivre les silhouettes de ceux qui l’ont  visitée, ses « fantômes précieux » qu’il nomme : « mes étrangers premiers, mes proches d’antan ». Une première description est donnée de ce « songe néomauresque » avec sa cour intérieure et sa fontaine.

Cette maison a été construite par son grand-père et elle a l’âge de son père. Les trois haltes suivantes complètent à la fois l’évocation de la maison, les raisons de sa construction et les circonstances de son écriture. Elle est à la limite de la Casbah et non à l’intérieur, pour éviter « la zone opaque » que représente celle-ci. La décrire est une chose, l’écrire une autre : « Blanche et mutique, que dit-elle de la conscience coloniale ? de l’art néomauresque ? » Dit-elle autre chose ? N’est-elle qu’une page blanche que l’écrivain va noircir en réveillant ses fantômes ? La présentation du grand-père, Léon Claro, se fait dans les règles de nomination de l’ordre colonial : « algérois et, partant algérien, donc français puisqu’alors les deux termes sont synonymes, aux yeux de la métropole » (16) ; ces « yeux », il les fait siens même s’il récuse toute adhésion à la filiation, la famille étant pour lui « une maison indigeste » : « Je n’étais pas près d’en pousser les portes, n’ayant nulle envie à l’époque d’habiter cette demeure fantôme qu’on nomme origine. Rien de ce qui touchait à l’ascendance ne me parlait ».

Claro précise encore qu’il n’a été nourri d’aucune Algérie pour laquelle il n’éprouve qu’indifférence. Toutefois le hasard, en la personne d’un ami, Arno Bertina, lui a mis le pied à l’étrier en faisant se télescoper le nom de son grand-père, donc le sien, avec celui de Camus et un de ses premiers textes écrits. Il faut donc ce nom, devenu célèbre, pour obéir au coup de pouce et prendre de l’intérêt à « ce pli du temps magnifique à déplier ». On suppose donc que si Camus était resté un illustre inconnu, aucun pli du temps n’aurait été déplié ! Le récit peut être mis en chantier.

Le chantier de la maison elle-même a été commandé à son grand-père qui devait reproduire « une habitation indigène en 1830 » et la réalisation a fait partie d’une « liesse coloniale sans précédent » sur laquelle il ne s’attarde pas outre mesure. Elle a été construite à partir de matériaux pris ici et là dans la Casbah : « tout a été mis en œuvre pour que cette demeure arbore un manteau composite susceptible de créer l’illusion de la cohérence ». Le résultat est, à la fois, authentique et artificiel, un mélange de faux et de vrai, une vitrine pour visiteurs en mal d’exotisme : « Ne manque que l’indigène, bien sûr. Mais la mise à l’honneur de sa demeure sonne peut-être aussi la fin de sa native invisibilité : à force d’être exclu d’entre ses propres murs, il finira par songer à les abattre » (24).

Les informations de base étant données, la cinquième halte est consacrée à l’entrée en scène du visiteur essentiel, Albert Camus. Trois ans après la liesse, il se promène dans la Casbah avec son ami, Jean de Maisonseul, étudiant aux Beaux-Arts de Léon Claro. Deux jeunes gens de 19 ans arrivent devant la Maison indigène. Camus, dès le seuil passé, est subjugué par le mélange d’ombre et de lumière que le narrateur met en lien avec cette maison lumineuse et l’appartement gris que Camus habite avec sa famille pauvre. La magie opère, le jeune homme rentre chez lui et écrit : « un texte dense, intense, une sorte de long poème en prose furieusement structuré, allégorique dans ses intentions, lyrique dans sa confection et plutôt mystérieux dans ses conclusions, texte qu’il intitule du nom même de la bâtisse dont il a jailli : « La Maison mauresque », et où se déploie de page en page une profusion verbale qu’il s’efforcera plus tard d’épurer » .

Ce texte est aisément consultable dans le Tome I de la nouvelle édition des œuvres complètes de Camus dans la Pléiade ; il est analysé comme sont rappelées les influences du jeune homme pour son entrée en écriture. Plusieurs pages sont consacrées au texte et à son interprétation à l’intersection des interprétations précédentes rappelées dans une note finale et celle, tout particulièrement d’Allan Diet, « L’Algérie du gris à l’obscur. Albert Camus à l’âge de la Maison mauresque ». Une citation du texte de Camus insiste sur ce que retient Claro : « Toutes les maisons ont leur drame. Que j’aime, il en est deux. Il y a la maison arabe. Elle cache sous d’ironiques couleurs l’importance d’une évasion vers l’idéal et l’infini. Il y a aussi la maison grise qui masque le drame capital de la médiocrité ».

Camus aurait cherché toute sa vie une maison où se sentir bien et « La Maison devant le monde », autre maison habitée face à la baie d’aller quelques années plus tard, est comme un écho du premier texte et de cette recherche. On a alors évidemment droit à « l’écriture solaire » de Camus. Pour ma part, et sans m’y attarder, je suis plus frappée par ce que je nommerai « l’écriture en smoking » de Camus, recherchée et précieuse, un peu énigmatique et mystérieuse. Après ces pages sur le texte du jeune homme, Claro revient au grand-père et à tout ce qu’il a construit à Alger. Son propre père apparaît alors entre les lignes à la page 37. Des rapprochements plus ou moins convaincants sont faits entre les travaux architecturaux de Léon Claro et la vie et l’écriture de Camus. On a parfois l’impression qu’il faut à tout prix trouver Camus aussi souvent que possible.

La halte 8 fait entrer dans le récit « les défunts récalcitrants » : tout d’abord Sénac, ami de son père… « el hijo », un temps, de Camus ; puis Le Corbusier « éphémère passager lui aussi de cette maison-nef », son grand-oncle, le peintre Émile Claro, Sauveur Galliéro, Max-Pol Fouchet, Simone Hié, Paul Belmondo. La plupart de ces noms sont familiers à qui s’intéresse à l’Alger culturel de ces années-là. C’est beaucoup de monde… connu, pour ne pas nécessiter une mise au point sur son rapport à l’Algérie qui s’énonce comme une litanie sous le titre « Pieds-noirs et mains sales » : Claro se défend d’une quelconque position politique. On peut en citer quelques formulations : « Je ne sais pas l’Algérie. Je sais – mal – la colonisation […] Je ne sais pas l’exil, le départ forcé, l’abandon. Je sais – juste – la rage de l’injustice, qui ne se partage pas » (43). Chaque mot demanderait éclaircissement. Il y a refus de la « nostalgérie » : « je connais mal le chemin de mémoire, ignore l’art du souvenir, me méfie des legs » (44). Un mur de négations est élevé entre lui et l’Algérie comme pour se préserver : de quoi ? La faille qui reconduit vers la Maison indigène se perçoit dans cet énoncé : « Je ne sais pas l’héritage, la transmission, mais je sais le poids de leur ombre, la ténacité des choses tues » (44). Ce ne sont pas les significations de l’érection de cette maison et de son devenir qui le retiendront mais la rupture dont on comprendra qu’elle a été mal vécue par les siens. Il choisit l’arrêt sur image la concernant – en gros 1930-1940 – pour approcher sa difficile filiation et non un travelling historique.

« Un père n’est peut-être rien d’autre qu’une maison qu’on n’a pas le droit d’habiter tant qu’on n’a pas couru et trébuché et volé et nagé dans sa mémoire. J’ai dû refermer trop tôt le souvenir de mon père. L’aurais-je… condamné ? N’est-ce pas le terme qu’on emploie quand on parle d’une maison dont on ne veut plus ? ».

Tout naturellement la halte 11 porte le titre de « La Question (du père) ». Alors se justifie pleinement le recours-détour par Camus (Le Premier homme) et Sénac (Ebauche du père). Les pères sont multiples : ceux que l’on rencontre, ceux que l’on s’invente, ceux que l’on pense reconnaître. En perdant son père, le 14 août 1986, il pense avoir perdu « la clé de la Maison mauresque ». Il refait alors le parcours dans la Maison indigène avec le texte de Camus, sans trouver autre chose « qu’une pierre à demi effacée » et le plaisir de lire un texte qu’il admire. Le narrateur est persuadé qu’il ne retrouvera son père que s’il comprend Sénac dont il refait le parcours avec et pour son lecteur. Le second hasard – après le mail d’Arno Bertina – est une lettre qu’il reçoit d’un ami de son père qui habite à Marseille : « C’est à Marseille que va devenir réel le sentiment d’être lié, ou relié, à un passé dont je n’ai pas voulu » (66).

Il reprend sa marche du souvenir ou du raccord, comme il l’avait laissée à la halte 5 : les deux jeunes gens, Camus et de Maisonseul, ont été dans la Casbah. Dans son texte, Camus est seul dans la maison (même s’il y était avec de Maison-seul… le narrateur aime ces jeux de mots un peu faciles). Il reprend et complète son analyse interprétative de ce texte « étrange ». Ce n’est pas le fleuron colonial que retient Camus, le nom de la maison importe peu comme pour l’Arabe de L’Étranger. Ce qui est important, ce sont deux mots : mesure et floraison. Il relit aussi Noces ce qui permet d’évoquer Edmond Charlot, de revenir à Jean Grenier. Il fait un détour qui ne lui apporte rien aux Archives de Sénac à Marseille. Les noms qui n’avaient aucune importance en prennent quand il s’agit de remonter la lignée des immigrés de Majorque, ses ancêtres. Il a voulu tout oublier de son père et cet oubli se rappelle à lui. Il rencontre enfin l’ami de son père, Michel. Le grand-père, effacé depuis les premières haltes, revient dans le récit : quand il est retourné à la Maison indigène en 1935, il a constaté sa dégradation : « Mais bientôt c’est la maison Algérie tout entière qu’il verra s’écailler, et alors ce ne sont pas de simples coups de canif qui seront portés à son cœur ».

Le narrateur qui se défendait d’évoquer l’Algérie indépendante y saute à pieds joints avec l’adaptation par Visconti du roman de Camus avec Marcello Mastroianni dans le rôle de Meursault en 1967. Il fait le parallèle – à chaque lecteur d’apprécier – entre le meurtre de l’Arabe et l’assassinat de Sénac en 1973. Entre les deux, écrit-il, « un fil rouge qui serpente dans le labyrinthe algérien » (98). Des informations sont données sur le tournage de ce film et sa réalisation. Il cherche des images de Sénac en mouvement. Il revient sur ce qu’on a appelé l’École d’Alger, sur l’anonymat de l’Arabe dans L’Étranger avec une mention assez condescendante pour « les louables efforts de Kamel Daoud ». Il cherche l’acteur « arabe » qui a joué le rôle dans le film. Il revient, à sa manière, sur « L’Appel à la trêve civile » où Camus a été « piégé » par le FLN et Yacef Saadi. Il revient aussi sur Le Corbusier et sa collection de cartes postales d’Algériennes en un télescopage harem/bordel. On se retrouve avec lui à l’hôtel Saint George dans le « faux authentique ».

La halte 33 porte le titre de « Puzzle » : la pièce cachée de la Maison mauresque, c’est la page qu’il écrit. Il a bien convoqué tous les personnages possibles de sa promenade du souvenir : « j’ai fait tout cela et n’ai pas trouvé, pas retrouvé l’odeur du père » (166) mais il peut lui ériger une stèle :

« CLARO, HENRI (1931-1986)
Espèce d’excité à la recherche de son sens »

(D)ébauche du père ou l’impossible rencontre… tout ce parcours pour cette stèle réparatrice ? Jean-Philippe Cazier l’écrivait dans Diacritik, le 5 juin 2020 : « le livre de Claro n’est pas un « livre de souvenirs », encore moins un livre d’historien, mais un texte où la mémoire est indissociable de l’oubli et de l’invention, un livre où importe le fait de ne pas se souvenir, de ne pas avoir de souvenirs. Un livre où est central le fait que la mémoire y est indissociable de l’écriture qui la déplie et qui la nie, qui l’invente autant qu’elle la dissémine, qui la rend vacillante et plurielle alors même qu’elle l’affirme.
Oui, à ceci près qu’en inventant, en écrivant on dit à sa manière l’Histoire dans des histoires revisitées à l’ombre d’un texte admiré, celui du jeune Camus et à la mise à distance d’autres textes refoulés dans le non-dit d’une Algérie coloniale ».

Ce qui nous a retenu dans un texte qui réveille une « maison » construite à ce moment éminemment porteur pour les colons et éminemment blessant pour les Algériens, le Centenaire de l’Algérie française, c’est la mise à distance de l’Algérie coloniale. Claro suit en cela son modèle, le jeune Camus écrivant « La Maison mauresque ». La Maison elle-même et le texte camusien sont les prétextes fructueux à une écriture qui dit l’impossible rencontre avec le père. Qu’elle soit devenue « La Maison du Millénaire » ne l’intéresse pas. Le devenir n’est pas son sujet ; son sujet est le passé arrêté.

C’est l’autre maison que nous visitons maintenant, celle de Nourredine Saadi, La Maison de lumière, publiée en 2000. Le narrateur du roman rapporte les paroles de Marabout, son père, un conteur, un peu poète : celui-ci désigne la Maison, et à travers elle Alger, par des métaphores et des comparaisons qui, déjà, lui donnent une allure de mythe : « Miroir de la Mer », « terrasses suspendues au ciel », « navire mystérieusement échoué en pleine forêt », « Un augure de bonheur, belle comme le commencement d’une histoire d’amour, solide comme le début de l’éternité. Une maison de lumière », « une sirène sur les rivages de la mer », « un immense oiseau blanc s’apprêtant à l’envol », « une île flottant au-dessus de la mer », une ville née d’un rêve.

Ceux qui ont lu L’Incendie du grand aîné, Mohammed Dib, reconnaissent le début du prologue : « En arrivant devant la Maison de la Lumière, on commence à gravir des pentes rocailleuses battues par les vents. le pied bute et glisse sur une végétation ligneuse de diss et de lentisques… Voici le rude chemin qu’empruntent les Beni Ournid et leurs petits ânes, le rempart méridonial de Mansourah dont il ne subsiste que quelques pans de tours ». Les enfants qui vivent dans sa proximité l’adoptent : « Dès leurs premiers jeux, leurs yeux s’habituent aux lignes harmonieuses de la Maison, toujours blanche, éternellement chaulée, que les navigateurs et les pêcheurs utilisent d’ailleurs comme repère pour rejoindre le rivage. Longtemps elle a figuré sur les portulans sous le signe d’un phare que les Ottomans nommaient Miroir de la Mer et que les marins du Nord traduisirent Miramar ». Autour de cette maison, à la symbolique forte, se rattachent d’autres lieux d’Alger qui dessinent « la géographie magique » de l’auteur : Bains Romains, la forêt de Baïnem, le chemin des Horizons Bleus, le Vieux-Kouba, le jardin d’essais, la Kasbah…

Les noms marquent aussi une continuité entre hier et aujourd’hui. Lorsque Marabout rejoint la résistance au colonialisme, il se fait appeler Mokhtar, nom du premier veilleur de Miramar : El Mokhtar Ouakli. Puis le fils de Marabout est appelé Rabah, du nom du fils de cet aïeul et prénom aussi de l’auteur. Rabah rompt avec cette tradition de gardien de Miramar pour partir, loin de ses ancêtres. Il crée une autre terre pour accueillir l’ancêtre et faire vivre la mémoire : le livre. Des indices autobiographiques se glissent alors dans le récit, manifestant la présence du romancier lui-même, Algérien exilé en France, qui n’attache pas son appartenance à un espace mais à une transmission.

Cette fiction mêle le mythe, le conte, le romanesque tout en imposant le réel. C’est le récit de la fondation d’Alger, marquée par le multi-ethnisme : les bâtisseurs de la Maison sont des gueux, des captifs, de grands artisans, siciliens, espagnols, albanais, juifs, nazaréens, chrétiens, et des membres des tribus berbères, des montagnards : les Aurassis, les Biskris, les Boussaadis, les Cabayles… Le récit évoque la mosquée de Kouba construite en 1545 par Hadj Pacha et démolie pour être remplacée par une église par les Français. Plus loin, il évoque le décret Crémieux de 1870 par lequel les Juifs nés en Algérie se voient offrir la nationalité française. Puis, c’est l’affaire Dreyfus. Les deux guerres mondiales apparaissent avec leur lot de contraintes pour les colonisés : mobilisation, travail à la mine pour remplacer la main d’œuvre partie au front, morts au combat, arrivée des Américains et du ravitaillement… Enfin la guerre en Algérie (1954-1962), le FLN, l’OAS et le slogan « Tahia Djezaïr ! » : « Vive l’Algérie ». Plus tard, l’escalade de la violence des années noires, les années 90. Ainsi au fictionnel et à l’onirique se mêlent sans cesse des dates exactes, des faits précis et de noms qui donnent son poids de réel à la fiction.

Ainsi, Nourredine Saadi ne privilégie pas une courte séquence circonscrite dans le temps, il ne fait pas revivre une seule génération. Il offre un parcours alerte dans l’histoire contemporaine de l’Algérie. Cette fiction flirte avec le roman historique  qui a, au cœur de son entreprise, le désir de mémoire, une volonté de revisiter le passé tout en mettant en lumière les correspondances entre ces moments plus ou moins distants et le présent. En prenant la Maison comme personnage central, il crée ce lieu de mémoire, dépassant la réalité qui y est vécue et invitant à « la » lire comme emblème d’une Algérie possible, d’une Algérie rêvée si, au lieu de se succéder ou de se juxtaposer, ses différentes composantes avaient fusionné.

« J’ai toujours été plus tourné vers les Lettres, confie le romancier. J’ai eu un rapport précoce et intime à la littérature. Mais, comme toute ma génération, j’ai été happé par l’action politique. Ce qui m’a effectivement permis d’apprendre beaucoup de choses… un rapport à ce qui est la profondeur d’une société. En même temps, cela se faisait avec une espèce de frustration, comme un rêve inassouvi de n’avoir pas écrit. Le rapport de l’écriture et du militantisme ? Qu’il y ait eu des écrivains « rentrés », que l’action politique a empêché de se réaliser, je crois que c’est vrai ».

Son imaginaire est nourri de son lieu de naissance. Suivons-le dans cet entretien avec lui lors de la sortie du roman : « Je suis né à Constantine où plus qu’ailleurs, quand on situe les rapports colonisateurs/colonisés comme étant des lignes de fracture, se ressentaient la proximité et la distance. Constantine, il faut le rappeler, c’est important, était une ville de 120.000 habitants où il y avait 40.000 juifs, 40.000 musulmans et 40.000 que l’on appelait les Français. Je suis né dans un quartier où le mélange des parlers, le mélange des religions était dans une telle imbrication que cela provoquait, constamment et simultanément, l’amour et la haine. Une « guerre des boutons », une « guerre de religions » et tout un mixage du quelque chose qui serait possible et qui ne l’a jamais été. Au milieu, il y avait Dieu et chacun avait le sien. On allait voler les dragées quand il y avait les communions à la cathédrale ; on suivait la procession des rouleaux de la Torah car c’était la seule ville d’Algérie où cela se faisait, on allait à l’école coranique. Je suis issu d’une famille très traditionnelle où le français ne rentrait pas. Lorsque je raconte dans Dieu-le-Fit ce rapport au dictionnaire Paul Robert et à Paul Robert lui-même, c’est vraiment cela …– on voudrait être cru parfois ! – mon premier prix a été Le Petit Robert. Et l’introduction de la langue française s’est faite ainsi.
On a toujours eu le symbolique à fleur de ville. Le symbolique était l’expression qu’on essayait de donner au référentiel par l’imaginaire.
Toute la symbolique islamique qui est souvent reprise à mon insu dans le travail littéraire, c’est quelque chose qui m’a constamment habité même dans l’absence de la foi. Le symbolique, c’est ce qui permet d’approcher la signification cachée des choses. Evidemment, cela traverse l’écriture. Du point de vue du travail littéraire, le symbolique et le réel référentiel sont la façon de construire une narration au sens où le second serait de l’ordre de la trame alors que le premier serait de l’ordre des fils, du tissage, de l’amplification par les couleurs et les lignes ».

Sur la proximité de son roman avec le roman historique, N. Saadi précise : « La conception classique que l’on se fait du roman historique ne correspond pas à mon roman. En revanche, il y a tous les éléments du roman historique ; mais le rapport à l’Histoire est présentifié par la mémoire, c’est-à-dire que c’est la mémoire qui fonctionne en lieu et place des éléments de l’Histoire qui, eux, sont présents comme étant le référentiel et la mémoire peut être alors de l’ordre de l’imaginaire, du subjectif, du vécu des personnages ». Il s’est attardé longuement sur les noms choisis dans sa fiction : « J’ai toujours vécu la question de mon nom comme problématique pour une raison très simple. Personne ne sait que je m’appelle Rabah et que, dans le roman familial, c’est mon père qui m’a nommé ainsi à l’état civil, d’un nom qui est resté muet. Les noms dans mes romans sont très élaborés. Autour d’un personnage qui est Blanche, dans La Maison de Lumière, j’ai « coloré » tous les autres… Blanche renvoie à quelque chose qui m’est personnel, que j’ai au fond de moi. C’est un être qui a existé. C’est tout. Une intimité…
Comme dans le roman précédent, dans ce roman, le travail sur les noms porte sur l’emblématique et le symbolique. Elle s’appelle donc Blanche, là où l’autre s’appelait Bayda [dans son premier roman]. Denis Martinez devient Dani Martinass. Le nom Schebat est un nom bien existant. Le chemin de cette maison s’appelle « Chemin Schebat ». Mais ce n’est pas pour cette raison que je l’ai conservé. C’est parce que le Schebat, c’est le moment de l’épiphanie pour les juifs et la scène que j’évoque est une scène assez épiphanique. Alors, j’ai gardé le nom pour évoquer la crise d’identité du décret Crémieux.
Marabout… Marabout, moi, j’aime bien ! oui, c’est connoté par l’exotisme… Il ne faut pas avoir peur des clichés quand on peut les briser. Parfois, la réalité est plus forte que le symbolique. Ainsi, le grand-père, le général, a réellement perdu son bras gauche à la guerre et Marabout a réellement perdu son bras droit en trouant le métro parisien. L’un a une prothèse et l’autre un crochet, c’était la réalité. Mais que cela devienne le symbole de la situation coloniale : ils étaient amis sans pouvoir l’être vraiment, c’est le roman ! Cela me paraissait trop fort pour ne pas être happé, saisi par l’écriture. Marabout, c’est le transmetteur, c’est le griot.
Albin Saint Aubain… En réalité, Saint Aubain donne une clef (tous les personnages donnent à un moment ou à un autre une clef de leur nom), Aubain parce qu’il est étranger. L’expression désignait au Moyen Âge et jusqu’au XVIIes., l’étranger qui ne pouvait pas hériter. Et on disait, « c’est une belle aubaine pour le Roi! » Je ne voulais pas que le Général Saint Aubain hérite de quoi que ce soit puisqu’il est à la fin de quelque chose, malgré tout ce qu’il a voulu être ! Il ne pouvait pas rester dans ce pays. Donc l’appeler Aubain, c’était lui donner une signification emblématique de son devenir. Il le dit lui-même : « Saint Étranger ».
Le titre lui-même : d’abord, un élément anecdotique… il y a dans « lumière », la signature de mon nom selon une vieille pratique de la poésie populaire, le chanteur dans la qasida donne le nom d’auteur : El Anka le fait, etc… Ce procédé m’avait conduit à penser que je pouvais le faire à mon tour ».

Quant à la Maison ? « La Maison parce que c’est la Maison avec une majuscule pour en faire un personnage, l’ancêtre de pierre. Qu’est-ce qu’une maison ? C’est la demeure. Dar, en arabe pour dire le nom de famille.
La lumière, c’est-à-dire ce qui a éclairé Alger tout le temps. Les successives occupations qui ont fait Alger. Mais la lumière ne peut exister sans l’ombre : c’est pourquoi la famille qui assure la pérennité et la permanence des choses est celle des ouakli qui est aussi un nom choisi symboliquement puisque Akli signifie à la fois le noir en berbère et aussi l’esclave, au sens de celui qui est dépendant de. Voilà le titre… en dehors du fait que c’est vraiment une maison lumineuse et quand on y vit, quand  on est sur une terrasse, la lumière inonde de partout… La lumière céleste… »

Nouredine Saadi précise qu’on a attribué à tort cette maison à Sénac qui a dû y passer mais n’y a jamais habité : « On sait qu’au moment de sa mort, il vivait depuis plusieurs années dans ce qu’il appelait sa « cave-vigie », rue Elisée Reclus. La tombe de Sénac, par contre, fait partie du cimetière rêvé dont je parle ». Il a voulu rétablir la vérité historique sur l’ancienneté d’Alger : « Alger a été fondée dans l’Antiquité romaine et berbère et l’oublier n’est pas innocent. Dans La Maison de Lumière, au moment de la construction de la maison, on trouve une pierre fondatrice qui est une pierre romaine avec une inscription latine mais de contenu chrétien (car il y a toute une chrétienté qui a vécu ici), laquelle a été gravée sur une pierre phénicienne. C’est pour bien marquer que la Maison/L’Algérie n’est pas fondée avec la construction de la maison ».

Une lectrice « d’origine européenne » comme on disait alors, après la lecture du roman, a écrit : « sous un apparent désordre dans la chronologie des choses, des situations, des événements, il y a sous-jacents : regrets et sentiments irrémédiables d’abandon. Et, en même temps, grâce à l’écriture, une page est tournée ». Le romancier fait sienne cette analyse et ajoute : « j’assume que c’est un roman de la nostalgie qui n’a pas eu lieu, un roman de l’enfance, du rêve… ». Il confie également l’avis de Jean Pélégri : «  j’aurais aimé être ton Marabout ». Et N. Saadi d’ajouter :  « Il y a des choses qui restent, c’est le rapport à l’autre, cette fascination de l’autre. On appartient tous à une Algérie mentale. C’est tout. On en pleure ou pas. Et  voilà ce qu’écrit Pélégri  sur mon roman : «  On comprend à partir de là que l’Algérie ait quelque difficulté à trouver son unité – et la douleur qu’il y a à devoir la quitter. Comme tu le dis si bien, « ce sont les tombes qui écrivent l’histoire » ». J’aime ce rapport entre les sept tombes de ce cimetière-jardin car elles sont l’éternité, avec tous ceux qui « passent » : occupants, colonisateurs, Maîtres de l’heure ». J’ai tenu à ce que Blanche, « l’Etrangère », soit enterrée là pour dire qu’au-delà de l’Histoire, les tombes sont les mémoires de tous ceux qui ont habité et aimé cette terre… »

Claro, La Maison indigène, Actes Sud, mars 2020, 173 p., 19 € 50
Nourredine Saadi, La Maison de lumière, Albin Michel, 2000, 320 p., 18 € 60