Le 6 mars dernier, dans Diacritik, Antoine Idier proposait une présentation particulièrement éclairante de l’exposition de Faith Ringgold au Musée Picasso, « Le musée et le racisme ».  Il y soulignait l’écart entre les informations données dans le catalogue et l’exposition elle-même — lissant toute référence au racisme. Il posait également une question inévitable : « Peut-on exposer des artistes minoritaires, sans les trahir ni les dominer une seconde fois, en occultant les processus sociaux qui les ont assujettis ? En tout cas, l’exposition réussit un singulier exploit : être muette sur les batailles menées par Ringgold, ne rien dire du racisme et du sexisme dans l’art lui-même ».

L’inédit de Julien Gracq, La maison, est un très court récit mais, par là-même, particulièrement intense, un concentré lumineux de littérature. L’écriture y déroule une aventure qui est celle de perceptions qui, nomades, s’articulent sur un même plan à un nomadisme du monde et de la pensée. Le monde autant que la pensée ou la perception sortent de leurs limites, exhibent l’étrangeté de leur existence aberrante.

Singulière et fascinante cité dolente : tels sont les deux termes qui viennent à l’esprit après avoir refermé le nouveau livre de Laure Gauthier qui paraît dans la collection poche des toujours parfaites éditions LansKine. Récit poétique ou poème narratif, la cité dolente explore l’histoire d’un vieil homme qui décide de prendre une retraite définitive dans un hospice où il va faire l’expérience de ce qu’est un EHPAD. Texte poétique qu’accompagne l’enfer de Dante, texte politique qu’accompagne l’engagement de Pasolini, la cité dolente témoigne d’une réflexion sur la vieillesse dans nos sociétés. Autant de questions à poser à Laure Gauthier le temps d’un grand entretien à la veille de sa lecture à la Maison de la Poésie de Paris.

« Littérature qui sent les dessous de bras »… « Cette femme qui n’est que sens ! »…  « Une plume d’étable »…  « Un style de brocanteuse »… Un siècle plus tard, en 2023, ces propos, pour la plupart masculins, condamnant l’art de Colette ne semblent plus d’actualité. À moins que… La dénonciation aurait-elle simplement changé de contours ? Le 150e anniversaire de la naissance de l’écrivaine n’empêche pas une ancienne prix Goncourt d’y aller récemment de sa petite sortie, trouvant l’écriture de Colette, avec le recul, « emberlificotée et vaine ».

Combien de livres font encore événement — et sont des évènements vraiment littéraires, c’est-à-dire engagent un intérêt d’ordre littéraire ? Dire qu’on attendait Le Passager serait faux. Il serait plus juste de dire en fait qu’on ne l’attendait plus. Cette arlésienne allait certainement rejoindre la longue liste de ces projets pharaoniques et intrigants que la mort interrompt toujours, un de ces serpents de mer dont on avait fait le deuil, parce qu’on connait depuis le temps la littérature et sa manière vicieuse de nous hameçonner.

Ryrkaïpii s’impose comme l’un des textes les plus puissants et parmi les plus singuliers signés de Philippe Beck. À partir d’un article de journal qui, en 2019, signalait que Ryrkaïppi, petit village russe, se voyait curieusement approcher par des ours blancs, le poète a composé une vaste et enthousiasmante « hilarotragédie » où l’ours côtoie l’homme devenu « poussière phonétique ». En autant de chants qui interroge un livre remuant et toujours inattendu, Beck livre ici sans doute l’une des réflexions écopoétiques les plus profondes sur le rapport que les hommes entretiennent, par leur culture, à l’animalité. Autant de questions vives que Diacritik a posé au poète le temps d’un grand entretien.

Ce tout petit objet est une perle : dans un format resserré, des photographies en noir et blanc de Rym Khene entrent en résonance avec des petits poèmes en prose de Khalid Lyamlahy. On flâne dans la ville, on vagabonde : la forme d’une ville change plus vite que le cœur des humains, et c’est justement l’objet de ce livre que d’interroger la mémoire des humains et les traces qu’elle surimpose dans le cœur de la ville.

L’histoire officielle : Bolivar (1783-1830), El Libertador, celui qui libéra l’Amérique latine du joug espagnol.
Et celle, occultée, de la compagne de ses huit dernières années, qui combattit dans son armée et le conseilla, l’équatorienne Manuela Saenz (1797-1856).
Et celle, totalement effacée, de Jonatas, l’amie de Manuela, qui lutta à ses côtés, l’accompagna et l’aima.

Se retenir de commenter la poésie, jusqu’au jour où l’amitié commande de rompre avec ce pacte non écrit. Dans l’impossibilité de se dérober, le lecteur non praticien sort de sa réserve et, après avoir taillé dans la matière qu’il se propose de faire passer, bricole quelques agencements. Drelin’, drelin’, le leitmotiv du montage revient dans ces chroniques comme le train électrique offert au jeune Sammy Fabelman passe et repasse, jusqu’au crash, sur le circuit ovale de l’atelier paternel [en aparté : il faudra revenir un de ces quatre sur The Fabelmans – film plutôt réussi d’un cinéaste, Steven Spielberg, qui d’ordinaire me laisse indifférent –, ne serait-ce que pour interroger cette curieuse unanimité critique, les plus fins comme les plus crétins des commentateurs en place lui ayant accordé une même pluie d’étoiles à laquelle je veux bien souscrire, même si quelques traces de sentimentalité conventionnelle gâchent un peu la fête.