Guy Bennett : Parfois, je veux juste toucher – Chroniques, 2024 (8)

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Sous l’influence des crônicas de Clarice Lispector, une série de textes du poète américain Guy Bennett, publiés dans Diacritik tout au long de l’année 2024.

Ma rue et mon quartier

Un homme endormi sur le trottoir. Des tentes montées sous les ponts routiers. Un camping-car stationné devant un immeuble industriel, ses contenus qui se déversent dans la rue. Derrière lui, un autre camping-car, puis un autre. Une voiture remplie à ras bord des possessions d’une vie, des objets encombrants entassés sur le toit. Un abri fait de bâches et de couvertures attaché à un grillage à deux pas de la route, une collection de bocaux et de bouteilles vides rangés à côté. Des vêtements sales abandonnés au coin d’une rue. Une femme qui fait les poubelles. Un nouveau complexe de bureaux à quatre étages en construction, avec 14000 m2 de bureaux, 1400 m2 d’espace de vente et 7500 m2 de parking. (Budget initial : 117 000 000$).

Harpe éolienne

N’existe-t-il-pas un poème bien connu portant ce titre, peut-être de Shelley (sinon de Coleridge) ? Je ne me rappelle pas au juste, mais je suis presque certain que oui. Et je suis presque sûr de l’avoir lu, même si je ne me souviens plus que du titre.

La raison pour laquelle il me vient à l’esprit est que je me sens moi-même comme une harpe éolienne ces derniers temps : mes cordes sont actionnées par le vent – un vent mauvais, en l’occurence – et la musique que je produis est sur un mode résolument mineur. Je ne vais pas spéculer sur lequel, je dirai seulement qu’il est sombre, mélancolique, introspectif.

(Le cœur peut-il supporter indéfiniment le climat émotionnel d’un mode mineur ? Son sang n’aspire-t-il pas à la modulation, même temporaire, vers une tonalité majeure ? Et si cette modulation tarde à venir ou, peut-être, ne vient pas… ?)

Au printemps de 2023 je me suis rendu dans le haut désert californien pour voir le Super Bloom. Après l’hiver pluvieux qui avait précédé, on prévoyait une explosion de couleurs. En fait, le vent soufflait fort et froid ce jour-là, et les délicats pavots aux sensuels pétales orange vif ne se sont pas ouverts, se préservant ainsi de la bourrasque.

Ma harpe éolienne n’a pas d’étui.

Mad in USA

Même si je n’aurais pas dû l’être, j’ai été quand même un peu surpris par la réaction répétée de plusieurs responsables à l’une de nos récentes flambées de violence armée (une fusillade dans une megachurch au Texas), à savoir que « cela aurait pu être pire ». Ce n’était pas le cynisme de surface qui m’a surpris mais plutôt le message sous-jacent : de tels événements sont inévitables, il faut l’accepter, et puisque nous n’y pouvons rien, soyons au moins reconnaissants que les dégâts n’aient pas été plus importants, et rassurés, comme le pasteur n’a pas manqué de nous le rappeler, que « dieu est aux commandes ».

Grotesquerie

Lorsque je pense aux nouveaux modèles de la saison, aux draps ayant une densité de tissage élevée, au choix entre variétés organique et non-organique de presque tous les fruits et les légumes au marché, aux serviettes en coton égyptien ou turc 100% dans une vaste gamme de couleurs, aux innombrables marques de beurre de cacahuète, de dentifrices, de fromages cheddar, de jus d’orange, de liquides vaisselle, de nettoyants pour salle de bain, de papiers hygiéniques, de tomates en boîtes, etc. et al et amen, j’ai honte.

En baisse

De plus en plus, je constate que je veux de moins en moins.

Histoire deau

En me rendant au supermarché ce matin, j’ai remarqué une employée du LADWP qui faisait un relevé du compteur d’eau devant l’immeuble voisin. Je l’ai tout de suite reconnue, car c’était la même qui venait faire le relevé à la maison où j’ai vécu pendant 18 ans et d’où je suis parti en 2017. On s’est salués avec un sourire. C’était comme si une de mes vies précédentes m’avait fait un clin d’œil.

La fin des débuts ?

Ma vie ces dernières années a été tellement marquée par des fins que les rares occasions récentes où j’ai connu un début m’ont rappelé de façon saisissante qu’au bout du compte, les choses ne se résument pas nécessairement à la simple perte progressive.