L. Etchart : Ñ ou les souvenirs d’enfance (Tupamadre)

Túpac Amaru, qui a donné son nom aux tupamaros (DR)

Une langue radicalement hybridée, une famille d’ex-guérillera·os urugayenne, une enfance queer ressaisie politiquement : avec Tupamadre de L. Etchart, les éditions Terrasses continuent leur travail de mise en avant des littératures minoritaires, queers et expérimentales.

Décidément, la littérature minoritaire queer est d’abord une littérature malgré soi. Tandis que Petite nature de Stéphanie Garzanti se présentait comme un recueil de textes à réciter écrits au sein d’ateliers d’écriture, Tupamadre n’était pas non plus, selon son autrice, destiné à la publication. Ce livre a d’abord été écrit comme un livre talisman, comme une écriture de défense, pour survivre à la mort d’une mère. Et on sent, à même la langue, s’écouler vers l’extérieur ce magma brulant de souvenirs, de tristesse et de colère.

Ñ langues

La première chose qui frappe à la lecture, c’est cette langue justement. On pourrait dire que Tupamadre est écrit dans un mauvais français, un français lamentable : à la fois une langue dans laquelle se lamenter, et à la fois une langue vis-à-vis de laquelle se lamenter (si on est de l’académie française, ou amoureu·se des rigueurs de l’usage majoritaire) : les doubles consonnes sautent souvent, ainsi que les accents, les apostrophes, certains espaces attendus. Quelques parenthèses demeurent, malgré tout, parce que l’autrice « trouve ca mañifik come outil ».

Etchart produit une langue minoritaire dans laquelle le français s’hybride avec l’espagnol. On pourrait penser à Gloria Anzaldúa qui écrivait Borderlands/La Frontera tantôt en anglais tantôt en espagnol, et dont on peut défendre l’idée qu’il s’agit d’une langue minoritaire qui se créait là. Mais dans Tupamadre, la stratégie d’hybridation est différente et elle se rapproche finalement davantage de Kafka : la langue espagnole vient grignoter, épurer la langue française de ses fioritures. Langue minoritaire, ou mineure si l’on veut, qui garde le meilleur des deux stratégies qu’évoquent Deleuze et Guattari dans leur Kafka : Tupamadre est à la fois, paradoxalement, un livre exubérant, parce qu’il déploie une foule d’affects et de strates mémorielles, et sobre, car il évite les scories stylistiques.

Cette poussée de la langue espagnole sous la française qui produit l’écriture de L. Etchart est le résultat d’une vie enfantine coincée à l’interstice des deux langues : « Mes seurs plein de fois parlent en francais avec ma mere, qui leur répond en español. Des fois quand elles veulent cacher, elles comencent a parler en francais bouboubou dadada gregregre pouti poutou. […] Ya plein de petits trucs mignons sur les letres, des accents a l envers, des petits toits de maison, des machins sous les c, des doubles partout pp tt mm ss ff ee ll nn ».

Les souvenirs politiques de l’enfance

Cette hybridation est le résultat d’une histoire, d’une histoire de déménagement, de migration des corps parentaux. Membres du Mouvement de libération national Tupamaros en Uruguay, mouvement révolutionnaire prônant la guérilla urbaine, les parents de la narratrice se trouvent devoir fuir la répression jusqu’à la France. De cette histoire, L. Etchart cherche à saisir les bribes mystérieuses qui jonchent ses souvenirs d’enfance. Elle se souvient, par exemple, de ces « dames bizarres » qui semblent reconnaitre sa mère dans la rue, reconnaitre en cette mère une autre femme, la guérillera qu’elle fut.

Tupamadre est un récit d’enfance, mais ce qui en fait la spécificité et l’intérêt, c’est qu’il répond à ce qu’on pourrait appeler avec Tal Piterbraut-Merx une « réminiscence politique de nos enfances ». L’enfance n’est pas un espace pur, apolitique, protégé du monde extérieur, de relations de pouvoir et des rapports de domination. L’enfance, et particulièrement celle de l’autrice, est traversée par la politique : déjà, parce qu’il s’agit d’une enfance queer qui se confronte aux normes de l’hétérosexualité obligatoire, mais également par l’histoire politique de ses parents.

Ainsi, le monde de l’enfance, dans Tupamadre, n’est pas un petit monde, un monde rabougri, menu. C’est une enfance au contact du monde, une enfance mondiale. Attentive aux signes « mystérieux » de la vie politique passée de ses parents, l’autrice est comme un insecte à antennes qui capte les signaux d’un monde riche, un monde de lutte armée, mais dont sa mère refuse de parler explicitement.

Le corps maternel, lui non plus, n’est pas le corps enfermé, prostré, allaitant, nourrissant : c’est un corps chargé de vies, de luttes, d’armes, une archive politique. C’est un corps qui s’est forgé en traversant les mers, en s’arrachant au territoire. Un corps monde, tellurique, élémental : « quand je suis dans l eau, je pose la paume de mes mains sur la surface et les enleve doucement et les repose et les enleve. C est les joues de ma mere. »

Queerité de la maladie


Tupamadre est également le récit de ce corps maternel lorsqu’il tombe malade, lorsque cette vie de mouvement se paralyse. Or, il y a, dans la maladie, quelque chose de queer. Ça remonte peut-être au sida, ou plus loin encore, lorsqu’on nous traitait comme des malades. Ici, ce sont les transformations imposées au corps et à l’identité par la maladie qui produisent ce qu’on pourrait appeler des « effets de queerité ».

D’abord, la reconnaissance du corps malade par les institutions de soin est un changement d’identité : cette personne que tou·tes appellent Verónica, qui a pu s’appeler Susana dans le passé, se voit attacher ce nom que médecins et institutions considèrent comme le sien : María. Si bien que María est peut-être malade, mais Verónica s’y refuse : « Les nonnes au couvent m appelaient comme ca. Et maintenant les médecins. Mais je préfere parce que c est pas moi vraiment. Et je préfère que ce soit pas moi. »

 

Mais, ce sont surtout les changements corporels qui font du corps malade un corps queer, qui échappe au binarisme sexuel. Les cheveux tombent, la peau change de couleur et le corps se remplit d’eau : « Avec son ventre rempli d eau on dirait vraiment qu elle est enceinte. Je lui fais des blagues pendant que j’essaye de l aider. Arrete de bouger, c est pas bon pour le bébé. Sans arreter de se plaindre, elle répond a ma blague en se caressant le ventre doucement en mode maman tendresse. Elle trouve enfin une position et je lui caresse le crane jaune. J adore ton crane jaune, il est tres stilé. Elle prend un petit grand souffle et murmure de toute sa force, tres doucement T as vu? Je suis queer ».

Il est difficile de dire la sincère richesse de ce texte, que les éditions Terrasses ont eu le courage de porter ; un texte dans lequel L. Etchart tente de dire, par une langue hybridée et par un acte de remémoration politique de l’enfance, l’entrelacement d’une vie à une autre, la perte et le deuil, qui sont en même temps l’entrelacement entre le plus intime et le plus politique.

L. Etchart, Tupamadre, éditions Terrasses, mars 2023, 220 p., 11 €