À la frontière (11) – Sereine Berlottier, Kurt Schwitters/Sabine Macher, Jean Galard, Bernard Noël & Daniel Nadaud, Jean-Patrick Manchette

© Christian Rosset

À peine relu et corrigé, et, avant même d’avoir été mis en ligne, déjà en route vers l’oubli (seul moyen de ne pas se laisser miner par les regrets), le dernier épisode de ce feuilleton critique à la frontière est devenu avant-dernier, un peu comme le dernier verre dont parlait Deleuze. Pas de pause : la pile n’est pas épuisée (elle ne cesse de se recharger). Et même s’il arrive au chroniqueur de l’être (épuisé), il sait par expérience que le meilleur remède pour se relever de cet état est de se remettre au plus vite au travail. Ce qu’il fait, en commençant par ranger les livres qui ont nourri cet épisode avant-dernier dans sa bibliothèque [en aparté : en rangeant Les deux Beune de Pierre Michon à côté des précédents du même auteur, je me rends compte que les ouvrages des éditions Verdier ont récemment changé de format : 21,3 x 14 cm, au lieu de 21,9 x 14 cm. J’aurais pu m’en apercevoir plus tôt, avec Porte du Soleil de Christophe Manon, mais ce livre est encore en vadrouille. Je note sur un post-it : mesurer la hauteur d’une œuvre – quelle fiction !] Puis il sort quelques nouveaux bouquins de cette pile, qu’il organise intuitivement, même s’il s’est donné quelques contraintes (liées aux nombres, mais pas seulement). Au moment où je prends ces mesures, la musique sur la platine audio de l’atelier est la BO de Nini Rota pour Juliette des esprits de Fellini (que Gus van Sant a reprise quarante-deux ans plus tard pour son douzième film, Paranoïd Park). So May we Start ?

1.

Si j’en crois la page de la même autrice (repérant parmi ses ouvrages quelques titres intrigants, comme Attente, partition ou Ciels, visage), Avec Kafka, cœur intranquille est le neuvième livre de Sereine Berlottier et le premier publié chez Nous (achevé d’imprimer le 20 décembre, jour de la mort de Max Brod). Pour moi aussi, c’est une première rencontre, avec une autrice dont je ne sais pas grand-chose, sinon qu’elle “lit, vit, écrit (& travaille) en zone inondable.”

Avec Kafka, cœur intranquille est composé de 196 morceaux de prose (un nombre qui m’est cher et que l’on peut décomposer ainsi : 72 x 22) sur 127 pages. Au cours de ma lecture (qui s’est achevée dans une nuit d’insomnie), il m’est arrivé de glisser des signets entre les pages, afin de retrouver plus tard certains passages qui m’ont frappé. Par exemple : “3 . Combien de livres peuvent entrer dans le corps d’une femme, d’un homme, combien peuvent s’y tenir debout […].” Le montage commence, stimulé par le fait que ce livre pratique, non seulement cet art du montage, mais aussi celui du mixage, ce qui est plus rare. “8 . L’ombre d’un dos au fond d’un couloir. Un couloir qui ressemblait à la galerie d’une mine cousue de replis, de torsions mauves, un boyau de velours où les ombres se multipliaient à mesure qu’on croyait en défaire le dessin, en dénouer les intentions. L’ombre de l’ombre d’une ombre, et le visage se changeait en dos, une ombre pouvait-elle fabriquer une ombre, dupliquer son effacement ?” / “15 […] Très peu de livres sont nécessaires. […] Lire lentement, plus lentement encore, un peu comme si on descendait le livre en chasse-neige, très lent chasse-neige. Temps parfait, soleil éclatant, la nuit ne tombe jamais, elle descend.”

Avec Kafka, cœur intranquille… Comment ne pas être attirés par un tel titre ? Ne serait-ce que parce que son premier mot est Avec – le plus beau de la langue française selon Michel Butor (comment lui donner tort ?) ; suivi par Kafka, que l’on ne présente plus et dont on relit aujourd’hui les Journaux, les Derniers cahiers ou À Milena dans la nouvelle traduction de Robert Kahn (chez Nous) ; cœur, ce muscle dont le battement permet l’irrigation du cerveau (donc d’activer nos sens, de nous mouvoir, de penser, de passer à l’acte) ; intranquille – et non inquiet ou agité (google traduction propose agitation pour desassossego ; et on préférera toujours lire Le Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa, plutôt que Livre(s) de l’inquiétude, comme le propose une récente traduction) – cet adjectif étant parfaitement accordé à cœur. “51 . Ce que la discontinuité déchire et emporte. Le fragment la relance, la répétition, la brisure. Au fil de cahiers qu’il lui arrivait parfois de commencer par la fin […]. / 52 . Ne sommes-nous pas tissés d’oublis, de bégaiements, de morceaux de syllabes broyées ? Ne sommes-nous pas sujets à de brusques glissements de terrain, d’indécisions, de faux départs, d’involontaires retours ? J’enquête à petites gorgées sur ce qui refuse de se poursuivre, sur ces fragments éboulés, copeaux de phrase […]” À diverses frontières, toutes en pointillées, celle suite de proses tisse des liens entre le passé et le présent, entre l’empreinte toujours vive d’un écrivain mort en sanatorium à 40 ans et dont l’œuvre, essentiellement posthume, est recouverte depuis déjà longtemps de commentaires, comme une stèle antique peut l’être de terre et de pierre, et une mère à accompagner jusqu’au bout, comme le dit l’autrice, sa fille, faisant montre de réserve, sans refuser certains débordements – mais pas de crue sauvage : simplement l’effet d’une légère accélération du battement de ce(s) cœur(s) intranquille(s). “79 . À propos de sa propre mort, je note aussi qu’il écrit à Max, le 26 septembre 1917, peu de temps avant l’annonce de la tuberculose dont il est atteint, mais dont les effets ne se font pas encore trop gravement ressentir : « Une chose est sûre, c’est qu’il n’y a rien à quoi je pourrais m’abandonner avec plus de confiance que la mort ». Je n’aime pas cette phrase, sa petite musique stoïcienne convenue, je ne la comprends pas, peut-être ne suis-je pas capable d’en savourer l’ironie, je lui préfère celle-ci, quelques lignes plus loin : « on est toujours novice dans l’indécision, il n’y a pas de vieille indécision car elle broie toujours du temps », alors, si tu permets, laisse-moi te dire une chose ce soir, là où tu es, où que tu sois, on est toujours novice avec la mort aussi bien, mais ça, tu dois maintenant le savoir, et tu le savais déjà.” / 80 . Certains jours des cicatrices poussent sur le corps. Certains corps, certains jours. Fines lamelles de mémoire, leurs inscriptions dérivent, modifiées, au fil du temps. L’aiguille apparaît, disparaît, revient, recommence. On l’imagine disparue, elle était simplement cachée du regard par la peau, le tissu. Couchée au bord de son souffle, un matelas sur le sol, à minuit, le vendredi 22 juin, au bord du balcon vide, j’avais recueilli cette phrase dans mon carnet : « si tu savais comme j’ai peur ».”

Le montage donne l’illusion d’une certaine rapidité, tout en incitant à de sérieux ralentissements, et même à des arrêts sur image. Silences tressés, corps entrelacés, plutôt que raccords d’espace-temps (d’où ce mixage aussi à l’œuvre) jusqu’à exprimer certains effets de précipitation (comme un orage soudain). “105 . Parfois, je téléphone dans l’appartement où elle ne se trouve pas, un numéro auquel il est impossible qu’elle réponde, même si, étrangement, il m’arrive de redouter qu’elle le fasse. J’écoute sa voix sur le répondeur, c’est une voix impossible, ferme et joyeuse, si différente du pépiement auquel je m’habitue peu à peu […] / 131 . Même les fantômes disparaissent vers le matin, pensa-t-elle en se réveillant. / 158 . Je dirai que sa peau si douce précéda en moi l’annonce de sa disparition. / 175 . Je rangeais ses affaires dans des sacs. Bientôt les ambulanciers seraient là et nous partitions vers un autre hôpital. […] Elle nous avait regardés vider sa chambre comme un condamné se prépare à sa dernière nuit, un décor entièrement neuf peuplait désormais la scène, et c’était une scène de crime. Elle dérivait seule, abandonnée. Elle m’avait souri ce jour-là, comme je tentais de l’apaiser sans y parvenir : « ce n’est pas aujourd’hui que tu me tues ? »

Et ces chevaux qui apparaissent, disparaissent, et font retour… “164 / Il y a beaucoup de choses qu’on n’aura pas dites. De cela aussi on accepte d’être lentement séparés, de la possibilité même de dire, de reprendre la phrase, de l’achever plus tard.”

2.

Je me souviens de l’automne 1994. Moment de crise, et de grande activité, avec deux Ateliers de Création Radiophonique simultanément en chantier (chacun devant durer deux heures) qui avaient en commun la présence de Sabine Macher, poète, danseuse, exploratrice multimédia, lectrice de mes élucubrations pour le premier, invitée à lire ses propres textes et surtout à se raconter, marchant dans la rue le plus souvent pour le second, par elle intitulé Aujourd’hui aujourd’hui.

Carton invitation expo Schwitters 1994

Je vérifie les dates sur mon agenda 1994. J’y trouve, le 22 novembre à 18h : inauguration de l’exposition Kurt Schwitters au Centre Pompidou (j’ai conservé le carton où on pouvait lire : Imaginez la joie que Kurt Schwitters aurait eue de vous inviter au vernissage de sa première rétrospective à Paris). Et le 25 novembre à 19h : Hommage à la Ursonate, interprétée notamment par Bernard Heidsieck et Jerome Rothenberg. J’ai passé beaucoup de temps à lire et à relire le très épais catalogue de cette exposition. J’y avais notamment découvert cette inscription gravée sur la tombe de Schwitters à Hanovre : “Mann kann ja nie wissen” (“On ne peut jamais savoir”) qui, légèrement transformée en On ne sait jamais, est devenue le titre d’un nouvel Atelier de Création, fabriqué au printemps 1996, dont le personnage central était un certain Kurt, mi-Cobain, mi-Schwitters. C’est en songeant à ces temps lointains, mais proches, que je prends connaissance de cette formidable édition de proses 1931-1947 que Sabine Macher a traduites de l’allemand et de l’anglais, avant de les enrichir d’une postface de 70 pages, Comment je me suis traduit Kurt Schwitters, aussi inventive, formellement, qu’éclairante. L’ensemble a été mis en œuvre par les Éditions Trente-trois morceaux, sous le titre Homme par-dessus bord.

“Aucun des textes rassemblés dans ce livre n’a paru du vivant de Kurt Schwitters (né à Hanovre en 1887 et mort à Ambleside en 1948). Ils ont été rédigés à la machine à écrire ou à la main, parfois dans une écriture abrégée, en grande partie durant son exil en Norvège et en Angleterre. Ils ont été retranscrits pour la première fois lors de l’édition des Œuvres littéraires complètes de Schwitters publiées en cinq volumes à partir du milieu des années 1970.” Dans sa Postface, la traductrice se désole de ce que la connaissance de cette œuvre soit “souvent réduite à deux titres, Anna Blume et Ursonate”. D’où ce recueil, même si la part de ce qu’elle rassemble (près de 200 pages quand même) peut sembler “minuscule” en regard des 1917 pages des cinq volumes de l’Œuvre complète – en cours de révision (la prochaine édition, Alle Texte, devant être en neuf volumes, dont deux sont actuellement disponibles).

L’admirateur inconditionnel que je suis des assemblages, en surface ou en relief, de cet “artiste peintre et poète, bourgeois et idiot selon sa propre définition, dadaïste empêché, inventeur de Merz, typographe et créateur publicitaire, bâtisseur de la cathédrale de la misère érotique, monstructiviste et coupable d’« art dégénéré » selon Adolf Hitler”, ne sait quel fragment prélever dans ces proses afin d’inciter les bonnes volontés éclairées de passage à se précipiter en librairie. Des proses, il y en a 25 au total, la plus courte faisant 9 lignes et la plus longue 37 pages. Toute sont sidérantes d’invention narrative. Ce sont souvent des contes au cheminement imprévisible où tout est susceptible de se renverser à chaque instant. Prenons pour commencer Konrad Hull. Pensant que “pour créer de vraies œuvres d’art, il faut de la vie, de la vie et des femmes”, le jeune artiste désargenté Konrad Hull fait conduire “une dame tout en blanc” au plus profond de la forêt, demandant au chauffeur de suivre un écureuil qui “viendra faire de grands sauts” pour lui indiquer le bon chemin. C’est proprement enchanteur, avec une sacrée dose d’humour complice. On aurait bien envie de résumer toute l’histoire, mais voilà, nous n’avons ni le temps, ni la place, car ce “résumé” demanderait quasiment un quart des 32 pages du texte. Reprenons plutôt ce qu’écrit Sabine Macher dans sa “postcrasse” : “Comment je me suis traduit Kurt Schwitters // avec les doigts / mot par mot / en le maudissant / en marchant / en me corrigeant / en m’attendrissant / ne pouvant le corriger / en tapant sur un clavier / avec trois dictionnaires en même / temps qui ne disaient pas ce qu’il faut / en l’ignorant / en l’imaginant / en admirant ses femmes / en les frôlant // Le corps de KS est grand […]” Dans une prose intitulée Folie normale, les personnages se nomment Missis Iss, madame Tape, mademoiselle Oiselle, madame Pame ou monsieur Pieu. Ça marche du feu de dieu (et c’est ingénieux). Continuons avec Le trou d’air carré : “Soudain il y eut un trou carré dans l’air. Dans ce trou se trouvait une famille d’enseignants. Ils jouaient à « faire du vélo ». Un jeu bizarre. Il y avait toujours deux membres de la famille assis sur un vélo, l’un des deux tourné vers l’avant, l’autre vers l’arrière. Selon, ou à mesure que l’un ou l’autre pédalait plus fort, le vélo en question se déplaçait vers l’avant ou sur le côté. Le but du jeu étant de se rendre mutuellement méconnaissable par la destruction totale. On appelait ça « la prolifération invasive ».”

Où que l’on place, les yeux fermés, un signet entre deux pages, ce qu’on découvre est surprenant : “Vous savez, je m’appelle Kurt Schwitters, c’est devenu, pour certains qui ne peuvent le concevoir, un concept, comme Till l’Espiègle. Je dis quelque chose, les gens flairent un secret, je ne dis rien, ils flairent d’autant plus un secret car, pensent-ils, je sais pourquoi je me tais et bientôt tout un chacun se tait de concert parce que je me tais, parce qu’on pense qu’il est de bon ton maintenant de se taire très silencieusement.” Au cours de ses derniers jours, en exil en Angleterre, il écrit : “La vie est triste. Pourquoi le directeur de la National Gallery n’a même pas voulu de voir ? Il ne sait pas que je fais partie de l’avant-garde de l’art. Voilà ma tragédie. […] Mais il n’y a pas que du mauvais dans une telle situation. Je sens des forces grandir en moi.”

Homme par-dessus bord n’est pas seulement un choix de proses. C’est un livre avec – Sabine Macher s’étant traduit Schwitters et ayant déroulé l’écriture de sa postface en compagnie. Belle histoire d’amour, à sa manière : “Ce livre lui donnera peut-être un autre corps, une autre vie”. Travail au corps à corps et aussi (pour reprendre un titre de Paul Vecchiali [en aparté – quatrième grand cinéaste de langue française à partir en quatre mois ; je profite de cette réminiscence pour saluer sa mémoire]) au corps à cœur (sans mélodrame) : Par ici mon cœur bat.

3.

Conversations avec les choses muettes de Jean Galard à L’Atelier contemporain a pour projet d’entreprendre “une brève (mais scrupuleuse) exploration, sans doute plus aléatoire et aventureuse que méthodique, des différents motifs pour lesquels les œuvres d’art, d’époques et de provenances diverses, appellent aujourd’hui – ou non – un minimum de commentaire.” Quel savoir pour mieux voir ? est le sous-titre de ce livre relativement bref qui se lit agréablement et pose quelques questions indispensables.

En couverture, Les bergers d’Arcadie, une peinture de Nicolas Poussin, artiste qui disait “faire profession de choses muettes.” “Le mot est intéressant – commente Jean Galard –, être muet n’est pas identique à être silencieux. […] [Pour être muet], il faut normalement être doué, peu ou prou, de la faculté de la parole, et s’en trouver privé par accident ou s’en abstenir momentanément.” Alors pourquoi Poussin entend-il “dans la peinture plutôt du mutisme que du silence” ? “Il emprunte, en fait, l’expression, à une très ancienne tradition remontant à Plutarque, qui avait rapporté lui-même, disait-il, un mot du poète lyrique grec, Simonide de Céos, né au milieu de VIe siècle avant notre ère : « La peinture est une poésie muette et la poésie une peinture parlante.” On se souvient des mots fameux de Matisse : “Vous voulez faire de la peinture ? Avant tout il vous faut vous couper la langue, parce que votre décision vous enlève le droit de vous exprimer autrement qu’avec vos pinceaux.” Mais comme on le sait, les Bavardages de Matisse ont été édités, malgré cet interdit, en 2017, attestant que le peintre s’exprimait merveilleusement avec les mots (ce que nous savions déjà grâce à Dominique Fourcade). Alors, le silence ? Faut-il le laisser aux musiciens (c’est un matériau aussi essentiel que les sons instrumentaux ou les bruits) ? Ou reprendre ces mots de Mallarmé à propos de la peinture : “Significatif silence qu’il n’est pas moins beau de composer que les vers”, placés en exergue d’un livre de Jean Paris (Miroirs sommeil soleil espaces, Galilée, 1973) dont voici l’incipit : “Le discours pictural est un discours noyé. La notion même de « discours » y fait déjà problème. Nulle parole ici, d’avance récusée, qui ne se perde en sa distance. Le tableau se suffit.”

“La peinture se tait, écrit Jean Galard, comme le dessin ou la mosaïque, comme le fait aussi la sculpture ou comme le font aujourd’hui les installations (la plupart d’entre elles, car certaines sont sonores et même parfois parlantes). Les œuvres qui relèvent de ces techniques artistiques sont apparemment silencieuses, elles sont sans voix, non parce qu’elles n’ont rien à dire, mais peut-être parce que, peut-être, ce qu’elles pourraient avoir à dire, elles préfèrent le garder secret. Cependant elles ne le gardent pas entièrement dissimulé : elles le font voir, soi-disant, et surtout parfois le laissent entendre. Comme si elles le disaient à demi-mot.” Et c’est un fait que l’art ne cesse d’ouvrir des espaces de dialogue, nous soufflant à l’oreille des choses que nous pouvons – ou non – traduire en mots. Frank Stella a raison de dire : “ What you see is what you see”, car une peinture est une peinture est une peinture est une peinture (et pas seulement quand elle représente une rose). Mais Galard trouve que c’est “fort peu”, car “une œuvre visuelle de premier ordre comme le sont les chefs-d’œuvre recèle des merveilles à n’en plus finir. Encore faut-il qu’un long apprentissage ou qu’une série d’aides ponctuelles les décèle une à une.” Étant plutôt du côté des minimalistes (dont certains, comme Carl Andre, sont aussi de fins poètes) que de celui d’Anselm Kiefer qui a tendance à surcharger ses peintures de “textes puissants”, je pense que ce fort peu peut résonner plus intensément que ce qui se montre excessif, côté intentions. Mais je suis en accord avec Jean Galard sur le fait que tout compte et qu’aucune œuvre d’art, même la plus délibérément muette, ne peut échapper au langage verbal, ne serait-ce que parce que l’artiste a un nom (qui peut être : “Anonyme”) et l’œuvre, un titre (même si “Sans titre”). De plus, toute production artistique peut être datée, donc liée à tel ou tel contexte historique. Si on est en droit de se lamenter de l’inflation verbale des cartels et des longues tartines murales qui retiennent les visiteurs dans certaines expositions (cependant moins pénible que cette mode des murs peints ou recouverts de tissus colorées, car il nous est possible de les ignorer), on l’est aussi de s’informer : d’apprécier ce “savoir” qui nous aide à “mieux voir”, tout en nous laissant libre de nous égarer. Parmi nombre de passages intéressants de ce livre, je retiendrai celui concernant La Dentellière de Vermeer, tableau ô combien fameux au sujet duquel ont été écrites aussi bien des bêtises que des choses justes, dues à bons regardeurs comme Daniel Arasse (“Le mystère que l’on s’accorde à ressentir devant les œuvres de Vermeer […] est construit dans la composition de ses toiles”) ou Georges Didi-Huberman qui “porte, nous dit Galard, son regard attentif […] sur la grande coulée de peinture rouge, largement répandue comme au hasard sur la table basse, et sur l’autre coulée, pas encore étalée, de peinture blanche, qui surgissent du coussin, à gauche du tableau […] En cette zone qui est la plus apparaissante mais aussi la plus inidentifiable, on voit maintenant « la peinture en acte » : au-delà ou en-deçà du statut représentatif de cette toile.”

Envoyant au diable les explications sans fin des exégètes drapés dans leur vanité, les regardeurs sont en désir d’accompagnement – de conversations à trois (et même à bien davantage) où le sentiment amoureux ne serait pas inconciliable avec le désir de s’instruire. Une simple asperge de Manet suffit à faire naître aussi bien ce sentiment amoureux que le désir d’accompagnement. La sidération est probablement l’essentiel, mais quand elle cesse (on ne peut rester médusé jusqu’à son dernier souffle), on est heureux d’avoir les mots, afin de pouvoir formuler des pensées, des idées, des impressions et peut-être surtout des questions, pour en prolonger l’expérience. L’accompagnement nous permet de voyager dans des terres inconnues où l’on apprend à régler son regard, afin de le rendre apte à saisir ce qui fait que la peinture c’est la peinture, en pleine conscience de sa (de ses) singularité(s) que les trop aveuglés par le verbe ne saisiront jamais…

4.

Plus rapidement – nous avons à peine le temps de relever deux trois choses que tout semble déjà trop long, même après avoir passé de grands coups de gomme dans l’espoir de ne garder de cette précipitation que le vif du ralenti –, Dessins épistolaires, correspondance 1985-2021 entre Bernard Noël et Daniel Nadaud aux Éditions du Canoë, 472 pages, dont 162 de reproductions de lettres écrites et dessinées, ou peintes, par Nadaud, souvent en couleurs. Des deux hommes, je suis heureux de découvrir quelques pépites du premier (grand épistolier, en plus d’avoir été un écrivain peu avare), tout en découvrant le second, qualifié de “rêveur iconoclaste”, qui a rencontré Bernard Noël dans les années 1970 par l’intermédiaire du peintre Jan Voss. “Nos premiers échanges épistolaires commencèrent en 1978. Le dessin ne les accompagnait pas, cette particularité apparaîtra timidement en 1985.” Puis s’imposera assez vite.

Parcourant ces échanges où l’on relève en permanence une sincère amitié sans se sentir pour autant exclus (on entre parfois sur la pointe des pieds dans ce lieu d’échanges, histoire d’être un peu avec, sans déranger, ce qui est facilité en ce qui me concerne quand il est question d’amis communs, ces lettres étant très habitées), je tombe sur cette lettre du 5 mars 2011 de Bernard Noël à Daniel Nadaud : “Ta tendresse est redoutable, cher Daniel, celle de tes couleurs car le trait, lui, est toujours tranchant. Et j’admire comme la spirale des nouvelles ampoules te permet des enlacements chaleureux. Tu as inventé un genre de férocité masquée de douceur qui renouvelle humour et critique, et je te remercie pour cette « fée électricité » qui, au passage, me rappelle aussi que ses décharges servent couramment à faire parler… Tes personnages doivent le savoir, d’ailleurs, beaucoup montrent beaucoup les dents.” Cette “fée” n’étant pas reproduite, passons à un des envois suivants de Nadaud, celui du 14 avril 2011 où il est question de l’Algérie qui “sonne agréablement à mes oreilles, ce pays a tant compté dans mon adolescence, et puis l’armée, après la guerre, en 1963 m’y a projeté le long des massifs rocheux qui abritent Mers-el-Kébir… J’y suis allé à plusieurs reprises en 1969, 1974, puis en 2003. Celui qui voyage peu en a été imprégné et à la fois désespéré par le gâchis et la corruption du pouvoir qui étouffe sa propre jeunesse : filles et garçons magnifiques qui parlent pour beaucoup notre langue à la perfection. Jamais sentiment d’injustice ne m’est apparu plus fortement que là. La révolte ne manquera pas de revenir, mais j’ai peur de l’extrême brutalité du pouvoir oppressant qui dévore son peuple.”

Dessins épistolaires, Daniel Nadaud, lettre du 14 avril 2014 © Bibliothèque Jacques Doucet / Éditions du Canoë

Plaisir de suivre à pas de velours les étapes de cette longue correspondance qui s’achève, en ce qui concerne Bernard Noël, par cette lettre du 11 décembre 2021 où, malgré un état de santé particulièrement difficile, et alors qu’une nouvelle collaboration venait d’être amorcée, ce dernier demande à son ami : “Combien de pages à écrire ?”

5.

Troisième livre posthume de Jean-Patrick Manchette aux éditions de La Table Ronde, après Play it again, Dupont (Chroniques ludiques) et Lettres du mauvais temps (correspondance) : Derrière les lignes ennemies rassemble 28 entretiens réalisés entre 1973 et 1993, réunis par Doug Headline, présentés par Nicolas Le Flahec et préfacés par Jacques Faule.

Le rayon Polar de ma bibliothèque n’est pas très riche, du moins quantitativement, et côté auteurs de langue française, on n’en trouve qu’un : Jean-Patrick Manchette. C’était le cas de son vivant, et depuis rien n’a changé, sinon que ce rayon s’est étendu – ce qui, je l’espère, n’est pas fini, son passionnant Journal étant loin d’avoir été intégralement publié. Souvenons-nous : “29 décembre 1966. Il faut m’astreindre à n’écrire ici que lorsque je suis de bonne humeur, et surtout pas quand je me crois malheureux. Le chagrin rend stupide. Il ne faut pas écrire de stupidités.”

Il faut aussi avoir de l’humour. Derrière les lignes ennemies, entretien 15 : “Votre caractéristique maîtresse ? La naïveté dans la fourberie. De sorte que je ne saurai jamais avec certitude si cette réponse est vraiment fausse.” Dans ces échanges, il est bien entendu souvent question de nouveau (ou néo) polar, mais aussi de musique, de cinéma, de bande dessinée, de politique (en militant gauchiste prétendument “heureux d’être embourgeoisé) et de notre société où “le terroriste qui croit faire avancer sa cause va au suicide comme le lapin au civet”. Manchette se définit davantage en artisan qu’en artiste (“l’art c’est terminé, depuis 1920”), tiraillé par le besoin d’écrire, et les difficultés qui vont de pair quand on pense qu’“après Flaubert le style s’est effondré”. À la question : Quelle est votre définition du roman pour aujourd’hui, il répond : “Éternel problème des questions fausses qui cherchent des réponses vraies.” Et un peu plus loin : “On ne peut faire un roman aujourd’hui qu’en rusant avec le roman-marchandise, en essayant d’en faire un et en tentant de le noyauter. Donc je crois à l’utilisation de tous les genres « vulgaires ». Il faut faire « du policier », de la BD, de la pornographie et de la SF. D’ailleurs, j’ai l’impression que les romans nobles sont inspirés par ces genres.” Manchette était de son temps – en passager du mauvais temps (et de la nuit) ayant écrit Fatale, roman refusé à la Série Noire, “délibérément maigre, écrit par provocation contre l’enthousiasme critique (menu, mais net) que j’avais suscité” qui s’achève par une citation de Sade.

Évitons de nous montrer trop bavard en reprenant des anecdotes ou certains jugements à l’emporte-pièce ; faisons plutôt un petit montage de certains titres donnés à ces entretiens : Les fêlures que l’on découvre dans la réalité, Un indécrottable intello, Toujours aller contre soi pour avancer, Une perspective révolutionnaire, Le romantisme de l’objet, Une certaine forme perverse d’honorabilité, Dans les banlieues de l’esprit, Que faire d’autre ? Et donnons le dernier mot à l’auteur de La position du tireur couché : “Même quand je ne peux pas vraiment travailler, je m’installe quand même tous les jours devant la machine. Parfois je prends des notes, comme si je pensais, et je les déchire après ma séance de travail, parce que ce n’était pas la peine de les garder sur le papier. Valéry disait : « J’écris par faiblesse. » J’ai essayé, moi, de planquer cette faiblesse dans la littérature alimentaire. – Mais la vôtre est très travaillée… – C’est mon plaisir, que voulez-vous !”

Sereine Berlottier, Avec Kafka, cœur intranquille, Éditions Nous, février 2023, 144 pages, 16 €
Kurt Schwitters, Homme par-dessus bord, traduit par Sabine Macher, Éditions Trente-trois morceaux, octobre 2022, 284 p., 23 €
Jean Galard, Conversations avec les choses muettes, L’Atelier contemporain, février 2023, 184 p., 20 €
Bernard Noël & Daniel Nadaud, Dessins épistolaires, Éditions du Canoë, mars 2023, 472 p., 28 €
Jean-Patrick Manchette, Derrière les lignes ennemies, La Table ronde, mars 2023, 304 p., 24 €