Claro : le passé fantôme (La maison indigène)

Claro La Maison indigène

Dans La maison indigène, il pourrait s’agir de souvenirs, de la recherche de souvenirs qui ont disparu, ont été refoulés, refusés, ou n’ont jamais existé. Il faudrait alors les rechercher, les inventer, les approfondir. Mais il s’agit surtout d’autre chose.

Le livre de Claro n’est pas un « livre de souvenirs », encore moins un livre d’historien, mais un texte où la mémoire est indissociable de l’oubli et de l’invention, un livre où importe le fait de ne pas se souvenir, de ne pas avoir de souvenirs. Un livre où est central le fait que la mémoire y est indissociable de l’écriture qui la déplie et qui la nie, qui l’invente autant qu’elle la dissémine, qui la rend vacillante et plurielle alors même qu’elle l’affirme.

Qu’un auteur écrive ses souvenirs impliquerait que ceux-ci préexistent à l’écriture qui n’en serait que le véhicule, utilisée comme le moyen de leur expression, moyen réduit à l’usage. Écrire ses souvenirs reviendrait dans ce cas à se positionner en tant que sujet maitrisant sa pensée, à plier l’écriture à cette maîtrise. Dans La maison indigène, Claro fait l’inverse : l’écriture serait comme la condition transcendantale de la mémoire, elle en dessine les lignes, les figures, comme elle les trouble ou les conduit à leur quasi-disparition. La mémoire dont il est question dans ce livre serait moins celle d’un sujet maître et possesseur de lui-même que celle dont l’écriture est capable ou incapable. Dans ce livre, ce qui se souvient, ce qui oublie, c’est l’écriture, l’écrivain étant un sujet décentré, mobile, une certaine place dans l’écriture, étant hanté plus qu’habité par les lambeaux de « son » passé, dépossédé de ce passé présent et absent qui serait le « sien » à l’instant même où il lui échappe et dans la mesure où il lui échappe.

La maison indigène tourne autour de la figure du grand-père architecte de l’auteur/narrateur et d’une maison construite par lui dans la Casbah d’Alger au début du XXe siècle : « Maison mauresque », « Villa du Centenaire », « Maison du Millénaire »… Évidemment, cette maison, sa construction, son inauguration dont il est question dans le livre ne sont pas, pour la narrateur non encore né à l’époque, l’objet d’un souvenir mais celui d’une mémoire qui à la fois ne se souvient pas et est prise dans un effort pour produire une sorte de souvenir qui ne peut être que fantomatique. Si le grand-père a construit cette maison, celle-ci se défait, se désagrège dans l’esprit du narrateur où elle ne persiste que comme fantôme à peine « présent », immatériel, à peine évocable.

Cette « Maison indigène » apparaît, par cette mémoire, comme un objet autant matériel que de discours, constitué de pierres et de mots : des discours pluriels la racontent, des discours historiques s’en saisissent et la façonnent selon des angles divers, elle est prise dans les récits coloniaux et anticoloniaux, résulte dans une certaine mesure d’une vision et d’un discours orientalistes, etc. La différence de ces discours, leur variabilité, leur incertitude ou leurs contradictions dissolvent davantage cette maison « composite » et hétérogène dans ses matériaux concrets comme dans sa dimension linguistique. La mémoire de la maison qui s’éveille dans l’esprit du narrateur est indissociable de ces discours – politiques, historiques, anecdotiques, littéraires, etc. –, de leur incertitude, de leur absence d’homogénéité. En ce sens, cette « Maison indigène » est, comme ce livre de Claro qui s’intitule justement ainsi, un objet de langage, une œuvre de fiction, c’est-à-dire une œuvre ouverte à la logique de la fiction, de la littérature, à la logique de l’écriture. Lorsqu’elle est « saisie » par la mémoire en tant qu’objet de langage, la maison n’est justement pas un objet saisissable, fini et défini, sa nomination même étant plurielle, les discours par lesquels elle existe dans le langage étant pluriels et hétérogènes, plus ou moins certains.

Ce qui est appréhendé avec cette maison, ce n’est alors pas uniquement le langage qui la dit – et qui en constitue la mémoire – de manière plurielle et hétérogène, c’est la pluralité et l’hétérogénéité mêmes du langage qui s’imposent, la dissémination essentielle de celui-ci, sa dérive centrale, son absence de fondement cimenté. N’existe pas ici un discours unique et unifiant, complet, mais une diversité hétérogène, en elle-même divergente, la dissémination d’un langage pour lequel l’objet ne peut exister, pour lequel n’existent que sa dispersion, son évanouissement – un langage qui serait précisément l’écriture. Dans le livre de Claro, le rapport à la maison indigène est donc tout autant un rapport à l’écriture, et une écriture par laquelle se déplient et s’effacent le passé, la maison, les diverses figures qui sont évoquées comme des fantômes qui demeurent irrémédiablement fantômes…

Cette maison apparaît comme un objet temporel, un passé pur n’ayant jamais eu lieu pour le narrateur, ne renvoyant à aucun présent dont ce dernier aurait fait l’expérience et dont le souvenir – son souvenir – rendrait possible, à nouveau, la présence. La maison est indissociable d’un passé qui n’est jamais passé, elle est en elle-même un passé qui demeure tel, et sa « présence » dans la mémoire n’est jamais celle d’un objet au présent : la maison est toujours au passé, objet fantomatique d’une mémoire sans souvenir, insistant comme objet d’un oubli par-delà l’oubli.

Confronté à l’événement de cette maison – et du grand-père, et de la Casbah, et de l’Algérie, et… – dans son esprit, le narrateur fait l’expérience d’un passé pur qui ne passe pas, l’expérience d’un oubli qui n’est pas un défaut du souvenir mais l’être de la pensée lorsqu’elle expérimente ce passé au-delà du passé, au-delà du souvenir. En ce sens, lire ce livre de Claro comme un livre d’histoire, un livre d’historien, le lire à partir de l’impératif de vérité de la discipline historique, serait un contresens total. Nous serions plutôt dans les parages de Proust, de Duras, de Blanchot : l’écriture, le temps – un temps obscur, par-delà le temps –, l’absence de vérité comme seule vérité…

On pourrait ainsi comprendre le refus de « l’héritage » plusieurs fois affirmé dans le livre comme une critique de l’idée selon laquelle ce qui a existé dans le passé pourrait se transmettre et se conserver au présent, en temps que présent. L’héritage contourne le passé, le nie, se contentant de rapporter un présent ancien à un présent actuel. Si, dans la critique et le refus de l’héritage, il s’agit pour le narrateur de refuser de se charger d’un poids que l’on n’a pas soi-même choisi, de refuser le destin imposé par cet héritage, il s’agit aussi d’affirmer le passé en tant que tel, celui qui appartient à un temps paradoxal dans lequel le passé ne passe pas, dans lequel existe la présence d’un passé au-delà de toute présence, passé qui ne peut être possédé et qui n’est jamais, au fond, « mon » passé, entrainant au contraire le moi dans une inquiétude, dans sa dissolution, par l’oubli, par l’insaisissable.

 

Ici, existe la seule présence du passé, un passé sans présent, qui désagrège toute présence, comme un mur n’existant qu’effrité, réduit au sable qui le compose, à la dispersion de ce sable. La maison n’est pas un objet, elle est la persistance d’une absence, insaisissable. Elle l’est d’autant plus que, là encore, les discours qui la disent sont eux-mêmes divergents, évanouissants, ne prenant consistance que pour fluctuer, apparaître dans leur être de brouillard. Si cette maison – et ce qui s’y rattache – ne peut être l’objet d’un souvenir mais d’un oubli essentiel, ne peut être que l’objet absent d’une mémoire qui est oubli, elle ne peut exister qu’en tant qu’un langage la dit, la fait « être ». Or, ce langage étant incertain, pluriel, hétérogène, la maison est alors en elle-même un fantôme linguistique, présente par le langage en même temps qu’absente par le langage.

On pourrait retrouver dans tout ceci une logique proche de celle qui caractérise, dans le Citizen Kane de Welles, le statut du fameux « Rosebud » : objet comme pur passé ; objet sans présence, sans consistance, fantomatique ; objet qui est une sorte de nœud ou de croisement par lequel passent des séries d’énoncés, de discours dont aucun n’est certain, dont aucun n’est vrai, dont aucun n’est suffisant – tous étant au contraire divergents. « Rosebud », comme la maison dont il est question dans le livre de Claro, est un objet de langage, un objet composite, en lui-même hétérogène, un objet sans cesse construit et défait par les discours qui le disent selon une dynamique qui, sans cesse, décentre l’objet, le rend nomade, toujours absent, insaisissable. Autre chose qu’un objet, donc : un fantôme.

La maison dont parle Claro est un tel fantôme, comme son livre est lui-même tout entier un fantôme : sans linéarité homogène et homogénéisante, sans centre, un livre pluriel, hétérogène, s’échappant de toute consistance qui viendrait remplacer de manière illusoire l’absence de fondement du langage. Livre-mémoire plutôt que livre-souvenir, livre de l’oubli, livre du temps et de l’écriture qui est liée à ce temps très paradoxal, livre à travers lequel le sujet écrivant s’étiole et s’étoile, existant lui-même comme nœud ou croisement sans cesse décentré de séries hétérogènes (un sujet composite et dispersé). Claro, décidément, n’écrit pas ici ses souvenirs, il n’écrit pas son histoire familiale, il n’écrit pas en tant qu’historien de lui-même ou de l’époque, pas plus que Duras, dans L’Amant, n’écrit ses souvenirs, pas plus que Sarraute, dans Enfance, n’écrit ses souvenirs d’enfance…

Comment dire ce passé ? Comment dire cette maison ? Celle-ci ne peut exister au présent qu’en tant qu’elle est dite, la dire l’incluant dans un langage qui la rend présente autant qu’absente : un langage qui fantomatise, qui en même temps qu’il tend à faire exister ce passé l’efface, le repousse encore plus loin, par-delà une distance infranchissable. Comment alors nommer, comment inclure dans le langage ce que le langage exclut non pas hors du langage mais de toute présence par le langage, ce que le langage inclut là où ce qu’il dit est effacé, est fait silencieux ? Claro use volontiers de la métaphore mais selon un usage particulier et précis. La métaphore, ici, ne sert pas à produire une identité entre deux termes, un rapprochement par lequel serait dit ce qui est le même. La métaphore, dans l’usage que Claro en fait dans ce livre – et certainement dans ses autres livres ; ce qui est dit ici étant également valable pour l’usage du « jeu de mots » –, est plutôt ce qui affirme l’hétérogénéité, la dispersion, elle est moins rapprochement qu’expression d’une divergence. La métaphore serait le lieu où se croisent des séries divergentes, elle aurait moins pour fonction de dire que de défaire ce qui est dit, de l’arracher à toute tentation de cimentation, de maintenir ce qui est dit à l’intérieur d’un écart, d’une distance par laquelle le discours est nomadisé, par laquelle son hétérogénéité est relancée, par laquelle son absence de fondement est incessamment reconstruite. La métaphore parle au conditionnel – et par la métaphore, ce qui est dit ne l’est que de manière oblique, étant entendu que ce dire n’est pas du tout un défaut mais est l’être même du dire lorsque celui-ci est rendu à sa dissémination, à son absence de fondement et d’unité : lorsque le dire est écriture.

 

Il y a dans La Maison indigène une autre dimension du langage qui implique l’imagination et la dérive des signifiants, dimension qui finalement inclurait celle de l’écriture comme métaphore. Ce qui est absent, ce qui est inconnu, ce qui existe hors du souvenir ne peut persister qu’en étant dit et imaginé. La maison indigène est un livre de l’imagination mais une imagination qui n’est pas à comprendre comme la faculté d’un sujet de produire au présent des images plus ou moins adéquates du passé, ou de l’absence, mais dans un sens défini par Baudelaire : l’imagination comme faculté de produire des rapports possibles, rapports délirants, rapports nomades, hétérogènes, divergents. De fait, dans le livre de Claro, la maison construite par le grand-père est l’occasion d’un ensemble de relations proliférantes, un réseau en extension et sans unité, une sorte de rhizome dont la maison n’est évidemment pas le centre mais le principe dynamique.

Le hasard des parutions fait qu’ont récemment été publiés un livre de Marie Cosnay, If, et un livre de Jean-Michel Espitallier, Cow-boy, qui rejoignent la logique du livre de Claro : l’objet, si l’on peut dire, en est le passé, un passé sans souvenir, un passé-mémoire qui ne peut être qu’imaginé et qui par l’imagination prolifère selon des séries discursives incertaines, incohérentes, affirmant l’incohérence centrale du discours imaginaire ou imaginant, le discours de la fiction, ce que l’on appelle l’écriture. Ce sont des livres de l’écriture et du sans-fond de l’écriture, de son nomadisme – et ce sont des livres du sans-fond de l’être, du nomadisme de l’être, lorsque l’être est écrit et qu’il devient devenir. C’est cela qu’écrit Claro : l’écriture en tant qu’imagination, nomadisme, dissémination, devenir.

Dans La Maison indigène, il sera donc question du grand-père mais aussi du père, mais aussi de Camus, de l’Algérie, mais aussi de Le Corbusier, de la colonisation, de Visconti, de Jean Sénac… Et il sera aussi question de soi. Mais Claro ne choisit pas du tout de relier ses événements ou ses personnes selon l’ordre d’une chronologie, de rapports biographiques et historiques avérés : tous ces éléments n’entrent en rapport qu’à l’occasion d’un mouvement de dérive, de hasards et possibilités, chacun appelant l’autre comme une possibilité qu’il inclurait, chacun proliférant sur lui-même pour créer et faire apparaître d’autres rapports encore, d’autres possibilités plus ou moins subjectives, plus ou moins vraisemblables. L’ensemble de ces rapports se développe selon la logique d’un réseau qui ne vise pas l’unité mais plutôt son propre développement hétérogène – réseau en droit sans fin, pure prolifération de relations, comme, là encore, un rhizome. Les personnes et événements qui apparaissent à l’intérieur de ce réseau y existent moins comme des réalités objectives que comme des figures, des possibilités d’elles-mêmes, des êtres nomades et fantomatiques que d’autres relations pourraient transformer et entrainer ailleurs.

De manière plus radicale, le réseau proliférant de relations qui constitue La Maison indigène est fait de glissements incessants d’un signifiant à l’autre. Tout n’y est, au fond, que signifiants et relations entre signifiants mais relations par lesquelles les signifiants ne « prennent » jamais selon une signification fixe et homogène, étant au contraire continuellement happés dans des relations mobiles qui les font apparaître, qui les font exister, et qui les transforment, les effacent ou en tout cas effacent leur identité et leur caractère signifiant. L’imagination baudelairienne rejoint la dissémination derridienne : l’imagination produit des relations, c’est-à-dire des discours, du langage mais un langage qui se révèle en tant que pur ensemble de relations mobiles, plurielles, proliférantes, hétérogènes, nomades. Le langage est alors moins fait de signifiants que de leur nomadisme et dispersion : un langage sans fond, mobile, incohérent – ce langage qui est l’écriture. Si, dans La Maison indigène, il s’agit aussi de soi, du narrateur, de l’auteur, ce soi ne peut donc y exister qu’en tant qu’être de langage, être par et dans l’écriture, être de l’écriture, lui-même fantôme. Et si, dans ce livre, il s’agit de la mémoire, cette mémoire est moins celle d’un sujet que celle de l’écriture, celle que l’écriture rend possible et qui ne peut exister que dans et par l’écriture.

Claro, La Maison indigène, Actes Sud, mars 2020, 173 p., 19 € 50 — Lire un extrait