À l’occasion du centenaire de la naissance du peintre et photographe américain Saul Leiter (1923-2013), les éditions Textuel offrent au public français la rétrospective d’un extraordinaire artiste de l’intime dont le nom côtoie désormais les plus grandes figures du vingtième siècle.
Photographe de rue et de mode, peintre, érudit, Saul Leiter opère en précurseur inouï de la couleur bien que ses clichés en noir et blanc composent la majeure partie de son travail. Comme malheureusement assez souvent lorsqu’une personnalité tend authentiquement vers l’initialité artistique, c’est sa mort (il y a donc dix ans) qui a irisé l’intérêt pour une œuvre gigantesque de 20000 tirages, 4000 tableaux et quelques 40000 diapositives.
Enfant, Leiter excelle dans l’étude du Talmud dont son père est un spécialiste reconnu, Wolf Leiter ayant écrit un plaidoyer révolutionnaire en faveur de la revalorisation du rôle des femmes au sein de la communauté orthodoxe. Juriste, il est aussi le fondateur et directeur de l’Institut Maïmonide d’études juives. Ajoutez une mère, Regina, (c’est à dire la Reine, la Royale), descendante comme son mari d’une longue lignée de rabbins, et vous avez le terreau parfait d’une situation familiale juive où l’on étouffe à la mode de Kafka. Ainsi, lorsque Saul Leiter expose ses premiers dessins et aquarelles et que la presse en fait un petit écho, son père pleure de honte. Saul explique que celui-ci lui dit : “Maintenant, tout le monde va être au courant de ce que tu es. Une très mauvaise chose : un artiste.”

Quelle mauvaise chose que de citer Dostoïevski par cœur, d’être fasciné par le tennis, de collectionner les livres d’art et de peinture (particulièrement l’art Japonais et celui, si proche, des Nabis), de dessiner exactement chaque jour de sa vie. Leiter est donc écrasé par le poids spectral des générations qui lui ouvrent logiquement la voie d’une fâcheuse tendance à l’inhibition : « C’est peut-être parce que mon père désapprouvait quasiment tout ce que je faisais que dans un recoin secret de mon être, j’avais le désir d’échapper au succès. » Seulement, le destin insiste et lance Leiter sur des pistes : en 1945, il est exposé à Cleveland puis à Pittsburgh, où John Cage et Merce Cunningham achètent une de ses peintures et un soir de 1946, il monte à bord d’un train en direction de New York, où il restera jusqu’à la fin de sa vie, ne conservant que des contacts plus que restreints avec sa famille. En 1947, l’exposition d’Henri Cartier-Bresson au MoMA tient pour lui de la révélation et intérieurement, nécessairement, sa vie se scelle. Il photographie des modèles pour la presse féminine, mais, même s’il arrive à imposer jusqu’à la une de certains magazines un éclatement jamais vu des barrières entre images de mode et photographies résolument artistiques, son être n’y est pas. « J’ai dit un jour à une rédactrice du magazine qu’un dessin de Bonnard comptait plus pour moi que toute une année de Harper’s Bazaar ». Réaction de la dame ? « Elle m’a regardé avec une expression horrifiée et parfaitement dégoûtée. »

Leiter est un photographe qui va marquer son art. Il sait voir ce qu’il faut voir, comme s’il devinait à travers les murs. Il shoote John Coltrane et Thelonious Monk dans les années 50, pris en pleine fugue musicale. Quand la mode l’ennuie profondément et que le business demande trop, Leiter se promène dans la rue. Avec lui, la quotidienneté moyenne est enchantée, allégée.

Leiter se révèle maître de la photo des dos inconnus comme des visages capitaux de son siècle, De Kooning, Diane Arbus, Andy Warhol passant devant son appareil. Traversée rapide dans la lumière, mais goût prononcé pour l’ombre, où naît vraiment la couleur. Son alliée ? La neige new-yorkaise qu’il photographie dans sa chute au coin des vitrines des magasins d’armes à feu, sur les pare-brises de taxis bruyants, en plongée sur des pavés aperçus depuis une station de métro aérien, dans les yeux de passants dont le silence éloquent est doublé et amplifié par la touche Leiter qui dit, comme ces photos inouïes : « La vie est faite de ce qui est caché. » ou encore « Dieu a inventé le pinceau, les êtres humains l’appareil photo ». Je crois qu’il peut apaiser toutes les sidérations. Voici la terrasse des Deux Magots en 1959. Une jeune femme écrit devant une tasse de café. Sa vie est aussi feutrée que ce qui est caché dans le tableau préféré de Leiter, La prune, peinte par Manet vers 1877. Leiter se tient dans cette même constellation où scintillent Chardin et Vermeer, ce dernier ayant été le sujet de sa première copie peinte. Et comme devant un tableau de Bonnard, on semble devant ses vues se réveiller à peine, c’est presque la première ouverture de l’œil sur le monde. Les mannequins ainsi s’absentent de leur rôle, les corps ne laissent aucune empreinte dans l’allongement des rues, il y a inlassablement à chercher l’être dans ses reflets.

Tout porte à croire que Leiter se fiche royalement de son époque qui ne cesse de viser la conceptualisation et la case artistique précise à tendance préférablement cinématographique. Il pratique une résistance passive délicieuse, presque candide. « Je n’ai pas de philosophie, juste un appareil photo ». Et ces photographies sont au plus près des paroles qu’il laisse traîner dans des entretiens tardifs. Sans aller plus loin : « Les artistes ont besoin de chance ». C’est tout. S’impose ainsi en silence avec Leiter une radicalité intime au sein même de la street photography, lieu habituel de toutes les frénésies et mouvements.
Le livre, imposant, se clôt avec les superbes images de nus féminins de son épouse (la modèle Soames Bantry) comme de très nombreuses anonymes, pièces retrouvées dans des cartons par centaines. A la fin de sa vie, Leiter accole à ces photos gouache et aquarelle, comme pour lier définitivement deux cordes à son arc. La plupart des clichés n’ont ni titre ni date, histoire que le mystère dure et inexorablement s’étende.
Saul Leiter, Rétrospective 1923-2013. Editions Textuel, 352 pages, 300 images, 69€. Novembre 2023.