Alexandre Labruffe : « Le XXIe siècle qui sera le siècle de la science-fiction » (Un hiver à Wuhan)

Détail de la couverture d'Un hiver à Wuhan (photographie de l'auteur)

Comment dire l’expérience d’un ailleurs en passe de devenir le présent globalisé quand on ressent un immédiat « sentiment d’irréalité. L’impression de ne pas être là » ? Tel pourrait être le problème qui se pose à Alexandre Labruffe pour (d)écrire son Hiver à Wuhan et (re)composer depuis des mots arrachés à l’« irréalité » comme un récit projeté et démantelé parce que l’auteur se trouve, justement, sur les lieux d’une crise mondiale venant percuter tout ce qu’il avait imaginé ou pré-vu.

D’abord c’est la pollution qui domine, « SO2, NO2, O3, PM2.5, dioxyde de soufre, dioxyde d’azote, ozone, particules fines : le cloud cannibale du XXIe siècle ». À Wuhan l’air à un « arrière-goût d’éther ». Le narrateur connaît la Chine, il a été contrôleur qualité (cotons-tiges, tire-bouchons et coques en plastique pour contenir des œufs de Pâques) dans une usine d’Harbin en 1996. Il est là cette fois en tant qu’attaché culturel à Wuhan, il a connu « l’agonie de la Chine des années 80 et de ses ouvriers », il parle la langue, connaît la culture chinoise et a accepté ce poste par volonté de « vivre dans une dystopie pour nourrir <s>on prochain livre », « une fresque post-apocalyptique barrée, un conte paranoïaque chinois ». La réalité, on le sait désormais, va dépasser tous ses espoirs de fiction.

Comme dans les Chroniques d’une station-service (2019), l’attention de l’auteur se porte sur les espaces de l’hypermodernité, ici « l’HYPER PAYSAGE de l’Empire » que concentre le néon d’un hôtel en contrebas de sa rue, « NEW WORLD ». « Le Nouveau Monde c’est l’obsession de la Chine » qui veut reléguer « l’Amérique aux oubliettes ». Tel est le lieu de ce récit, un pays qui est « au-delà du rêve. Au-delà de la réalité. C’est une simulation des deux ». C’est dans ce non-lieu, irréel à force de réalisme économique, que se meut le narrateur, déplaçant son regard sur la ville comme dans son propre passé chinois, en 1996. Dans ses Carnets d’un voyage en Chine, Barthes montrait combien ce pays résiste au sens, les savoirs se voient « silencieusement déclarés im-pertinents ». L’impertinence est chez Labruffe une manière de regarder, de rassembler les choses vues, en une « enquête policière minimaliste », extravagante.

L’idée est de rassembler des éléments pour un roman dystopique à venir, de comprendre ce « GOTHAM CITY CHINOIS » et ses « strates d’histoires mixées », vieilles maisons, villas des anciennes concessions étrangères et gratte-ciels futuristes dans une disparité cimentée par une « orgie de néons et de dioxyde d’azote ». Wuhan est une « parfaite muse » pour le projet de roman du narrateur qui rencontre Jean-Claude G., un Français qui travaille en tant que « monsieur Qualité » au laboratoire P4 qui étudie les virus Ebola, VIH, SRAS, un « parfait programme pour l’apocalypse ». Le laboratoire qu’est ce livre, notes pour un roman à venir, prend ici un tout autre sens. « Je me dis qu’un laboratoire en Chine, c’est du napalm à retardement ».

La Chine, dès 1996, a été muse pour le narrateur, elle lui a « enseigné les possibilités infinies du chaos ». « De là datent (…) ma déstructuration, ma façon modianesque de parler, la géographie de mon anarchie, sa grammaire ». Elle va nourrir ici le paradoxe d’une dystopie au présent absolu. La Chine est le poste avancé du libéralisme et du consumérisme, de la pollution et des inégalités, de la « mondialisation sauvage » et de « l’enlaidisneylandisation » du monde. Elle « pré-scénarise l’avenir », elle est pour l’auteur le levier d’une observation située dont le réalisme révèle des détails absurdes, comme cette tour fantôme avec une route qui le traverse, « pour les cyclistes, évidemment ». Le regard de Labruffe est celui d’un Tati, pour son sens du détail qui dérape et, dans ce court-circuit, révèle nos modernités prises dans une course à l’abîme. Le narrateur en est absolument conscient, il se demande s’il se trouve ici face à un « remake de Playtime » : tout se télescope, tout détail est à la fois drôle et terrifiant, tout est « cataclysme cocasse » et insaisissable.

C’est bien le sentiment qui domine pour le narrateur. Celui d’être et de « ne pas être là. Cette ville n’est pas palpable. Ma vie ici n’est pas palpable. C’est du sable ». Il est au cœur de l’Histoire qui va se déchaîner et pourtant à côté de tout. Un Hiver à Wuhan, ce ne sont pas seulement les lectures SF du narrateur, Stranger in a Strange Land ou Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, c’est Hong Kong en état de siège où se rend l’auteur pour une invitation en librairies, c’est ce virus qui s’est échappé d’un marché de Wuhan désormais nettoyé et fermé, c’est la crise sanitaire ailleurs encore. L’objectif du séjour du narrateur avait clairement été fixé par son chef : « grâce à la culture, inscrire Wuhan sur la carte du monde. Son improbable feuille de route était visionnaire ».

Un hiver à Wuhan n’est donc pas une chronique du coronavirus, ce n’est pas non plus le roman biopunk que l’auteur rêvait d’écrire. C’est le récit d’un lieu et d’un moment qui soudain concentrent la simultanéité de tout le non-simultané du monde, c’est le récit d’une collision — « le réel percute la fiction que je suis en train d’écrire. La dépasse. La dévore » —, c’est le kracocène qui devient notre présent et un virus qui « nous fait entrer de plain-pied dans le XXIe siècle qui sera le siècle de la science-fiction ». Un hiver à Wuhan est l’extraordinaire récit de notre présent dont Alexandre Labruffe se veut « la sentinelle désarmée ».

Alexandre Labruffe, Un hiver à Wuhan, Verticales, septembre 2020, 128 p., 12 € — Lire un extrait