Bolaño et 2666 : leçons de clarté (Œuvres complètes 6)

Roberto Bolaño, 2666, détail de la couverture © éditions de l'Olivier

Il y a d’abord le titre comme une enseigne, une monstrueuse enseigne aux promesses démoniaques, et puis il y a ensuite la masse du volume, qu’on le lise en Bourgois, Folio, ou dans la récente édition de l’Olivier : le mastodonte qu’est 2666 pourrait légitimement faire peur, par sa taille, par son projet, mais aussi par son statut de grand livre contemporain. Qu’on se rassure pourtant, sans hésiter davantage à entreprendre sa lecture, car l’une des qualités, première et magistrale, de 2666 par rapport à d’autres monstres du même acabit (qu’on pense à Outremonde, au Tunnel, à l’Arc-en-ciel de la gravité) est sa très grande lisibilité. Parler de chef d’œuvre, on le sait, est une vieille antienne, vieille rengaine que l’on met aussitôt à distance en dévoyant une époque qui célèbre à tout va des chefs d’œuvres qui n’en sont pas. Pourtant 2666 pourrait légitimement prétendre à ce titre, car il a une qualité supplémentaire qui le rend peut-être encore plus universel que ses autres comparses monstrueux : c’est un livre qu’on peut lire.

Comme toujours, parler d’un livre qui n’est pas passé inaperçu à sa sortie (posthume), qui n’est pas tombé dans l’oubli, qui a fait récemment l’objet d’une réédition, et dont l’auteur, entre autres mis en avant par un récent Prix Goncourt, est à deux doigts de devenir un objet pop, n’est pas chose aisée. On louvoie entre le trop dire et le pas assez, entre la méfiance pour l’engouement éphémère et la retenue envers l’approche critique. Inutile de répéter tout ce qui a été dit, d’alourdir l’œuvre sous un discours déjà énoncé. On écrit après que les lauriers du « grand livre » lui aient été décernés. Pourtant, dire qu’il s’agit d’un grand livre, ce n’est pas dire pourquoi il en est un, ni quelles sont ses spécificités par rapport aux autres grandes œuvres du même genre. A cette modeste tâche alors on peut s’atteler.

On peut quand même rappeler l’histoire de 2666, dernier roman de Bolaño publié de manière posthume en 2004, après sa mort en 2003. Le roman forme un tout achevé, même s’il nous est précisé, dans une note terminale, que Bolaño l’aurait certainement retravaillé si la maladie ne l’avait pas emporté. Bolaño avait envisagé, pour des raisons financières, de publier les cinq parties en cinq romans indépendants, mais ses exécuteurs testamentaires ont décidé de respecter la logique de l’œuvre : de là cet énorme volume de plus de 1300 pages. Le roman, divisé en cinq parties, a pour nœud et liant deux éléments distincts : d’une part, la fascination pour un écrivain allemand, Benno von Archimboldi, pseudonyme d’un homme mystérieux dont la recherche sera l’une des quêtes de ce livre ; d’autre part, la ville de Santa Teresa, et la série de féminicides en série qui est en train de s’y produire. Inutile d’en dire trop là-dessus, car s’il ne s’agit pas d’un roman policier au sens classique du terme, le plaisir de l’enquête n’est pas négligeable dans cette quête tortueuse.

La question éditoriale poste la question de la forme du livre : cinq parties, qui entretiennent des liens parfois évidents, parfois plus souterrains. L’autonomie, relative, des parties, ne laisse pourtant pas de doute : c’est d’un seul même livre qu’il s’agit, et les publier séparément n’aurait pas eu de sens (imagine-t-on la Partie des Crimes publiée seule ?). La singularité du livre de Bolaño vient, de fait, de sa structure. Il ne s’agit pas d’un entrecroisement de fils, mais bien de cinq récits se succédant linéairement, avec des liens épisodiques avec les autres parties. Là où d’autres font des montages compliqués mélangeant matières, époques, narrations, Bolaño choisit, lui, la ligne claire et directrice. Cette ligne claire n’est en rien synonyme de clarté du sens, ni de révélation du mystère – mystère quasi fantastique qui est l’une des grandes forces de l’auteur chilien. Au contraire, l’absence d’artifices narratifs tectoniques, comme dans les Détectives Sauvages, ne fait que souligner que le mystère n’a pas à se provoquer artificiellement, et que la gravitation de la lecture, le besoin de connaitre, peut naître de la clarté quand celle-ci est entièrement maitrisée. Le paradoxe de 2666 tient justement au fait que la lisibilité de la structure fait apparaître la complexité de son sens, là où un montage l’expliciterait maladroitement.

Cette linéarité couronne le retour de la pure narration face à certaines dérives du récit moderne et post-moderne. Le goût de raconter, de se mettre au service d’une histoire sans servilité, explique peut-être le succès public de Bolaño par rapport à d’autres auteurs de sa génération ; succès doublé d’un succès critique, qui prouverait, si l’on en doutait encore, que la clarté n’est pas la simplicité, pas plus que la complication de la complexité. Quand on compare 2666 aux autres grands livres torrentiels que les plus avisés ont signalé par leur importance (comme L’Infinie Comédie, par exemple), on ne peut qu’être frappé par l’extraordinaire accueil que son récit fait au lecteur : dans combien de grands livres réputés pour leur valeur nous sentons-nous accueillis, bienvenus ? Cette qualité-là est suffisamment rare dans les livres-monstres pour être notée. 2666 est un livre que tous les lecteurs peuvent lire pour peu qu’ils en aient l’envie.

La clarté de la structure est aussi doublée par la puissance d’en-avant du style et de la narration. La Partie des Critiques, en cela, est peut-être la plus magistrale des cinq : elle nous entraîne dans une quête imprévue, nous fait même admettre sans problème le fait invraisemblable que trois professeurs d’université n’ont rien d’autre à faire que de se rendre au Mexique sur les traces d’un écrivain mystérieux. Pourquoi agissent-ils comme des aventuriers ? Parce que la magie du romanesque opère à plein poumons, sur le lecteur comme sur les personnages. Même la Partie des Crimes, la plus dure à lire en raison de sa violence et de son caractère répétitif, est construite depuis une force motrice impressionnante. Cette clarté est liée à une volonté de lumière : porter la lumière sur ces séries de meurtres atroces à Santa Terasa/Ciudad Juarez, sur la transformation de la rage poétique de la jeunesse en une forme de désarroi qui n’est pas encore la défaite, sur sa propre poétique et ses thèmes fétiches, dans un livre que le destin (mais aussi, n’en doutons pas, l’intention d’un homme qui se savait malade) a rendu testamentaire.

Si Bolaño a toujours écrit de manière claire, sans fioritures ni forfanteries d’obscurantisme (si l’on excepte certains passages, post-Burroughs, de sa poésie et d’Anvers), il atteint dans 2666 une forme de grâce de la narration. Ce qu’il y a de plus admirable dans ce roman est peut-être sa coulée narrative, qui parvient à être limpide sans jamais être simple. La qualité particulière de la prose romanesque de 2666 est qu’elle est toute entière dédiée à sa narration : c’est-à-dire qu’il n’y a aucun effet de manche, ni de recherche de la belle page ouvragée. On se sépare aussi de tout un attirail romanesque post-balzacien (il n’y a presque aucune description, ni de personnages, ni de lieux, ni d’objets) ; seulement on vit, on agit, on dialogue, on raconte.Par cette efficacité, Bolaño rappelle parfois le Haruki Murakami de 1Q84, lui aussi capable d’imprimer à son récit ce plaisir de lecture : comme si les deux écrivains trouvaient, chacun à un moment de leur œuvre, une sorte de narration universelle, compréhensible par tous, une clarté-miracle de la prose. Comme si le diapason d’un romanesque très rare venait d’être trouvé : cette sensation de justesse qui se dégage d’un récit, récit qui semble entraîné par le poisson-torpille de sa nécessité.

© Éditions de l’Olivier

La grande force de Bolaño tient aussi à sa capacité à rendre présent ses personnages, en les faisant agir, parler, exécuter de menues actions sans importance capitale ; donc, vivre. Faire vivre ses personnages, sans recours à l’extraordinaire ou à la dramatisation, mais avec une conscience aiguë de ce que représente la vie contemporaine. C’est un prosaïsme sans vulgarité ni vulgarisation (à la différence d’un Houellebecq), qui se rapprocherait presque d’un Raymond Carver par la subtilité de sa préhension des sentiments.

2666 exemplifie particulièrement, dans ce style coulant, une manière de procéder de Bolaño. Il représente ainsi des personnages lambda, ayant l’apparence et les attitudes des gens que nous rencontrons dans la vie quotidienne. Ces personnages parlent de choses et d’autres, dans le prosaïsme de la vie usuelle, et tout d’un coup il leur met dans la bouche des propos qui, sans dépareiller, brillent d’un éclat tout autre, d’une valeur beaucoup plus importante. Ainsi, Amalfitano, le protagoniste de la seconde partie, se met à un moment à entendre une voix. Devient-il fou ? La voix lui dit qu’elle est son grand-père, puis son père : la voix-père engueule son fils-petit fils pour des raisons futiles, lui parle de boxe, des fonctionnaires, des homosexuels. SOudain le propos change de ton : « La voix dit : il est nécessaire de conserver son calme, seul le calme est incapable de nous trahir. Amalfitano dit : Tout le reste nous trahit ? La voix : Oui, en effet, oui, c’est dur de l’admettre, je veux dire, c’est dur de devoir l’admettre devant toi, mais c’est ça la vérité. L’éthique nous trahit ? Le sens du devoir nous trahit ? L’honnêteté nous trahit ? La curiosité nous trahit ? L’amour nous trahit ? Le courage nous trahit ? L’amour  nous trahit ? L’art nous trahit ? Eh bien, oui, dit la voix, tout, tout nous trahit, ou te trahit toi, ce qui est autre chose, mais qui en l’occurrence revient au même, sauf le calme, le calme seul ne nous trahit pas, ce qui, permets que je te l’accorde, n’est pas non plus garanti. Non, dit Amalfitano, le courage ne nous trahit jamais. Et l’amour des enfants non plus. Ah, non ? dit la voix. Non, dit Amalfitano, se sentant tout à coup calme. » Cette capacité de renversement, d’intrusion dans la prose romanesque d’un discours direct, est l’une des forces certaines de Bolaño, et ce sont bien les valeurs de l’écrivain qui passent par la bouche d’Amalfitano. Manière de rappeler, aussi, une dernière fois, que son geste de littérature est avant tout un geste de courage, d’abnégation, de refus.

Ce que montre ce livre (comme le montrait, dans le tome 4, Tombes de Cow-boys), et ce qu’on oublierait presque tant 2666 est aujourd’hui connu, c’est que ce livre est assez différent du reste de l’œuvre de Bolaño. Bien sûr, il traite de sujets présents depuis le début de l’œuvre (la quête de la littérature, l’exil, le mal, le nazisme) mais il omet un thème majeur, présent dans presque toute l’œuvre : la jeunesse poétique, c’est-à-dire, au fond, souvent de jeunes écrivains ou artistes, parfois jeunes gens tout court (c’est plus rare, ils sont souvent poètes), qui, sans grandiloquence mais une fermeté silencieuse et une obstination acharnée, ont fait de leur vie une quête poétique. Les Détectives Sauvages, Étoile Distante, l’Esprit de la science-fiction, un grand nombre des nouvelles, s’attachent à la figure du poète, redéfini par Bolaño : souvent des jeunes hommes, parfois des jeunes femmes, lucides mais révoltés, courageux, s’employant à croire fermement en une quête salvatrice qui passe par la littérature. Dans 2666, aucun poète de ce type : même le personnage d’Arcimboldi, que la dernière partie approfondira, ne peut être vu comme un poète puisqu’on ne sait presque rien de ses désirs d’écriture, ni du contenu de ses œuvres. Dans 2666, en fait, il n’est presque pas question de jeunes gens, ou de l’énergie propre à la jeunesse et aux personnages de Bolaño. Les personnages sont plus calmes, plus âgés, plus désabusés, plus défaits par la vie et ses revers. Livre des féminicides, c’est aussi un livre où les femmes (Norton dans la Partie des Critiques, Elvira Campos dans la Partie des Crimes) renversent parfois la hiérarchie des hommes : manière de dire autrement que quelque chose a changé.

La rage qui habitait les livres précédents de Bolaño, ce désir de révolte, de combat du poing levé, ironique mais toujours tendu, cette force-là semble céder le pas à un sentiment de déréliction, presque une mélancolie. Jamais la défaite n’a été plus sensible dans l’œuvre de Bolaño que dans ces cinq quêtes, à chaque fois inaccomplies, arrêtées volontairement avant le dénouement, dans une boue ou un piège métaphysique qui sont ceux d’un siècle naissant, doublé du chiffre du diable. Au magazine Playboy qui lui demandait si on pouvait sauver le monde, Bolaño répondit : « le monde est vivant, et rien de vivant ne peut être sauvé, et c’est là notre destin ». Cette défaite cependant n’est pas actée. Les personnages ne sont pas passifs, ils sont confrontés au désarroi de leur époque. Pourtant ils continuent de chercher — c’est-à-dire de combattre.

Roberto Bolaño, 2666, Œuvres complètes 6, trad. Robert Amutio, éditions de l’Olivier, mai 2022, 1168 p., 29 €