« Il me semble inutile de ne conserver que la trace des aspects satisfaisants de mon existence », écrit Susan Sontag dans son journal, le 1er septembre 1948 (elle a quinze ans), comme une invitation à l’écriture d’une biographie totale et non complaisante de celle qu’elle s’apprêtait à devenir, une icône des lettres américaines. C’est désormais chose faite — et de quelle manière ! — avec le livre que lui consacre Benjamin Moser, récipiendaire du Prix Pulitzer pour son Sontag, publié en France aux éditions Bourgois, dans une traduction de Cécile Roche. Un monument pour un monument, l’équation relevait pourtant du défi impossible.

Tout part d’une photographie prise en janvier 1919 sur le tournage du film Âmes aux enchères. Sur l’image, la mère et la grand-mère de Susan Sontag et tout est là même si la future icône des lettres est évidemment absente de la photo. En creux, la Californie comme « Amérique de l’Amérique », une filiation contrariée, deux silhouettes dans un film, pourtant saisies par un cliché de tournage, une image mangée par des ombres venues d’un hors-champ. Que dit vraiment une photographie ? Et que dit cette image d’une famille et d’un itinéraire vers soi alors que, comme le montrera la théoricienne du camp, il est une dichotomie entre l’objet (ou le sujet) et sa représentation, entre ce qui est et ce qui le métaphorise ? Depuis une photographie, Benjamin Moser énonce l’enjeu de son travail : reconstituer minutieusement les étapes d’une vie, sans séparer ces éléments biographiques d’une pensée qui ne cesse d’évoluer, sans rabattre l’œuvre sur la vie (et inversement), ne pas s’enfermer dans ce que Susan Sontag a elle-même énoncé de sa vie comme de son œuvre dans ses journaux ou dans des entretiens, montrer les failles sous la force apparente, dire l’unité sous la constante réinvention de soi d’une jeune femme qui a choisi son nom, le patronyme Sontag de son beau-père, plutôt que le Rosenblatt du père, parce qu’on ne naît pas Sontag, on le devient.
Moser raconte l’enfance compliquée (« je n’ai jamais été une enfant »), avec un père mort trop jeune et quand elle-même avait cinq ans, une mère dans le déni et le mensonge, une peur de l’abandon qui deviendra un réflexe du départ avant que le pire advienne, une fascination érotique pour la mère présente/absente, alcoolique et mythomane, l’apprentissage du mensonge et du masque puisqu’il lui faut cacher les dysfonctionnements de ce foyer baroque. « De son vivant, Susan ne parviendra jamais à démêler les nœuds de son héritage familial, pas plus qu’elle n’achèvera la reconstitution de son puzzle identitaire », écrit Moser. De là sans doute la tendance de Susan à fuir, son refus des catégorisations, sa quête forcenée d’ailleurs, sa tendance à intellectualiser et dépassionner tout ce qui est d’abord personnel et intime ; mais aussi une souffrance sans fond, une difficulté terrible à s’abandonner et faire confiance, ce sentiment d’être marginale, même quand elle deviendra la reine du Manhattan culturel.
Durant l’enfance, « malheureuse à la maison, différente des autres à l’école, géographiquement déracinée, elle se réfugiait en elle-même, à travers la lecture — et, de plus en plus, l’écriture ». Ce sera le journal d’abord, dont Moser cite des extraits inédits. Elle lit Jack London (Martin Eden) mais aussi de la BD et de la SF, va au cinéma. Déjà se dit son absence de hiérarchisation des arts, peu lui importe le genre, son intérêt intellectuel va de pair avec un besoin d’être touchée, bouleversée par ce qu’elle lit et voit, transformée. L’art lui est une manière de respirer, de ressentir comme de penser. Durant cette enfance puis cette adolescences arides et solitaires, en proie au sentiment constant d’une inauthenticité, d’une imposture, il y aura ainsi quelques phares, la découverte de la Partisan Review, organe de l’intelligentsia new-yorkaise juive et socialiste, une rencontre avec Thomas Mann qu’elle racontera en 1987 dans « Pèlerinage », mais aussi la découverte de son lesbianisme, à la fois coupable et revendiqué : « mon désir d’écriture est lié à mon homosexualité. J’ai besoin de cette identité comme arme, pour lutter contre l’arme que la société dirige contre moi ».
Pour s’inventer et renaître, Susan doit partir. Elle le fait dès 1949, quittant sa mère et sa sœur pour entrer à l’université, loin de ce qui n’aura jamais été un foyer familial mais non sans un profond sentiment de culpabilité et une réelle peur de l’inconnu. Susan s’essaie, dans les matières suivies, dans les différentes universités que son passage marquera (sa beauté, son allure, son indépendance, sa précocité), dans ses amours qui la révèlent à elle-même, dans sa découverte des lieux de la contre-culture homosexuelle. Elle s’invente, se forge et, à Chicago, rencontre Philip Rieff, jeune professeur de sociologie. Elle devient son assistante. Ils se connaissent depuis une semaine quand il la demande en mariage. Susan écrit dans son journal, « j’épouse Philip en toute conscience + peur de mon penchant pour l’autodestruction ». Cette histoire sera d’abord une passion, physique et intellectuelle, avant de révéler à Susan ce qu’induit le fait d’être la femme de quelqu’un : se voir dérober ses travaux (elle l’aide à écrire son livre majeur, Freud. The Mind of The Moralist, il efface son nom de la couverture), devoir le suivre à Madison où il obtient un poste, supporter le quotidien et la manière dont Philip mange ses œufs (en fracassant la coquille au lieu de l’écaler proprement). Mais il y a aussi, à Madison, la découverte d’Adorno et Benjamin, de l’aphorisme comme style de l’essai, et, très vite, le rejet de ce qu’implique une carrière universitaire en termes de liberté et d’indépendance d’esprit. Tout plutôt qu’être « à soixante ans, (…) laide, respectée et professeure »…
Sontag refuse les compromis et cette vie de femme mariée (et bientôt de mère) suppose trop « d’ajustements normatifs ». Elle est enceinte, doit porter l’enfant, un nouvel avortement lui serait fatal. C’est la naissance de David, le 28 septembre 1952, Susan a 19 ans et l’évidence lui crève les yeux : si Philip l’attirait comme partenaire intellectuel, elle ne veut pas de lui comme mari et père, elle part enseigner à Harvard et ne retrouve son fils que le week-end. Puis ce sera toujours plus loin, Oxford, pour échapper au « totalitarisme émotionnel » de Philip. L’Europe sera pour Sontag la page vierge longtemps cherchée. Susan, à Oxford puis Paris, est « une femme tout entière investie dans l’intrépide projet de devenir elle-même ». Elle découvre les intellectuels parisiens, dont Sartre, elle lit, elle devient écrivain ou plutôt devient elle-même — « à travers l’écriture, dit-elle, je me crée ». Tout s’accélère. Susan rentre aux États-Unis, quitte Philip, s’installe à New York avec son fils, a des liaisons avec des femmes, fréquente la bohème culturelle, affirme son style, « le monde entier en fin de compte n’est pas autre chose qu’un phénomène esthétique ». Il lui faut se battre pour conserver la garde de David, il lui faut cacher qui elle est et comment elle vit. Il est en elle une séparation, quasi étanche même si tout va nourrir ses écrits, entre son moi intime, son moi sexuel, son moi social et l’alter ego qu’elle veut devenir et exposer. Moser le montre, si le moi intime de Sontag est vulnérable, son moi public s’offre comme une performance.
Nous suivons avec Benjamin Moser les étapes d’une construction de soi, l’écriture de son premier roman, Le Bienfaiteur (« remarquable stratigraphie d’idées encore émergentes »), ses notes sur le camp (« façon de voir le monde comme un phénomène esthétique »), sa collaboration avec la Partisan Review, sa rencontre avec Robert Straus qui deviendra son éditeur fidèle et un père intellectuel et protecteur. On la voit tourner des Screen Tests pour Warhol, voyager en Europe, devenir « Susan Sontag ». À travers elle Moser anime et met en perspective toute la vie intellectuelle de ces années.
C’est là que la biographie devient un genre à son plus haut : un réseau entre une vie et une époque, entre une existence et des œuvres, la manière dont Sontag se situe dans un moment et lui échappe, dont son travail mais aussi son mode de vie signifient cette époque et la dépassent. Benjamin Moser commente les textes de Sontag, expose ce qu’ils doivent à sa manière d’être mais il n’est jamais péremptoire ou pesant, jamais hagiographique non plus. Il expose aussi la dureté de cette femme qui détonne sans cesse, jusqu’à l’indifférence ou une forme de cruauté envers les autres (et ne s’épargne pas plus). Il dit la complexité de cette figure, à la fois iconique et populaire, de cette femme bourrelée de failles et doutes qui se crée une armure, agit comme si son corps n’existait pas, tout entière tendue vers son œuvre. Sontag lit, écrit, vit à rebours des rythmes normés, prend des amphétamines et du speed pour ne pas perdre de temps à se reposer, elle passe « des semaines entières sans dormir », avec pour seules compagnes « des cartouches de Marlboro, quelques bouteilles de Dexdrine, le tout coupé de plusieurs litres de café »…
Sontag concentre son époque, elle en est le précipité, sans doute est-ce l’une des raisons de son statut d’icône : on se reconnaît en elle et pourtant elle échappe, jamais où on l’imaginait, sans cesse en train de se réinventer, dans un art de la fuite et de la fugue qui la pousse toujours ailleurs, au Nord-Vietnam en pleine guerre, en Chine sur les traces perdues de son père, à Sarajevo pour agir dans la guerre, faire entendre la culture comme seule réponse au conflit, à Jérusalem. Sontag l’a écrit dans un essai sur Canetti qui est une forme d’autoportrait oblique, un écrivain se définit dans et par son « originalité », sa « faculté de résumer son temps et de s’y opposer ». Le déplacement constant de Sontag n’est évidemment pas que géographique, il est dans le rhizome de ses travaux, essais, romans, articles, journaux, indissociables, produisant un genre qui lui appartient en propre, inimitable, irréductiblement elle. Sontag dérange.
Quand elle s’installe au 340 Riverside Drive dans un appartement qui fut celui de Jasper Johns et qu’il a couvert de dessins du sol au plafond, de Jasper Johns qui fut son ami et amant, elle fait tout repeindre en blanc. Le geste dit tout de Sontag, il est féroce. Il dit tout aussi de la manière dont Moser raconte Sontag sans sentimentalisme ou effet de manche, sans admiration qui fossilise mais dans la radicalité de cette autrice qui fut aussi une femme complexe et parfois détestable, et n’en est que plus fascinante. « La nature même de la pensée est mais », écrivait Sontag que Benjamin Moser cite au chapitre 22.
C’est ce mais que suit Benjamin Moser de manière têtue, faisant de la pensée de Sontag dans sa complexité, dans sa manière de nourrir la vie par l’œuvre et l’œuvre par la vie, de refuser les limites et frontières, un modèle pour sa propre saisie d’une figure complexe. Tout Sontag est là, son travail majeur sur le camp, la photographie, la maladie, une œuvre commentée magistralement, donnée à entendre et comprendre. Tout Sontag aussi dans ses amours, ses combats dont le dernier, long, terrible, contre la maladie quand son corps la rattrape et la condamne, La Maladie comme métaphore. Tout Sontag dans ses disjonctions productives et sa lutte pour devenir elle-même (« le moi n’est jamais acquis. Le moi est un texte, il faut le déchiffrer », impitoyable envers elle-même comme envers les autres. Sontag amante et mère, « grandiose et terrifiante », parfois détestable, toujours fascinante. Moser la montre dans ses apories, expose et explicite des théories parfois travesties en opinions (parce qu’il fallait, aussi, occuper le champ médiatique), il s’oppose à ce qu’elle a pu écrire ou penser, il montre le poids de sa « peur étouffante et omniprésente » et cette certitude pourtant : « Il n’y a rien, rien qui puisse m’empêcher de faire quoi que ce soit, à part moi ».
C’est ce moi qui est au centre du Sontag de Moser, le moi d’une icône, d’un bourreau de travail et bourreau d’elle-même (Héautontimorouménos), d’une passionnée, d’une femme qui a opiniâtrement construit un personnage pour cacher ses failles et ses doutes, a tout exposé (jusque dans les séries de sa compagne Annie Leibovitz au plus fort de sa maladie et au moment de sa mère) pour mieux se cacher, effacer le corps derrière l’esprit, la femme derrière l’autrice. C’est le premier défi, magistralement réussi, de cette biographie : aller sous la surface savamment entretenue, sans défigurer l’admirable parce que si complexe Sontag. C’est l’autre défi de ce travail : surprendre, donner à comprendre autrement sans perdre de vue ce que l’on sait de « la dernière grande star des lettres américaines », sur laquelle tout semblait pourtant avoir été écrit, sur celle qui n’a cessé de se déplacer et réinventer, celle qui a été écrite, fictionnalisée (Edmund White), filmée (Warhol), enregistrée en voix off (Woody Allen), photographiée jusque sur son lit de mort.
Benjamin Moser nous offre autre chose, le roman d’une vie qui est aussi une biographie intellectuelle, depuis une impressionnante somme d’archives, documents, témoignages, lectures qui ne pèsent jamais sur la fluidité de son texte. Il fait de Sontag la métaphore d’une instabilité fondamentale dans le rapport qu’une autrice entretient avec le réel, du lien entre langage et réalité, via une vie, une personnalité (dans toute la polysémie du mot) et une œuvre qui ont « tout à la fois résumé et dénoncé son époque », son contexte. Sontag est un révélateur, au sens photographique du terme, dans ce livre conscient des « mystifications des photographies et des portraits — y compris ceux des biographies » et qui fait de cette entrave sa puissance même de dévoilement, son energeia.
Benjamin Moser, Sontag. Sa vie et son œuvre (Sontag. Her Life and Work), traduit de l’anglais (USA) par Cécile Roche, éditions Bourgois, octobre 2022, 898 p., 39 € — Lire un extrait