Terrain vague (11) – Craft & Stravinsky, Didi-Huberman, Butor, Kokoschka

© Christian Rosset.

Le Terrain vague, lieu d’échanges non hiérarchisés aux multiples entrées, est ouvert – on pourrait presque dire avant tout – aux obsessionnels, même si nulle règle n’y a jamais été édictée. Dans cet espace, d’abord mental, mais on ne peut plus concret tant les sens y sont en alerte, la question n’est pas de rabâcher ses obsessions : bien plutôt de dialoguer avec les fantômes qu’elles projettent afin de découvrir autre chose. C’est pourquoi les musiciens, les poètes, les artistes et autres experts en variations, s’y trouvent à leur aise.

Si les plus fous – les plus solitaires, les plus à l’écart – des flâneurs du Terrain vague peuvent se polariser leur vie durant sur une seule obsession, la plupart en cultivent plusieurs, dans des domaines différents, attentifs aux dessins qu’elles forment – aux desseins qu’elles trament – une fois mises en tension. Au moment où j’écris ces lignes, le téléphone sonne. S’engage alors une conversation entre cartographes, aussi distrayante entre deux phases d’écriture que fertile pour en nourrir la reprise. La personne à l’autre bout du fil est, comme moi, un multi-obsessionnel, de ceux qui depuis l’enfance reviennent régulièrement sur leurs pas pour préciser d’infimes détails, tout en ne cessant d’arpenter en tous sens le Terrain– l’aire de jeu qui nous est commune –, prenant de plus en plus distance avec l’idée de « centre » et relevant aussi bien ce qui en renforce le caractère vague que ce qui en lui, et en dépit d’imprévisibles métamorphoses, demeure. So May we Start ?

1. J’ai déjà raconté, dans une récente chronique à propos de Jacques Rivette, un cinéaste dont l’œuvre m’obsède depuis mes dix-huit ans, qu’au passage de l’adolescence au prétendu « âge adulte », je me suis préoccupé de tout ce qu’Igor Stravinsky avait pu produire jusqu’à son dernier souffle (j’avais ressenti sa mort, le 6 avril 1971, comme me touchant personnellement ; je me souviens aussi qu’à peine débarqué à Venise en mai 2001, je suis allé me recueillir sur sa tombe). Dans les années 1970, écouter ses musiques, sur vinyle ou en concert, analyser ses partitions (j’ai appris à composer en revenant inlassablement sur les plus « magiques » d’entre elles), lire ses écrits et entretiens, ainsi que divers essais à son sujet, était mon quotidien.

Aussi la parution de cette version française de Conversations avec Igor Stravinsky – cosignée par Robert Craft et Igor Stravinsky, traduite de l’anglais par Olivier Borre & Dario Rudy, impeccablement mise en page – aux Éditions Allia doit-elle être marquée d’une pierre blanche. De ces échanges de 1958-59, publiés en volume chez Doubleday en 1959, je n’avais pu lire en français qu’une soixantaine de pages, via une « adaptation » de C. E. Engel, H. Metzger et Pierre Boulez pour Avec Stravinsky, un ouvrage de la collection du « Domaine musical » sorti fin 1958 aux Éditions du Rocher (je l’avais acquis vingt ans après parution pour 6 francs). Lire enfin ces Conversations en intégralité m’a procuré un bonheur constant – la nouvelle traduction se superposant avantageusement aux souvenirs de l’ancienne.

Six volumes d’échanges entre Craft et Stravinsky ont été publiés aux USA entre 1959 et 1969. Conversations with Igor Stravinsky a été le premier. On connaît bien le deuxième, Memories and Commentaries (1960), rapidement traduit pour Gallimard. Les quatre suivants – Expositions and Developments, Dialogues and a Diary, Themes and Episodes, Retrospectives and a conclusion – ne sont accessibles qu’en version originale et n’ont pas bonne presse du côté des compositeurs de la « génération de Darmstadt », Karlheinz Stockhausen ayant notamment accusé Craft d’avoir orienté, voire manipulé, certaines réponses dans les derniers recueils d’entretiens : « Je ne peux pas croire que ces textes soient de Stravinsky. Il est impensable que cet homme profondément religieux, qui se préparait à la mort soit devenu subitement aussi mesquin et agressif. Il était fondamentalement généreux, et je ne peux pas croire qu’il ait pu condamner aussi férocement certains compositeurs, ou moi-même, après avoir dit tout le bien qu’il en pensait. À la rigueur, il n’aurait rien dit du tout (in Jonathan Cott, Conversations avec Stockhausen, septembre 1977) » Mais en attendant qu’une version française de l’intégrale voie le jour, ce premier volume, passionnant de la première à la dernière ligne, retient vivement l’attention. Sa construction prend forme d’une « improvisation composée », donc d’un montage, ce qui permet à la pensée de cheminer de manière labyrinthique – chaque assertion, chaque souvenir, chaque témoignage, chaque interrogation, chaque marque d’humeur, chaque analyse renvoyant à une autre. Même le lisant de manière linéaire, on ne cesse de faire des allers/retours. Les pistes empruntées sont on ne peut plus fécondes : peu de bavardage et juste ce qu’il faut d’anecdote, dont quelques piques percutantes, comme celle-ci : « Craft – Faites-vous preuve […] de tolérance pour les opéras de Richard Strauss ? Stravinsky – Le seul endroit où je les tolère, c’est au purgatoire où l’on châtie la banalité satisfaite. » En cette fin des années 1950, on entend clairement la voix d’un homme de plus de 75 ans animé d’une vitalité inouïe. Matisse avait dit, en 1942, alors qu’il avait 72 ans : « Il me semble être dans une seconde vie ». Le sentiment d’avoir obtenu « un rabiot » l’avait conduit à « découper à vif dans la couleur », renouvelant ainsi son approche de la peinture. Chez Stravinsky, en perpétuel désir de se réinventer, seule manière de continuer à devenir lui-même, ce rabiot l’avait incité à se frotter au dodécaphonisme Schönbergien, dans sa version Webernienne.

Conversations avec Igor Stravinsky, p. 144 © Allia.

Difficile d’extraire tel fragment, plutôt que tel autre, dans ces échanges d’une grande densité que l’on peut lire d’une traite sans jamais fatiguer. Mais prenons par exemple ce rêve qui eut lieu durant la composition de Threni (1957-58), un des plus purs chefs d’œuvre du dernier Stravinsky : « J’avais travaillé jusque tard et me couchai encore troublé par un intervalle. Je fis un rêve à son sujet. C’était devenu une substance élastique qui s’étirait précisément entre les deux notes que j’avais composées, mais en-dessous de ces notes, des deux côtés, il y avait un œuf. Un gros œuf testiculaire. Les œufs avaient une consistance gélatineuse (car je les avais touchés), ils étaient tièdes et protégés par un nid. Je me réveillai et sus que cet intervalle était le bon. » Ou ce témoignage qui apporte un bel exemple de cette générosité dont parlait Stockhausen : « [Erik Satie] est sans doute l’être le plus excentrique qu’il m’ait été donné de rencontrer, mais en même temps le plus rare et le plus spirituel. J’avais beaucoup d’affection pour lui, et je crois qu’il aimait ma gentillesse et m’appréciait de retour. […] Il parlait très doucement, en ouvrant à peine la bouche, tout en prononçant chaque mot de manière inimitable, avec une grande précision. Je trouve que son écriture correspondait à sa diction : elle était exacte, ciselée. Ses manuscrits aussi lui ressemblaient. Pour reprendre le mot des Français : il était fin. » Ou encore ce trait d’humour – ou plutôt d’ironie – de Stravinsky : « Craft – Vous risqueriez-vous à un pronostic sur “la musique du futur” ?Stravinsky – On peut imaginer qu’il existera des sonates électroniques que l’auditeur aura soin de compléter, ainsi que des symphonies pré-composées (“Symphonies pour l’imagination” : on achète une panoplie de notes et une règle à calcul pour déterminer la durée, le timbre, le rythme, ainsi que les tables de logarithmes pour décider de ce qui se passera à la mesure 12, 73 ou 2000). Ce qui me paraît certain, en revanche, c’est qu’il y aura des catégories de musique correspondant à des paramètres psychiques (montages kaléidoscopiques pour les caractères les plus biscornus, concerts simultanés et binauralement désynchronisés pour soulager les deux personnalités du schizophrène, etc.). Mais, dans l’ensemble, cela devrait beaucoup ressembler à la “musique du présent” : l’homme dans son satellite aura droit à du Rachmaninov en haute-fidélité. »

Ayant relu dans la foulée Souvenirs et commentaires, et en attente de la suite (de nouvelles saisons d’une série qui tient en haleine, même si, comme déjà noté, certains épisodes demeurent problématiques), je laisse tourner les platines, écoutant obsessionnellement aussi bien les plus mémorables que les plus oubliées des cent-dix œuvres (env.) signées par celui qui « ne saurait dire quand ni comment [il a] commencé à [se] considérer comme un compositeur : “Tout ce dont je me souviens, c’est que ces pensées ont pris forme très tôt dans mon enfance, bien avant toute étude sérieuse de la musique”. » Igor Stravinsky a toujours été un homme au travail : un artiste inventif doublé d’un artisan parfaitement outillé qui remarquait que la plupart des réflexions sur la musique soumises par des non-praticiens étaient pour lui « des vérités dont [il] ne [pouvait] rien faire, [tant son] esprit est tourné vers l’action. » Il reste, plus d’un demi-siècle après sa disparition, un modèle : de ceux qui – en ces temps où les oreilles curieuses de ce qui n’a pas été mille fois rabâché se font rares, tandis que de redoutables restaurations sont plus que jamais en cours – ont réussi à tisser des liens entre l’ancien et le nouveau, le néo-classicisme et le post-sériel, l’abstrait et l’imagé, le jazz, le tango et les musiques liturgiques, le mouvement, la danse et l’introspection sonore, de la manière la moins bavarde possible – le gras, le sucré, ayant été réduits quasiment à zéro, pour le plaisir complice du corps et de l’esprit.

2. Quand il avait été question, il y a un peu plus d’un an, de faire une brève lecture de Brouillards de peines et de désirs,premier volume de Faits d’affects de Georges Didi-Huberman aux Éditions de Minuit, ce livre s’était retrouvé en deuxième position, après Conversations de Steve Reich aux Éditions Allia. Au moment d’aborder La Fabrique des émotions disjointes, deuxième volume de Faits d’affects (toujours aux Éditions de Minuit), je me rends compte que, cette fois encore, et sans que ce ne soit volontaire, cette Fabrique suit Conversations avec Igor Stravinsky. Curieux hasard qui me réjouit, et semble de bon augure.

Je me permets, pour commencer, de reprendre quelques lignes de mon introduction au journal de lecture de Brouillards de peines et de désirs, tant ils s’appliquent, et peut-être davantage encore, à La Fabrique des émotions disjointes : « J’ai lu pas loin de la moitié des publications de Georges Didi-Huberman et toujours avec plaisir, en musicien se risquant à déserter le champ dans lequel certains aimeraient le confiner (préférant le terrain vague au pré carré). Je ne peux prétendre avoir tout compris de ce qui s’y trame – s’y trouve cultivé, de manière souvent labyrinthique (et c’est bien cela qui nous séduit). Il n’empêche qu’à chaque fois, je suis concrètement touché. C’est pourquoi j’aime cheminer dans ce territoire amical dont on ne se sent jamais exclu. » Mais cette fois, il va falloir la jouer « modeste ». Tant qu’il est question d’œuvres d’art, on peut lire en « artiste », tirant paradoxalement profit de ses lacunes qui, accordées avec sensibilité et intuition, permettent, non seulement d’entrer dans le texte, mais aussi d’en saisir l’essentiel. Et mieux encore de dialoguer avec lui : d’y mettre du sien sans rien endommager. Pas question d’opérer ici de lecture jivaro. Par contre, on peut reprendre quasi in extenso ce qui est imprimé en 4e de couverture : « Les faits d’affects sont à valences multiples. Ils méritent donc d’être interrogés dans le pourquoi de leurs motifs souvent inconscients, dans le comment de leurs manifestations gestuelles et, tout aussi bien, dans le pour quoi de leurs destins éthiques et politiques. Car tout cela fonctionne ensemble dans chaque moment de l’histoire. // Ce volume, comme le précédent, s’autorise à vagabonder entre des analyses de cas singuliers très divers, mais pour voir s’y dessiner une configuration particulière bien que, malheureusement, très puissante et répandue. Les faits d’affects y sont réglés selon une disjonction : « fronts contre fronts », en quelque sorte. […]. Comment, alors, ne pas s’interroger, en amont sur la « fabrique des émotions » dans le cadre propagandiste nazi, en aval sur la notion économique de « promotion » capitaliste ? Comment, au fil de ce parcours, ne pas revenir à la notion – toujours à revisiter, de Hegel à Marx et de Freud à l’anthropologie contemporaine – du fétichisme, là où justement les relations des sujets aux objets prennent un tour réifié, aliéné, mortifère ? // La disjonction affective ne caractériserait-elle pas, pour finir, ce “malaise dans la culture” duquel nous peinons à nous extraire dans un monde où notre liberté dans le “partage du sensible” se heurte constamment à une sorte de loi du marché affectif ? » Si je dois reconnaître, une fois encore, être bien entré dans La Fabrique des émotions disjointes, en rendre compte par deux ou trois paragraphes arrachés au silence de l’atelier est une autre affaire, même si on peut partager le plaisir d’opérer après lecture quelques montages.

La Fabrique des émotions disjointes, page 159 (John Heartfield, Photomontage 1932) © Éditions de Minuit.

Dix-neuf chapitres cette fois, dont la continuité ne respecte pas nécessairement l’ordre chronologique de leur écriture. Jetant un œil sur l’Index des noms, je constate qu’Adolf Hitler s’y trouve plus souvent cité que Walter Benjamin, Sigmund Freud ou Karl Marx. Même si les premiers chapitres, assez brefs, me touchent et m’incitent à continuer, je ne glisse un premier signet qu’à la page 51 afin de ne pas oublier ces mots : « Que peut bien me dire une corde de violon posée sur une table, privée de ses mouvements, de sa vie, de sa fonction, de sa musique, de sa magie ? Ne faudrait-il pas, plutôt, s’essayer – tâche immense, digne d’une sorte de Recherche du son perdu – à faire l’histoire de ses nombreuses vibrations lorsqu’elle a, durant toute son existence, fait sonner un instrument ? […]. La sensibilité, dont cette seule corde est à sa façon le véhicule – ou l’un des matériaux –, va et vient, change, échange, devient. Elle est donc, en toute logique, un enjeu pour l’histoire. » Puis un deuxième signet, 128 pages plus loin. Le montage est rude : « Terrible chemin que celui des émotions disjointes, celles où l’affect ne s’affirme publiquement que pour nier, haïr, forclore ou anéantir autrui. Terrible chemin des mains par où s’exprime un tel genre d’émotions : depuis les mains crispés de Hitler, cet “affect parlant” évoqué par Robert Musil en 1933, jusqu’aux mains subjuguées des militants en liesse. On aura compris que ces mains-là se voulaient des “mains de fer” dans tous les cas. Que ces affects-là étaient faits pour prendre le pouvoir et pour massacrer. […] Tel est le terrible chemin qui conduit des mains “illuminées” du Führer aux mains “fanatiques” des Allemands et aux mains “techniques”, parfaitement positionnées du soldat de la Wehrmacht lorsqu’il décide de tirer à bout portant sur femme et enfant. »

Je pense toujours qu’opérer un montage – si possible resserré, et composé de nombreux fragments – reste la meilleure forme de commentaire d’un texte. Mais n’ayant la place de recopier la totalité de ce qui m’alerté à première lecture, je dois sauter plusieurs signets pour atterrir page 297 : « La tragédie de la culture ? C’est lorsque des fétiches y ont pris le pouvoir. Quelle réponse, alors, donner à un tel monde de relations perverties ? Comment soulever cet ensemble de valeurs fétichisées, de sujets réifiés, d’aliénations culturelles ? » Suit un magnifique commentaire de Benjamin énonçant au sujet de Baudelaire : « [Son] art est utile dans la mesure où il est destructeur. Sa rage destructrice vise tout particulièrement le concept fétichiste de l’art.” » Puis cinq pages plus loin : « La “société du spectacle” – autre façon de nommer la tragédie de la culture – est un fait. On peut observer partout comment la culture moderne est innervée de fétichisme […] » Et page 320 (à la toute fin du dix-septième chapitre – un des premiers à avoir été écrit) : « Tout se jouerait donc à partir de l’émotion ? […] Ce n’est pas dans l’émotion qu’est la valeur décisive, la valeur à interroger. Mais à partir d’elle. // Que vais-je faire de mon émotion ? Voilà la vraie question ; poétique (elle concerne un “faire”), éthique (elle concerne l’autre qui me regarde), politique (elle concerne tous les autres à qui cela se propage et en quoi cela se situe). […] Donner forme, c’est ouvrir un devenir. À chaque moment une émotion se reformera, différente. Dans chaque forme qu’elle prendra s’ouvrira une bifurcation, dans chaque usage une croisée des chemins. Il faudra donc, à chaque instant, savoir choisir entre la possibilité du meilleur et la possibilité du pire. » La Fabrique des émotions disjointes est de ces livres susceptibles de passer de main en main au Terrain vague. Bien entendu ce dernier fragment n’apporte pas le « mot de la fin » ; mais on en restera là pour aujourd’hui, sans pour autant clore ce deuxième chapitre, étant donné qu’un livre de Georges Didi-Huberman n’arrive jamais seul.

La Fabrique des émotions disjointes est, si on en croit la page Du même auteur, le trente-septième livre de Georges Didi-Huberman chez Minuit. Des visages entre les draps, qui paraît simultanément chez Gallimard, est son neuvième (dont un en collaboration) chez cet éditeur : deux dans la collection « Le temps des images », et sept dans la collection « Arts et artistes ». Comme pour la Fabrique, il s’agit du deuxième volume d’une « série » dont la publication a démarré en 2023. Mais cette fois, il s’agit d’un remontage de textes relativement anciens – entre 1988 et 1996 pour ce volume – dont on ignore s’ils ont été (ou non) amendés (et au fond peu importe). Le grand chantier entrepris par Didi-Huberman – pas loin de cinq décennies d’écriture où ce qui compte le plus, ce sont les entrelacs, les ramifications, les échos, les résonances harmoniques, les calques, les recouvrements, d’un livre à l’autre – suppose de la part de qui y pénètre, même par intermittence, de se frotter à l’Art de la Mémoire ; donc, de pratiquer les tréteaux de l’Autre Scène, tout en accomplissant diverses virées en bibliothèques – intime, comme publiques. Mais, avant d’ouvrir Des visages entre les draps (La ressemblance inquiète, II), il convient de reparcourir L’humanisme altéré (La ressemblance inquiète, I) dont la 4e de couverture donnait le ton : « Compléter [l’histoire de l’art (considérée par Erwin Panofsky comme une “discipline humaniste”)] par une anthropologie des images, des regards, des relations de ressemblance. Et renouer par là avec le point de vue d’Aby Warburg, pour qui l’humanisme fut un âge non seulement de conquête majeures, mais aussi d’inquiétudes, de tensions, de crises de conflits. »

Et ensuite remarquer ce que les deux volumes ont en commun. Certes en premier lieu de traiter de « ressemblance » – mais ce n’est pas une « première » chez Didi-Huberman dont plus d’un titre contient ce mot : La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille (Macula, 1995) ; La ressemblance par contact (Minuit, 2008) ; sans oublier ceux qui explorent ce thème et ses variations, via la dissemblance ou l’empreinte. Mais aussi, pour commencer, relever que le Buste de Niccolò da Uzzano attribué à Donatello (en couverture du premier volume) est plusieurs fois reproduit, et selon divers angles de prise de vue, dans ce deuxième, où il est caractérisé ainsi : « objet fascinant, singulier », « criant [dit-on] de vérité et de vie » : le « comble du réalisme ». Mais, comme l’écrit Georges Didi-Huberman, ce Buste se trouve être aussi un « objet-limite ». Et « si nous sommes devant [lui] comme à la limite de quelque chose, cela signifie que nous sommes devant l’élément dangereux – inquiet – d’une possibilité de dépassement de la limite : tout “comble” fait signe vers l’excès, la transgression. Si la terre cuite [du Buste] procède d’un “réalisme à outrance” […], alors l’outrance risque fort de passer outre, de franchir la limite. »

Des visages entre les draps p. 69 (Donatello (?), Buste de Niccolò da Uzzano) © Gallimard.

L’humanisme altéré était en trois parties : La ressemblance inquiète (2022 – la seule écrite après 1998) / La ressemblance infecte / La ressemblance impure. Il en est de même pour Des visages entre les draps : La ressemblance induite / La ressemblance indigne / La ressemblance indue – la première étant sous-titrée Vasari et la légende du portait « sur le vif » ; la deuxième, Donatello et l’expérience du portrait « par contact » ; et la troisième, Dürer, le visage entre les draps. Force du rythme – il faut lire chaque partie d’une traite, en prenant son souffle. Et après coup, choisir un fragment, afin de donner envie à qui s’aventure ici de le prendre, ce souffle. Par exemple ce passage (magnifique d’écriture et de pensée entrelacées) vers la fin, traitant de « l’admirable autoportrait de 1493 [visible une première fois sur la couverture du livre] où Dürer juxtapose déjà, comme pour son Homme de Douleur, l’observation de son propre corps – son visage d’artiste, sa main de créateur – à la mise en avant d’une blanche surface au travail : un coussin, un simple coussin froissé. Au verso de la même feuille, Dürer a envahi l’espace de représentation par une série de six variations de froissements, comme s’il interrogeait des surfaces-symptômes, comme s’il cherchait à saisir dans les coussins eux-mêmes une violence à la fois retirée d’eux et imprimée en eux. Le voici donc, “l’autre miroir” : ce n’est plus une lucide surface de verre à tain qui renvoie tous les aspects d’un visage, c’est seulement le chaos d’une tissu blanc qui contint et “impliqua” les mouvements d’un visage en proie à sa nuit dernière – l’épreuve de son temps le plus intime. Il se présente alors comme le subjectile du sommeil, voire […] comme le subjectile du rêve ce matin-là oublié. Ses froissements entredisent des tombées de cauchemars. »

Des visages entre les draps, p. 211 (Albrecht Dürer, Six coussins, 1493) © Gallimard.

Qu’ajouter à ces lignes, sinon celles qui suivent dans ce tête à tête avec des coussins froissés ? Et comment de pas céder à la tentation de revenir au début – aux citations de Michaux mises en exergue, dont ce fragment de L’Infini turbulent : « […] Le blanc ne me laisse pas tranquille. […] Le blanc frappe de blanc toute pensée » – pour en accomplir une nouvelle traversée, non pour affûter prétendument notre « commentaire », mais pour se mettre à la recherche de la part de silence qui irrigue le « son perdu » ?

3. Et une fois de plus ce onzième épisode de Terrain vague n’a su épuiser la pile des lectures en attente. J’ai déjà noté que, si l’on désire partager tout ce qui nous a adressé un signe amical (incitant l’amorce d’un dialogue), le mieux serait de procéder à la manière de Willem pour sa chronique de Charlie Hebdo, Autre chose : déposer quelques mots au sujet de chaque ouvrage, ou événement, avec juste une image en contrepoint. Mais ce sera pour une autre fois. Pour finir cette chronique en beauté, tirons de la pile deux livres où l’image – sous forme collage, photographie, dessin – a une place centrale.

Les cartes postales de Michel Butor, aux Éditions du Canoë, propose un choix d’assemblages fabriqués avant d’être expédiés par voie postale par l’auteur de Mobile et de Boomerang. La sélection a été opérée par Pauline Basso, et Adèle Godefroy l’a photographiée. Le livre propose environ 180 pages de prises de vue des assemblages (mais aussi de Butor et de son environnement proche à Lucinges, en Haute-Savoie) ; et 50 de texte, réparties en trois parties. 1. Une préface de Mireille Calle-Gruber dont les liens avec l’écrivain sont aussi profonds qu’anciens : « Les messagers de Michel Butor sont des anges de papier. Chacune de ses cartes postales est pourvue d’ailes bigarrées qu’il a collées par le fragile arrimage de larges bandes de scotch de couleur. […] Très tôt dans la vie de Michel Butor, communiquer ce fut écrire. » Je me souviens que pour le joindre, il était préférable, sauf urgence, d’éviter le téléphone. Alors, comme beaucoup de personnes ayant eu la joie de collaborer avec lui, j’ai reçu nombre de ses assemblages glissés le plus souvent dans des enveloppes de format 16,2 x 22,9 cm. Préférant ne pas rephotographier les belles images d’Adèle Godefroy (qui seraient inévitablement déformées), j’ai choisi dans mon « butin épistolaire » deux assemblages reçus il y a quasiment trente ans. Voici le premier, scanné après avoir été déplié, donc remis à plat (collage gauche/droite = recto/verso), ce qui est loin d’être la seule possibilité de lecture :

Envoi de Michel Butor à Christian Rosset, 16 juin 1994. Recto/Verso

2. Une brève étude de Pauline Basso, La carte postale pour terrain de jeu: « Pour l’auteur, écrire sa correspondance ne se limite pas à lire une lettre et à y répondre sur un papier à en-tête ; mais devient une activité qui requiert du temps, de la rigueur et surtout le travail de la main. […] Pour Butor, écrire, lire et même penser sont intimement liés au geste et à la main, l’importance du maniement rejaillit par conséquent inévitablement sur son processus créatif et sur une activité que l’on serait tenté de reléguer comme un délassement, mais qui revêt en réalité une place capitale : la correspondance. » Maintenant, le deuxième (id. collage gauche/droite = recto/verso) :

Image 11. Envoi de Michel Butor à Christian Rosset, 4 août 1994. Recto/Verso

3. Un récit du travail opéré par la photographe, Adèle Godefroy, rédigé par elle-même : « Quel défi, de photographier ce que Michel Butor considérait comme de “minuscules objets d’art” ! Pour le relever, l’idéal était d’entrer le plus possible dans les univers des amis de Butor qui nous ont confié leurs correspondances, et de retourner à Lucinges. » Alors ces amis, comment les choisir ? Préférer les artistes, photographes, écrivains, philosophes, compositeurs et autres collaborateurs de celui qui n’avait jamais assez de projets – passés, en cours ou à venir (je ne l’ai jamais croisé, y compris par hasard dans les couloirs de la Maison de la Radio, sans qu’il ne me dise immédiatement : Vous venez me voir bientôt ? Il faut qu’on réfléchisse à de nouveaux échanges, même si – ou plutôt : surtout si – ça doit nous conduire au bout du monde !). Adèle Godefroy : « Lorsque le destinataire du courrier déplie le petit objet bricolé de Michel Butor, c’est à son tour de manipuler, parfois sous tous les angles, ces matières délicates : les scotchs sont fragiles, il faudra les recoller quand ils ne tiendront plus avec le temps, et se prêter à son tour à cet art du bricolage. »

Refermons cette chronique avec la parution aux éditions Les Cahiers dessinés d’une belle monographie mettant en lumière plus de cent-cinquante dessins de Kokoschka présentés par Aglaja Kempf, historienne de l’art et conservatrice à la Fondation Oskar Kokoschka à Vevey. C’est peu dire que cette suite de travaux sur papier, en noir et blanc ou en couleurs, est sidérante. On se laisse d’abord séduire par la tourne des pages, puis on revient longuement sur chaque dessin pour en apprécier les détails. « Kokoschka, écrit Aglaja Kempf, a fait du ressenti esthétique direct et de l’expression de l’émotion immédiate l’un des fondements théoriques de sa Schule des Sehens. Il enjoint à exercer longuement la gestuelle, de façon à pouvoir travailler vite pour se concentrer pleinement sur le regard. Lui-même, comme l’attestent plusieurs témoignages, regardait à peine la feuille, complètement absorbé par son sujet. […] Quand il dessinait, il était en prise avec une forte impulsion créatrice, où l’excitation le disputait à l’application. L’un de ses biographes révèle qu’il produisait parfois des sons en dessinant, parlant aussi par intervalles, soit qu’il voulait déclencher un mouvement chez son modèle, soit comme forme de monologue ou d’élan expressif, soit encore comme moyen de faire retomber la pression. »

Kokoschka, Sierre, deux mantes religieuses (1947), crayons de couleur sur papier © Fondation Oskar Kokoschka : Les Cahiers Dessinés.

Liberté du dessin, sans repentir : « meilleur passeur des émotions ». Rude fragilité de ce qui est fait de peu – « retranscription sensuelle, interprétation vive alliant l’aisance du trait et son apparente facilité avec une parfaite maîtrise des couleurs et une grande justesse de la ligne. »

Kokoschka, Valais, deux serpents d’eau (1950), crayons de couleur sur papier © Fondation Oskar Kokoschka : Les Cahiers Dessinés.

Signalons enfin que la deuxième édition du Festival du Dessin à Arles, cofondé par Vera Michalski et Frédéric Pajak, s’est ouverte le 20 avril 2024 (et se tient jusqu’au 19 mai). Quarante-trois artistes exposés dont Oskar Kokoschka ; et Henri Michaux, ce dernier à la fondation Lee Ufan – les Cahiers dessinés publiant pour l’occasion sur fonds noirs, un superbe catalogue reproduisant soixante œuvres de Michaux, suivis par quelques repères biographiques, un texte du commissaire de l’exposition, Rainer Michael Mason, et quelques écrits de l’artiste dont celui-ci, tiré de Passages : « Pour le moment je peins sur des fonds noirs, hermétiquement noirs. Le noir est ma boule de cristal. Du noir seul, je vois de la vie sortir. »

Robert Craft & Igor Stravinsky, Conversations avec Igor Stravinsky, Éditions Allia, avril 2024, 192 pages, 16€
Georges Didi-Huberman, La Fabrique des émotions disjointes, Éditions de Minuit, mars 2024, 400 pages, 26€
Georges Didi-Huberman, La Fabrique des émotions disjointes, Gallimard, avril 2024, 272 pages, 21€
Pauline Basso / Adèle Godefroy, Les Cartes postales de Michel Butor, Éditions du Canoë, mars 2024, 234 pages, 24€
Kokoschka, Les dessins, Les Cahiers Dessinés, avril 2024, 208 pages, 36€
Henri Michaux, sur fonds noirs, Les Cahiers Dessinés, Arles MMXXIV, 88 pages, 39