2024 est l’année du centenaire de la mort de Franz Kafka, le 3 juin 1924. Logiquement, les publications et rééditions s’empilent, au risque de la saturation : fin de la trilogie (exceptionnelle) de Reiner Stach au Cherche-Midi et parution au Livre de poche du tome 1 (tous deux en mai prochain), rééditions d’œuvres, dont le Milena de Margarete Buber-Neumann chez « Fiction & Cie » (Seuil), etc. La liste promet d’être longue. Parmi tous ces livres, La Vie après Kafka de Magdaléna Platzová (Agullo).

2024 est l’année du centenaire de la mort de Franz Kafka, le 3 juin 1924. Logiquement, les publications et rééditions s’empilent, au risque de la saturation : rééditions d’œuvres, fin de la trilogie de Reiner Stach au Cherche-Midi, nouvelles parutions dont La vie après Kafka de Magdaléna Platzová (Agullo), etc. La liste promet d’être longue. Parmi tous ces livres, J’irai chercher Kafka. Une enquête littéraire de Léa Veinstein (Flammarion).

Et si l’un des genres majeurs pour penser les liens du réel et de sa mise en récit était la biographie ? Non l’autofiction qui déplace le curseur vers la réinterprétation imaginaire d’une existence attestée, mais bien la biographie. Elle a longtemps été méprisée après des décennies d’œuvre rabattue sur la vie de son auteur puis condamnée par le textualisme faisant fi de tout lien entre l’homme et l’œuvre. Nombre de grands textes paraissant aujourd’hui montrent combien la biographie est au contraire une manière singulière et puissante pour sortir l’œuvre de sa clôture et la penser depuis une vie inscrite non dans le cadre étroit d’une existence mais dans le panorama bien plus large d’une époque. On pense au récent Sontag de Benjamin Moser mais aussi au Kafka de Reiner Stach, trilogie dont la première partie (Kafka. Le temps des décisions) paraît enfin en France, dans une traduction de Régis Quatresous, au Cherche-Midi.

Il y a cinq ans, annonçant sur Facebook les titres de deux chroniques à venir pour Diacritik – Blutch à Strasbourg : Dialogues dans un autre paysage ; John Cage & après – je précisais le « principe » qui les sous-tendait : « Il ne s’agit pas d’un journal tenu par un critique, mais d’un journal dont l’écriture est perpétuellement en situation critique, comme au bord du précipice. » Je retrouve ces mots dans l’espace Souvenirs de ce réseau social, sans être absolument certain d’être aujourd’hui en parfait accord avec eux. Mais si j’y réfléchis, il me semble clair que ce précipice se trouve tout d’abord – et même matériellement – dans la tête : dans l’espace mental que construit le rêveur du Terrain vague quand il esquisse ce « journal de lecture » dont les chroniques ici publiées ne proposent que des états provisoires.

Salve impressionnante de publications aux éditions Les Cahiers dessinés. Une revue, L’Amour, dont nous avons déjà parlé, et quatre ouvrages : Carnets de bord de Sempé, Le Monde selon Mix & Remix, Géant endormi de Brad Holland, Les dessins de Franz Kafka, auxquels il faut ajouter, aux éditions Noir sur Blanc, un livre écrit et dessiné par Frédéric Pajak : J’irai dans les sentiers. Pas loin de 1500 pages au total, les relations entre dessin et texte variant considérablement d’un volume à l’autre – le plus silencieux étant celui de Sempé, bénéficiant d’une brève préface (deux pages) de Patrick Modiano.

À peine relu et corrigé, et, avant même d’avoir été mis en ligne, déjà en route vers l’oubli (seul moyen de ne pas se laisser miner par les regrets), le dernier épisode de ce feuilleton critique à la frontière est devenu avant-dernier, un peu comme le dernier verre dont parlait Deleuze. Pas de pause : la pile n’est pas épuisée (elle ne cesse de se recharger).

Un jour Marie Darrieussecq a perdu le sommeil, qu’elle pensait pourtant son ombre. Dans Pas dormir, l’autrice se plie aux scenarii alternatifs que lui dictent ses insomnies : penser, lire, écrire, chercher ce qu’une trinité tutélaire (Kafka, Cioran, Proust) et tant d’autres auteurs ont eux aussi traversé. Ce livre est « le résultat de vingt ans de voyage et de panique dans les livres et dans mes nuits ». Mais il est  surtout une manière radicalement autre de se dire, une forme d’autobiographie par l’insomnie qui échappe à toute limite formelle parce que son sujet est, en définitive, l’éveil, à soi et au monde.

Il arrive que le hasard fasse bien les choses. Voici que viennent de paraître en poche, coup sur coup, en octobre 2022, Vie de Gérard Fulmard (2020) de Jean Echenoz et Les Détectives sauvages (1998) de Roberto Bolaño. L’un, dans la collection Double des Éditions de Minuit ; l’autre, dans la collection Points des Éditions du Seuil. Le mois précédent, en septembre, a paru le Cahier de l’Herne sur Echenoz, précédé, en juin, par un numéro de L’Atelier du roman dédié à Bolaño, à son tour précédé, en mai, chez les Éditions de l’Olivier, par 2666 (2003), le volume VI de ses œuvres complètes. Voilà un bon prétexte pour tenter de rapprocher leurs œuvres. Un exercice d’admiration, en somme.

« Je suis né le 1er avril. Ce n’est pas sans impact sur le plan métaphysique », avait déclaré Milan Kundera dans un entretien, en 1970, ajoutant, ailleurs mais toujours en 1970, que l’« on doit presque toujours au succès au fait d’être mal compris » : mal compris puisque peu lu en Tchécoslovaquie, son pays de naissance qu’il dut quitter, mal compris en France après des années de grâce quand son passé le rattrape à l’automne 2008. Ce « mal compris » fut une forme de d’ethos pour l’écrivain, récemment disparu, qui a toujours cultivé ce rapport au monde et à ses lecteurs, dans un décalage constant, géographique, linguistique, ironique. C’est ce mystère qu’Ariane Chemin a interrogé dans un feuilleton du Monde, du 17 au 22 décembre 2019, paru sous forme de récit aux éditions du Sous-Sol et désormais disponible en poche chez Points.

Que vient-on chercher dans un journal ? Vaste question, à laquelle il est autant de réponses que d’auteurs. On n’y vient pas toujours pour les mêmes raisons et on n’en retire pas toujours les mêmes choses. Gageons qu’on cherche toujours quand même à y retrouver quelqu’un qu’on a déjà lu, qu’on a aimé lire. On vient au journal pour prolonger un compagnonnage, guidé par le fil d’Ariane de la fiction ou de la poésie – comme si le journal était un labyrinthe dont il ne s’agit pas de sortir mais de trouver le centre. On vient surtout à certains journaux et pas à d’autres, car certains semblent flotter légèrement au-dessus du niveau de la mer : le journal de Kafka, de Woolf, de Jules Renard, la correspondance d’un Flaubert.

Dans cette période agitée de rentrée littéraire avec près de cinq cents titres à se mettre sous la dent, le roman plus ou moins autobiographique d’Alexander Grothendieck (Berlin 1928 – Saint Lizier 1914), Récoltes et semailles, paru chez Gallimard début 2022, mais écrit entre 1983 et 1986, devrait être pris en considération pour recevoir non seulement tous les prix prestigieux existants, Goncourt et compagnie, mais aussi tous ceux qui n’existent pas. Après tout, Irène Némirovsky a bien reçu, elle, le prix Renaudot 2004 pour sa belle Suite française, écrite entre 1940 et 1942. Soyons fous ! Belote, rebelote et dix de der !