Explorer les potentialités de la lecture (Entretien avec Eduardo Berti)

À l’occasion de la parution du surprenant Mauvaises méthodes pour bonnes lectures, Maxime Decout est allé, pour Diacritik, à la rencontre d’Eduardo Berti le temps d’un grand entretien.

Tu viens de publier un livre surprenant, Mauvaises méthodes pour bonnes lectures, qui n’est ni un essai ni une fiction mais qui se présente comme un recueil de méthodes inattendues pour lire. Tu proposes par exemple de modifier les titres des œuvres, l’ordre des chapitres, les personnages, de faire varier les lieux où l’on lit, les positions, de réécrire le contenu des œuvres, d’en changer la forme ou de mélanger plusieurs textes entre eux. S’agit-il d’un mode d’emploi pour contrer nos habitudes de lecture ? Et si oui, dans quel but ? 

Il s’agit moins de s’opposer aux habitudes de lecture que d’ouvrir les portes à d’autres options possibles. D’explorer, disons, la potentialité de la lecture. Et de s’opposer, sans doute, à cette vision selon laquelle il y aurait une lecture unique, officielle ou correcte ; une vision qui risque d’être dangereusement pauvre et autoritaire, qui risque de sacraliser non seulement l’auteur (mot qui partage sa racine avec « autorité », oui) mais aussi le texte et les « intentions » du texte.

Dans L’Invention du quotidien, Michel De Certeau se plaint du fait que les « lectures officielles », qu’il voit comme un « coffre-fort du sens », annulent ou éclipsent d’autres lectures également légitimes. Les réduisant même à n’être qu’hérétiques, scandaleuses ou insignifiantes. Ou, plus encore, dangereuses ! 

Personnellement, j’ai souffert de cette idéologie étant enfant, à l’école, en Argentine. D’autant plus qu’on vivait sous la dictature militaire de fin des années 1970, et derrière cette manière de lire il y avait, naturellement, une censure. Ce n’est pas étonnant si, en parallèle, la culture de la résistance à cette dictature proposait des textes à lectures multiples, alternatives. Un bon exemple, ce sont les paroles de certaines chansons de la musique populaire de l’époque, où tout était dit par le biais des allégories et métaphores. Une invitation à lire de plusieurs manières. Une sorte de cabalistique de la résistance…

Pourquoi as-tu choisi d’utiliser les adjectifs bons et mauvais avec ces « mauvaises méthodes pour bonnes lectures » ? Ne s’agirait-il pas finalement de bonnes méthodes ?

C’est une blague, en effet. Mais derrière ce jeu de mots se place, à mon avis, l’une des questions au centre de mon livre : est-ce qu’on a le droit de parler de « bonnes » ou « mauvaises » lectures ? Dans ton essai Éloge du mauvais lecteur, Maxime, que j’ai lu avec un énorme intérêt, tu parles de « lectures contrefactuelles » et tu expliques clairement qu’il ne faut pas prendre le terme « mauvais » comme une critique, mais plutôt comme un écart par rapport aux normes. Dans ce sens aussi, les méthodes de mon livre sont « mauvaises ». Parce qu’elles proposent des chemins, des protocoles, des jeux afin d’aborder les livres. Non seulement en matière de lecture « ordinaire » (quand nous voulons suivre les actions d’un roman, par exemple, quand nous voulons interpréter un texte), mais aussi pour faire des choses qui sont plutôt de l’ordre du détournement, car elles visent à une autre utilisation des livres au-delà de l’usage prévu, attendu ou « programmé » non seulement par l’auteur, mais aussi par le « monde de la culture » : éditeurs, académies, etc.   

Ce texte est en réalité extrait d’un ouvrage plus vaste qui a été publié en espagnol et dont tu as aussi tiré un livre précédent, Demain s’annonce plus calme. Peux-tu nous dire comment se présentait cet ouvrage et les liens qui se tissent entre tes Mauvaises méthodes et Demain s’annonce plus calme ? 

Cet ouvrage plus vaste s’appelle Círculo de lectores (Cercle de lecteurs) et je l’ai publié en Espagne (éditions Páginas de Espuma) il y a presque cinq ans. Il se compose de plusieurs « sections » ou chapitres. C’est un livre de formes brèves (nouvelles, micro-nouvelles, proses non narratives, instructions, etc.), dans lequel je combine une grande diversité formelle avec une unité thématique : celle de la lecture. Dans Demain s’annonce plus calme, qui est une des « sections » les plus longues de Círculo de lectores, je présente une suite de fausses nouvelles journalistiques d’un pays où les livres et la lecture occupent une place presque démesurée… un peu comme le football dans la vie quotidienne en Argentine ! Il y a par exemple une bande de délinquants qui modifie les titres et les couvertures des livres dans les bibliothèque publiques ; il y a aussi deux cercles de lecteurs fanatiques (chaque cercle est fan d’un auteur différent) qui veulent que le paysage ou l’aspect physique de leur ville, de la capitale de ce pays imaginé, soit identique aux descriptions que l’on trouve dans les romans de leur écrivain fétiche ; et il y a aussi une sorte d’épidémie mystérieuse : tous les lecteurs qui lisent une certaine traduction de la Métamorphose de Kafka, qui vient d’être publiée par une maison d’édition de ce pays, tous ces lecteurs tombent malades et se transforment en insecte.

Au sein de Círculo de lectores, il y avait aussi une première version de mes Mauvaises méthodes. Une version plus courte, à peine une trentaine de méthodes. Or une fois que ce livre a été publié en Espagne, j’ai continué à concevoir des méthodes.

Pour finir, Círculo de lectores est complété par une sorte de catalogue de « lecteurs bizarres ». Ce catalogue a été traduit en français (par Jean-Marie Saint-Lu) et va paraître l’année prochaine chez Le Réalgar-Éditions sous le titre Cercle de lecteurs. Parmi les habitudes de cette collection de lecteurs bizarres et parfois un peu maniaques, il y a certainement des pratiques qui pourraient figurer au sein de mes Mauvaises méthodes

À te lire, on est aussi frappé par le fait que tu nous invites souvent à lire à plusieurs alors même que la lecture est une pratique solitaire. Cette tension vers le collectif rappelle les ateliers d’écriture dont tu es familier. Est-ce que tu y as pensé en rédigeant ton livre et est-ce que tu fais désormais pratiquer certaines des expériences de Mauvaises méthodes pour bonnes lectures dans tes ateliers ? 

La dimension collective est un aspect, à mon avis, assez marginal dans la pratique littéraire, que ce soit pour l’écriture ou la lecture. J’ai grandi, entre mes 20 et 30 ans, entouré de musiciens. Je faisais du journalisme musical à l’époque. Je les voyais travailler en équipe et je me demandais déjà comment appliquer cet esprit de groupe à la littérature. Tu as raison de dire que dans les ateliers d’écriture on retrouve le collectif. C’est aussi le cas dans un groupe comme l’Oulipo qui pratique l’écriture collective, ce qui est assez rare. Dans mon livre je présente des exercices, méthodes ou jeux de lecture non seulement individuels, mais aussi à deux ou à plusieurs. Et dans mes ateliers, en effet, j’invite presque toujours à essayer des pratiques de lecture ou d’écriture en commun. Je n’ai pas conçu Mauvaises méthodes pour bonne lectures comme un livre « pratique » ; je n’ai pas tenu en compte, en tout cas, du fait que les méthodes soient réalisables ou non ; mais quand le livre était presque fini, j’ai compris qu’il y avait une bonne quantité de méthodes que je pouvais proposer dans mes ateliers. L’été dernier, d’ailleurs, j’ai animé un atelier de cinq jours autour de plusieurs « mauvaises méthodes » ; une expérience fascinante parce que, dans quelques cas, j’ai testé pour la première fois certaines propositions du livre.

Ce lien avec l’écriture est-il le signe que la lecture telle que tu la conçois n’est pas une activité passive, mais au contraire active, et surtout créatrice ?

Toute lecture est active et créatrice. Même les lectures les plus « traditionnelles ». J’aime bien cette image de Jean-Paul Sartre selon laquelle un livre est une étrange toupie qui n’existe qu’en mouvement. C’est le lecteur qui déclenche le mouvement et donne vie à la toupie. Mais alors chaque lecteur concrétise un livre qui n’est jamais le livre lu par les autres lecteurs. Par exemple : chacun de nous a imaginé un visage différent pour Madame Bovary, un aspect différent pour l’insecte de Kafka dont je viens de parler… 

Tu fais partie de l’Oulipo depuis 2014. Peux-tu nous raconter comment tu as rejoint ce groupe et nous dire si et en quoi Mauvaises méthodes pour bonnes lectures est un livre oulipien. Répond-il par exemple à certaines contraintes ?

J’ai toujours été subjugué par les idées de l’Oulipo. Cela depuis l’âge de 18 ou 19 ans, quand j’ai découvert l’existence du groupe. Pour ma grande surprise et ma grande joie, j’ai été coopté après avoir rencontré, au cours de différents événements (festivals, lectures publiques, etc.), divers oulipiens comme Paul Fournel, Marcel Bénabou ou Hervé Le Tellier. J’ai été invité à rejoindre le groupe en même temps que Pablo Martín Sánchez, romancier espagnol. Nous sommes, pour l’instant, les premiers et seuls oulipiens de langue espagnole, après les Américains Daniel Levin Becker et Harry Mathews, après l’Allemand Oskar Pastior, le Britannique Ian Monk et l’Italien Italo Calvino.

Je crois que Mauvais méthodes est un livre oulipien dans son esprit, oui. Il est ludique mais avec un fond « sérieux ». Il cherche, il propose d’autres possibilités dans l’acte de lire. Et, comme je le disais au début, il pose une vaste question autour des potentialités de la lecture. Cela dit, c’est un livre qui ne « répond » pas à des contraintes, mais qui les « propose ». Je lance des défis, des hypothèses, des pistes… Et c’est plutôt aux lecteurs du livre de répondre. À tel point que dans l’édition argentine des « Mauvaises méthodes » j’ai indiqué une adresse email afin que les lecteurs proposent non seulement leurs propres méthodes (j’ai reçu des idées vraiment magnifiques !), mais aussi qu’ils partagent avec moi, s’ils en ont envie, des textes ou des découvertes qui seraient le fruit de telle ou telle méthode.

As-tu mis en pratique tous les modes de lecture que tu exposes ? Si oui, as-tu obtenu les résultats auxquels tu t’attendais ?

Pas tous. Je pense qu’il y a une série de méthodes du livre qu’il vaut mieux ne pas mettre en pratique, car leur réalisation risque de ne pas être à la hauteur de la beauté de l’idée. Si beauté il y en a ! En revanche, j’avais déjà mis en pratique quelques méthodes bien avant d’écrire mon livre. D’une certaine manière, la stratégie de mon deuxième roman (Mme Wakefield) pourrait être une méthode de mon dernier livre : imaginer la « version contraire » d’une histoire qu’on trouve dans une nouvelle ou dans un roman. Dans ce cas, j’ai pris une nouvelle de Nathaniel Hawthorne, « Wakefield » (dans laquelle le mari abandonne sa femme pendant 20 ans et s’installe presque en face du foyer abandonné, afin de voir son absence), et j’ai écrit l’histoire de cette femme pendant ses 20 ans sans Wakefield et à partir de son point de vue.

Un autre exemple est celui de la méthode 75 : « Dans un de vos romans préférés, soulignez toutes les questions (…) Faites des listes avec les questions : listes de cinq, sept ou neuf questions que vous allez organiser sous le chapeau d’un titre qui les recontextualise et leur donne un sens nouveau ».  L’Oulipo publie depuis quelques décennies des petits livres (la BO, la Bibliothèque Oulipienne) et dans cette collection j’avais présenté, en 2019, « Une question qui revient de loin », qui est un texte livre répondant à ce principe. On y trouve par exemple les « Questions que pose le miroir quand son maître est bien là », les « Questions que pose du haut la croix de la pharmacie » ou, par exemple, les « Questions que pose l’eau des fontaines ». Et sous chaque titre, à chaque fois, en bas, une série de questions prélevées du roman de Flaubert.

Peux-tu nous dire quelle est ta méthode de lecture préférée parmi toutes celles que tu proposes ?

J’ai toujours du mal à répondre à ce genre de questions. Quelle est ma nouvelle préférée dans un de mes livres, quel est mon livre préféré parmi tous… Je risque de changer d’avis toutes les dix minutes ! Cependant, pour ne te pas laisser sans réponse : aujourd’hui je dirais la méthode 131, celle qui propose de jouer au loto (ou bingo) avec les livres.

J’éprouve, en tout cas, quelque chose de spécial pour cette méthode parce qu’une maison d’éditions de Bourges, les mille univers, vient de réaliser un jeu à partir de mon idée. J’ai participé à cette création, avec une grande joie. Et maintenant, bonne nouvelle, les jours de pluie et de froid, toutes les familles peuvent jouer chez elles au « Bingolotto ». Au bingo littéraire.

Dans la méthode n°56, tu expliques qu’un certain William Arhur B. Lunn recommande de lire Walter Scott dans une salle pleine de reliques, Byron en étant assis sur un rocher, Milton dans une cathédrale et Fielding dans une taverne bondée. Tu suggères de faire de même avec six ou sept écrivains contemporains que nous aimons. Dans quel endroit me conseillerais-tu de lire Eduardo Berti ?

Au bord de la mer. Ou dans un train, de préférence ni trop lent ni trop TGV. Un Intercités, mettons.

 

Eduardo Berti, Mauvaises méthodes pour bonnes lectures, illustrations d’Etienne Lecroart, La Contre allée, 2023, 135 pages, 8,50 euros