Il arrive que le hasard fasse bien les choses. Voici que viennent de paraître en poche, coup sur coup, en octobre 2022, Vie de Gérard Fulmard (2020) de Jean Echenoz et Les Détectives sauvages (1998) de Roberto Bolaño. L’un, dans la collection Double des Éditions de Minuit ; l’autre, dans la collection Points des Éditions du Seuil. Le mois précédent, en septembre, a paru le Cahier de l’Herne sur Echenoz, précédé, en juin, par un numéro de L’Atelier du roman dédié à Bolaño, à son tour précédé, en mai, chez les Éditions de l’Olivier, par 2666 (2003), le volume VI de ses œuvres complètes. Voilà un bon prétexte pour tenter de rapprocher leurs œuvres. Un exercice d’admiration, en somme.
En vieux coureur de marathons – il n’y a pas que Murakami, parmi les écrivains, à arpenter régulièrement le pavé –, je ne peux m’empêcher de classer les écrivains en fonction du type de course qu’ils pratiquent. À chacun sa distance. Son rythme. Son phrasé. Son souffle. Un 800 mètres n’est pas un marathon. Peter Snell n’est pas Abebe Bikila, ni Steve Ovett, Alain Mimoun (je choisis volontairement des coureurs décédés ou à la retraite pour ne pas me sentir dépaysé…). Mais leur point commun à tous c’est que « ça court ». Comme pour Echenoz et Bolaño. Deux manières de courir bien distinctes, la leur. Littérairement parlant, j’entends. Deux merveilleuses manières de courir. Pour faire court, Echenoz est, en gros, un coureur de demi-fond, Bolaño de grand-fond. Le Hicham el Guerrouj, l’un, et le Kilian Jornet, l’autre, du roman contemporain entre deux siècles. Sans que rien ne les empêche de pratiquer, de temps en temps, d’autres distances que les leurs. Pourtant, par-delà ces préférences kilométriques, je crois pouvoir dire qu’il y a « un truc » qui leur est commun : chez eux non seulement « ça court », mais « ça disparaît ». À tout va. En bons élèves, qu’ils sont, de Cervantes. On revient toujours à lui. Et à Don Quichotte et Sancho Pança… et à Rossinante, qui n’ont cessé d’aller et venir comme bon leur chantait, sans avertir quiconque, barbier, nièce ou épouse, ni de leur départ ni de leur retour. Oui, le roman moderne est bâti sur la disparition. Dès que ça disparaît, il y a récit. Ou tentative de récit. Dans le cas d’Echenoz et de Bolaño, la tentative est fichtrement bien réussie. Voyons voir.
Commençons par Echenoz, honneur à l’âge. Il n’y va pas de main morte, lui, avec les disparus. Dès qu’il sort un bouquin, le lecteur, friand de ses histoires loufoques, se demande qui va disparaître cette-fois ci ? Et comment ? Dans Le Méridien de Greenwich (1979), c’est un scientifique qui s’évapore dans une île perdue au milieu du Pacifique. Cherokee (1983) et Vie de Gérard Fulmar (2020), en bons polars à la Manchette, se construisent comme un jeu permanent de disparitions/réapparitions des êtres et des choses, parfois aussi des mots. Dans L’Équipée malaise (1987), la disparition, à la manière de Conrad, prend la forme de l’éloignement, et l’éloignement, à la manière de Goethe lu par Borges (« Alles nahe werde fern » [« Ce qui est proche s’éloigne »]), prend la forme de la disparition. Dans Lac (1989), pour fêter la chute du mur de Berlin, Echenoz s’exerce au roman d’espionnage à la Le Carré, un genre qu’il revisitera vingt-cinq ans plus tard avec Envoyée spéciale (2016). Ensuite, ça s’enchaîne : dans Nous trois (1992), il pousse le bouchon jusqu’à faire disparaître Marseille, comme l’annonce de la disparition de notre planète, que seul le perspicace Titov, le chien de l’un des protagonistes, semble renifler ;
dans Les Grandes blondes (1995), c’est à une star du cinéma de prendre la tangente ; dans Un an (1997), une femme s’éclipse une année durant, avant de revenir à ses premiers amours, tandis que dans Je m’en vais (1999), un homme part pour le grand nord, incapable de savoir s’il est en train de disparaître ou non. N’est-ce pas, d’ailleurs, le propre de toute disparition ? Enfin, avec Au piano (2002), Echenoz boucle la boucle : le disparu cette fois-ci est un mort qui revient chez les vivants pour continuer de vivre la même vie de disparu qu’il menait auparavant.
Roberto Bolaño n’est pas en reste. Mais autrement. Normal pour quelqu’un qui n’a cessé de disparaître, changeant de lieu, depuis son enfance, comme on change de chemise : Santiago, Los Ángeles (Concepción), Quilpué (Valparaíso), Ciudad de México, Barcelone, Blanes… Je sais, le « biographisme » est mal vu, mais parfois ça aide. Ça éclaire. Sur les choix littéraires d’un auteur. Tous les personnages de son premier roman connu, Amberes (Anvers) écrit en 1980, publié en 2002, sont des disparus qui n’arrêtent pas de disparaître. Installés dans la disparition, leur lieu de vie. Amberes donne le ton de ses romans postérieurs, dont Les Détectives sauvages (1998), où la disparition deviendra un mode de vie que 2666 se chargera de transformer en modèle. Un roman, ce dernier, pour lequel Bolaño, comme tout bon marathonien lors de ses séances d’entraînement, n’a cessé de faire du « fractionné », avec des textes comme La littérature nazi en Amérique (1995), Étoile distante (1996) ou Amuleto (1999), sans oublier ces ébauches des années 1980-90 publiées de manière posthume que sont Les déboires du vrai policier (2011) ou encore L’Esprit de la science-fiction (2016).
Toute disparition narrée s’inscrit dans une intentionnalité. Incarnée, le plus souvent, par et dans les personnages. Il faut vouloir disparaître, vouloir faire semblant de disparaître ou encore, dans certains cas, vouloir faire disparaître quelqu’un, pour disparaître vraiment. Toujours avec des « techniques » ad hoc : éloignement, effacement, silence, oubli, négation, expulsion, rapt, fuite, séquestration, dissolution, que sais-je quoi encore. Le roman prend alors à bras-le-corps cette intention en fournissant la preuve qu’une disparition a bien eu lieu. Le récit est cette preuve. « Mademoiselle Albertine est partie ! ». On se souvient tous de cette première phrase qui donne le coup d’envoi de l’Albertine disparue de Proust. Elle désigne et délimite les enjeux. En mettant l’accent, d’entrée, sur une évidence : il faut que celui (ceux) pour qui « ça » disparaît ignore (nt) où le disparu se trouve. Où il est parti. Il peut le soupçonner, certes. L’imaginer. Et entreprendre alors des démarches pour confirmer ses soupçons. Le narrateur de Proust ne fait rien d’autre, se décarcassant à tout va pour retrouver « sa » cher disparue. Refusant d’accepter que c’est en lui qu’Albertine a disparu. Une disparition suscite toujours une recherche. Une investigation. C’est à quoi Echenoz et Bolaño s’attèlent. Chacun à sa façon. Car leur filiation littéraire est différente. L’un, Beckett, l’autre, Kafka. Pour Echenoz cela a été dit et redit. Lui-même ne s’est pas privé d’avouer son péché mignon. Sacré péché mignon ! Murphy, Molloy, Malone… Ces personnages ont quelque chose d’echenozien ! Ce sont Michael Dummett (philosophe) et Michael Baxandall (historien de l’art) qui ont évoqué les premiers, me semble-t-il, cette histoire des causalités inversées : Cézane influence Picasso, mais Picasso influence tout autant Cézane. Il fallait oser. Ils ont osé. Fort de ça, je me permets d’affirmer que la « façon » de disparaître d’Echenoz est profondément beckettienne, tout comme la façon de disparaître de Beckett est profondément Echenozienne. Ça vaut ce que ça vaut, mon affirmation. J’assume le risque. Celui, bien entendu, de pisser à côté du pot. La Victoire d’Un an ou le Félix Ferrer de Je m’en vais, me semblent caractéristiques de ces renversements de causalité. Ils illustrent à merveille mon propos. Victoire s’enfuit vers Bordeaux et Saint-Jean-de Luz, sans rien dire à personne, après avoir découvert son mec « mort près d’elle dans leur lit » un matin du mois de février. Suivent des jours d’errance où tantôt Victoire cherche à penser à sa vie, tantôt à ne pas y penser. Dans les deux cas, elle échoue. Drôle de paradoxe, oui : quand elle y pense, à sa vie, elle ne pense rien, quand elle tente de ne pas y penser, elle y pense sans savoir exactement à quoi. On en est tous là, en gros, n’en faisons pas tout un plat. Mais pour elle c’est la dégringolade. La déchéance. Cela dure un an. Je passe sur la surprise finale pour que ceux qui n’ont pas lu le livre le lisent enfin. Les personnages de Beckett dégringolent eux aussi sans savoir à quoi ils pensent lorsqu’ils pensent à quelque chose sur eux. En ratant toujours l’objet de leur pensée. En se ratant dans leur disparition.
Regardez les narrateurs innominés de Premier amour (1946) ou de L’expulsé (1956). Echenoziens à souhait. Ils incitent à lire Beckett avec les lunettes d’Echenoz. Dans les pantalons troués aux genoux d’Echenoz rendant visite à Jérôme Lindon (Jérôme Lindon, 2001, p. 55). Pour le Félix Ferrer de Je m’en vais pareil. D’ac, il s’en va. Pas sur un coup de tête, non, sur un coup d’on ne sait pas très bien quoi. Ce sont les départs les pires. Ceux sans raison manifeste. Ou formulable. On en cherche alors des raisons. On ne trouve rien. On cherche son « dépeupleur » et on trouve que dalle. Encore un, ce Félix Ferrer qui se perd dans sa disparition. Vers le grand-nord qu’il s’en va. Chez les Inuits qui font des trucs chouettes, croit-il savoir, dans le domaine artistique. C’est son prétexte à lui, introduire un peu d’exotisme polaire dans sa galerie d’art. Il a peut-être lu aussi Jean Malaurie. Comme c’est un homme à femmes, il se peut qu’il soit attiré par la promiscuité sexuelle des femmes inuits. Légendaire. En tout cas, il en est au même point que la Victoire d’Un an. À disparaître pour mieux se rater, encore et encore.
Roberto Bolaño n’en est pas là. Ou pas exactement, parce que tout compte fait, Beckett et Kafka se rejoignent quelque part. Où ? Allez savoir ! Quand je le saurai je le dirai ! C’est qu’il est kafkaïen, Bolaño. Il en parle longuement dans « Littérature + maladie = maladie », de cette filiation. Un texte écrit en 2001, quelques mois à peine avant sa mort. Les personnages de Kafka ne disparaissent pas : « on les disparaît ». L’intention de la disparition ne leur appartient pas. C’est pour ça, contrairement à ceux de Beckett, qu’ils font tout pour se trouver, pour réapparaître. Même si à la fin ils se ratent eux aussi. Dans Le Disparu (Der Verschollene, 1912-13) Karl Rossmann n’a aucune envie de partir pour l’Amérique, ni d’aller ensuite par monts et par vaux dans ce pays qui lui est totalement inconnu. Il serait resté peinard chez lui de pouvoir choisir. Ce sont les autres qui le poussent à disparaître de là où il est, parents, oncles, amis, femmes, aubergistes, soutiers, jusqu’à perdre peu à peu dans l’aventure tous ses biens y compris son propre nom (il finit s’appeler Négro). Sans jamais se trouver, mais ne cherchant qu’une seule chose : se trouver. Se rencontrer au détour d’un chemin. S’y prenant comme un pied. Je ne connais pas des personnages plus maladroits que ceux de Kafka. Ceux de Bolaño en sont au même point, question maladresse. Arturo Belano et Ulises Lima, les deux détectives sauvages, sont attendrissants, tellement ils sont patauds. C’est ça qui nous émeut chez eux : leur « patauderie ». Ils partent à la recherche de la poétesse disparue Cesárea Tinajero pour tenter de se trouver dans la Littérature et, ce faisant, ils s’enfoncent inexorablement dans leur propre disparition. Le Benno von Archimboldi de 2666 ne fait rien d’autre. Lui aussi veut se trouver en disparaissant dans la littérature. Tant qu’il était Hans Reiter, il n’avait qu’une seule idée en tête : disparaître pour de bon. Qu’est-ce qui clochait chez lui ? Kafka, involontairement, nous fournit, par anticipation, la réponse. “Dans ton combat entre toi et le monde, seconde le monde” (« Im Kampf zwischen dir und der Welt, sekundiere der Welt. », Aphorismes de Zürau, 1917), a-t-il pu écrire. Dès que Hans Reiter se met à seconder le monde, il devient Benno von Archimboldi. Se cherchant, comme Belano et Lima, dans la littérature. Celle qu’il écrit. Son œuvre. Qui rend compte du combat entre lui et le monde. Où il prend fait et cause pour le monde. Jusqu’à se perdre :
« — Si l’on vous trouve, vous êtes perdu.
— Comment voulez-vous que je sois perdu, si l’on me trouve. »
(Chico Marx, Duck Soup, 1933)