Les Mains dans les poches : Ariane Chemin, À la recherche de Milan Kundera

A la recherche de Milan Kundera - livre d'Ariane Chemin sur archive du Monde © Christine Marcandier

« Je suis né le 1er avril. Ce n’est pas sans impact sur le plan métaphysique », avait déclaré Milan Kundera dans un entretien, en 1970, ajoutant, ailleurs mais toujours en 1970, que l’« on doit presque toujours au succès au fait d’être mal compris » : mal compris puisque peu lu en Tchécoslovaquie, son pays de naissance qu’il dut quitter, mal compris en France après des années de grâce quand son passé le rattrape à l’automne 2008. Ce « mal compris » fut une forme de d’ethos pour l’écrivain, récemment disparu, qui a toujours cultivé ce rapport au monde et à ses lecteurs, dans un décalage constant, géographique, linguistique, ironique. C’est ce mystère qu’Ariane Chemin a interrogé dans un feuilleton du Monde, du 17 au 22 décembre 2019, paru sous forme de récit aux éditions du Sous-Sol et désormais disponible en poche chez Points.

Il est heureux de voir ces publications journalistiques au long cours, enquêtes fouillées et récits puissants, devenir des livres, reconnaissance éditoriale d’une pratique littéraire hybride qui n’a été longtemps concédée qu’aux auteurs anglo-saxons. La publication de Comprenne qui voudra en était un exemple, À la recherche de Milan Kundera en est un autre, pour ne citer que deux textes récents qui sont pleinement des récits littéraires, et furent d’abord pleinement des enquêtes journalistiques. Ariane Chemin avait toujours rêvé de rencontrer Milan Kundera ; certes elle aavait croisé sa longue silhouette près du boulevard Raspail.

Mais l’auteur de La Plaisanterie a incarné dans la dernière partie de sa vie un titre perecquien, La Disparition. Il s’est voulu un « écrivain fantôme » qui ne se dévoile plus que dans ses 17 livres : de juin 1985 à sa mort, le 11 juillet 2023, il s’est tenu à sa décision radicale — plus d’entretien, plus d’interview. Se mettre en quête de Kundera relèvait donc de la gageure, voire de la mission impossible, supposant un enquêteur aux allures d’agent secret. Pour que l’écrivain ou sa femme répondent au téléphone, il fallait « obéir à un code ». « Réflexe de clandestin », de « disparu volontaire », de défenseur farouche de sa vie privée menacée par la police dans les pays autoritaires, par les médias dans les démocraties.

À la recherche de Milan Kundera – livre d’Ariane Chemin sur archive du Monde © Christine Marcandier

Mais cette position de retrait farouche n’était pas qu’un « réflexe » destiné à protéger sa vie quotidienne ; c’est bien plutôt un ethos valant d’abord l’œuvre. Comment comprendre ce qui a poussé Kundera, dès les années 90, à verrouiller la traduction et la réception de ses livres, au point de faire de la Pléiade dans laquelle il entre en mars 2011 un coffret en deux volumes, intitulé Œuvre (sans -s), sans appareil critique, sans variantes et dont la seule biographie est celle… de l’œuvre ? Kundera a voulu édifier Kundera. Il a et est une Œuvre donc – œuvre au singulier, comme la revendication hautaine du grand œuvre ou dans la modestie d’une absence de pluriel ? L’ambiguïté est la manière d’être de Milan Kundera, toujours pleinement entre-deux, poussant paradoxes et disjonctions à leur acmé, les élevant en mode de vie comme en art romanesque. Dans Les Testaments trahis, Kundera dialoguait avec lui-même. À toutes les questions posées, il répondait d’un « je suis romancier ». Telle est son identité, au présent de l’indicatif, au présent absolu de L’Immortalité, titre balisant un chemin… Chacun des titres de l’Œuvre est d’ailleurs un ironique métadiscours, de La Plaisanterie aux Testaments trahis, de La Valse aux adieux à L’Identité, en passant par L’Ignorance

Né à Brno, écrivain de langue tchèque, Kundera s’exile en France en 1975, devient français et finira même par écrire en français avant de retrouver, fin novembre 2019, sa nationalité tchèque (dont il avait été déchu). L’écrivain n’a jamais été pleinement exilé ou dissident. L’homme comme l’auteur cultivent les lignes de fuite. A-t-il dénoncé Dvořáček en mars 1950, Dvořáček lui doit-il les 22 ans d’emprisonnement auxquels il a été condamné ? Pourquoi être passé au français, lui qui porte dans ces livres toute la tradition littéraire de l’Europe centrale, d’Hermann Broch à Franz Kafka, est-ce, comme il le dira en recevant la nationalité française en 1981, parce que « la France est devenue le pays de <s>es livres » et qu’il a « suivi le chemin de <s>es livres » ? Pourquoi avoir à ce point refusé toute intrusion dans son travail et revu et corrigé ses publications antérieures, effaçant préface d’Aragon, louanges de Sollers et leur « parenté esthétique secrète » de l’édition de la Pléiade ? Est-ce là fatuité d’un écrivain et conscience hautaine de sa puissance littéraire ou trauma d’un écrivain traqué pendant des décennies par la police secrète de son pays ? Dès Risibles amours, Kundera livrait une clé via le narrateur de la première nouvelle du recueil, double de son auteur : « Oui, j’étais réellement persuadé que personne ne savait rien de notre vie. Je vivais comme ces originaux qui croient échapper aux regards indiscrets, à l’abri de hautes murailles, car ils omettent de tenir compte d’un petit détail : que ces murailles sont de verre transparent ».

À la recherche de Milan Kundera – livre d’Ariane Chemin sur archive du Monde © Christine Marcandier

Le narrateur de la nouvelle, professeur d’histoire de l’art, voit son quotidien se déliter parce qu’il a refusé d’écrire une note critique sur un article soumis par un dénommé Zaturecky qui le harcèle, le traque, s’immisce dans sa vie et la fait tomber en morceaux. La « poursuite absolue » est oppressante et drôlissime, essentiellement absurde. Le lecteur grince des dents et rit, comme le narrateur qui conclut, alors qu’il est à terre, enfin « comprendre que mon histoire (malgré le silence glacial qui m’entourait) n’est pas du genre tragique, mais plutôt comique ». Désespoir et ironie, articulés, sont les pivots des grands inspirateurs de Kundera, au premier titre desquels Kafka, et il n’est aucun hasard dans le fait que cette nouvelle (« Personne ne va rire ») ouvre le volume I de la Pléiade, donc l’ensemble de l’Œuvre tel un incipit général sursignifiant ni dans le fait que son narrateur habite 5 rue du Château, à Prague, adresse kafkaïenne faisant signe vers l’un de ses romans les plus connus. L’expérience du narrateur de Kundera est métafictionnelle, il revit ce que vécut K dans Le Château, strate d’ironie référentielle couronnant l’absurde de l’ensemble, tragique et risible. « Je (…) proclamais que le sens de la vie c’est justement de s’amuser avec la vie, et que si la vie est trop paresseuse pour cela il faut lui donner un léger coup de pouce ». Rire donc, pour donner un sens à ce qui n’en aura que rétrospectivement : « Nous traversons le présent les yeux bandés. Tout au plus pouvons-nous pressentir et deviner ce que nous sommes en train de vivre. Plus tard seulement, quand est dénoué le bandeau et que nous examinons le passé, nous nous rendons compte de ce que nous avons vécu et nous en comprenons le sens ». Est-ce là, dès la première nouvelle de Risibles amours, ce sens en creux, que l’œuvre va révéler, roman après roman, essai après essai, que son auteur va vouloir donner à lire en soulignant un sens ?

Contre ce culte du silence et cette réception verrouillée de l’œuvre, Ariane Chemin enquête. Le lecteur la suit dans son « jeu de piste », entre archives, entretiens avec les proches (toujours proches ou qui le furent), voyages en République tchèque et en France, SMS cryptiques de Vēra. Et peu à peu des clés se découvrent, des silences trouvent un sens, des malentendus sont éclaircis. Le livre offre le portrait d’un couple, puisque Milan est indissociable de Vēra comme Vēra de Milan. Et découvrir la personnalité de cette femme exceptionnelle est l’un des bonheurs de ce livre, tant elle cultive détails et anecdotes pour « saisir l’involontaire ironie des choses » (mention spéciale pour celle du pendule au-dessus d’une bouteille de Sauternes offerte par Sollers). Le livre est aussi la fresque d’une époque haute en tensions et bouleversements. On croise Philip Roth, on apprend que Kundera écrivit sous pseudo les horoscopes de Jeune Monde, qu’en arrivant en France il a d’abord vécu à Rennes, on suit ses séminaires à l’EHESS. Il est, sous nos yeux, homme et écrivain. Comme l’écrit Ariane Chemin dans les Remerciements de son livre, il est cet « absent omniprésent » dont on voudrait relire toute l’Œuvre puisque ce livre le et la (re)découvre.

À la recherche de Milan Kundera est de ces livres gigognes qui offrent une multiplicité de lectures potentielles : enquête, roman, réflexion sur l’identité, l’exil et la langue, recueil d’archives… Ariane Chemin dévoile, explore les non-dits ou les sujets problématiques, en conservant une pudeur infinie. On est loin de Perdu de vue, cette émission qu’évoque Kundera dans les premières pages de L’Identité. Ici il n’est pas question de « fouiller » pour exposer, de manière pathétique ou criarde mais bien d’aller au cœur d’un secret, d’autant plus fascinant qu’il est, peut-être, un peu moins opaque.

Ariane Chemin, À la recherche de Milan Kundera, éditions Points, août 2023, 144 p., 6 € 90