Salve impressionnante de publications aux éditions Les Cahiers dessinés. Une revue, L’Amour, dont nous avons déjà parlé, et quatre ouvrages : Carnets de bord de Sempé, Le Monde selon Mix & Remix, Géant endormi de Brad Holland, Les dessins de Franz Kafka, auxquels il faut ajouter, aux éditions Noir sur Blanc, un livre écrit et dessiné par Frédéric Pajak : J’irai dans les sentiers. Pas loin de 1500 pages au total, les relations entre dessin et texte variant considérablement d’un volume à l’autre – le plus silencieux étant celui de Sempé, bénéficiant d’une brève préface (deux pages) de Patrick Modiano.
Par lequel commencer ? Par le plus attendu (et tout autant inattendu) : Kafka, Les dessins, sous la direction d’Andreas Kilcher, qui présente le corpus le plus complet à ce jour de l’œuvre dessinée de Franz Kafka, accompagné d’études de Kilcher (Dessin et écriture chez Kafka), de Judith Butler (“Mais quel sol ? Quel mur ?”) et d’un Catalogue raisonné des œuvres dû au sculpteur et plasticien Pavel Schmidt. “Un événement éditorial mondial” publié dans plusieurs pays, en plusieurs langues : le 2 novembre en allemand, le 4 novembre en français – avec une couverture composée par Frédéric Pajak –, le 28 juin prochain en anglais, etc.
1.
“Mon dessin te plaît-il ? Tu sais, dans le temps, j’étais un grand dessinateur ; seulement j’ai fait mon apprentissage chez une mauvaise artiste-peintre, qui m’a enseigné un dessin académique et m’a gâché tout mon talent. Tu te rends compte ! Mais attends, je t’enverrai sous peu quelques vieux dessins pour que tu aies de quoi rire. À l’époque, il y a de cela des années, ces dessins m’ont donné plus de contentement que quoi que ce soit – Franz Kafka, lettre à Felice, 1913.” On savait depuis longtemps que, comme tant d’autres écrivains, Kafka dessinait, ne serait-ce que dans les “marges” de ses manuscrits – carnets, lettres, cartes postales, et autres feuilles volantes. On gardait en tête la série de dessins de personnages plus ou moins “en mouvement” que Max Brod avait découpés dans un carnet, avant de les rassembler dans deux enveloppes, qui ont depuis déjà longtemps fourni des illustrations de couverture pour ses ouvrages les plus connus. On pouvait en découvrir six par exemple dans le livre de Serge Fauchereau publié en 1991 chez Belfond, Peintures et dessins d’écrivains ; cette édition des Dessins en montre cinq de plus.

On le sait : Max Brod, l’ami – l’intime – de Kafka n’a pas respecté le vœu de ce dernier, à savoir brûler ses manuscrits, écrits comme dessins. Brod, qui lui-même s’appliquait à dessiner, “soutenait des artistes contemporains et collectionnait leurs œuvres de manière ciblée.” Dans un chapitre de son livre de 1948, Franz Kafkas Glauben und Lehre, il nous affirme que l’écrivain “était encore plus indifférent, ou plutôt encore plus hostile envers ses dessins qu’envers ses créations littéraires.” On ne racontera pas ici les péripéties de cette redécouverte – ce corpus ayant plusieurs fois voyagé d’Europe en Palestine, pour se retrouver dans sa quasi-intégralité “gardé sous clef jusqu’en 2019 dans des banques zurichoises”, avant d’être enfin intégré aux collections de cette institution, suite à un long procès intenté par la Bibliothèque nationale d’Israël aux héritières de la légataire désignée par Max Brod –, l’essentiel étant de nous trouver enfin en présence de reproductions commentées (éclairées) “de l’ensemble de l’œuvre graphique de Kafka”, y compris “les deux dessins de la collection de Max Brod vendus à l’Albertina de Vienne en 1952 ainsi que les dessins conservés à la Bibliothèque Bodléienne d’Oxford.”
Si le livre est impressionnant par son dispositif – chaque dessin étant reproduit, à quelques rares exceptions, à son format d’origine –, il est probable que les regardeurs trop pressés, ou plus communément dubitatifs devant le fait qu’un auteur ait pu avoir le désir – voire, pour les plus hostiles, l’outrecuidance – de multiplier ses pratiques, jugeront cette œuvre graphique mineure, car ne dévoilant aucun morceau de bravoure. Peu spectaculaire et non anecdotique, on n’y trouvera pas la moindre tentative de représentation de Gregor Samsa, sous forme humaine ou en métamorphose, car, selon Kafka, il “ne peut être dessiné”, ni même “montré de loin”. Pour que cette œuvre graphique soit appréciée, il faut prendre distance avec le sacro-saint respect des savoir-faire traditionnels de l’illustration, lui accordant en premier lieu un regard sensible à ce qui s’invente par le trait. S’il est évident qu’après cette publication, l’auteur du Château continuera à être considéré tout d’abord en tant qu’écrivain – un des plus grands de son temps –, il convient d’accorder à cet ensemble de dessins un statut supérieur à la catégorie “supplément plus ou moins agréable à l’œil”.
Tout regardeur attentif à ce qui se dépose au plus proche de la disparition – au bord d’un feu encore non allumé, mais déjà dévorant –, ne pourra qu’être attiré par cette mise à jour (et non au goût du jour) de l’œuvre graphique de Kafka, homme du chantier toujours en cours, du récit perpétuellement recommencé, dont on ne saura jamais si, un mauvais jour, il aurait pu lui-même passer à l’acte, en éliminant radicalement ses “inédits” des archives ; ou si, tel un vieillard des lettres attentif à l’entretien de sa gloire, il aurait fini par signer le bon à tirer de ce qui aura été fixé, avec plus ou moins d’autorité, en son irrémédiable inachèvement. Le moindre fragment – deux ou trois lignes de récit – résonne infiniment plus en nous que tant d’écrits romanesques prétendument achevés. Kafka se montre généreux avec ses lecteurs, leur offrant un viatique pour explorer quelques mondes parallèles : là où, pour reprendre les mots fameux de Matisse à propos du dessin, il convient de cheminer à tâtons. Que ce soit par des traits ou par des agencements de mots, de signes graphiques, le même souci de l’écriture se manifeste, sans concession, sans emphase. Ce livre en témoigne, dépoussiéré de toutes légendes s’y rapportant, grâce à l’appareil critique qui l’accompagne : 21 pages d’introduction et 157 d’exégèse et de catalogage (sur 368 au total).

Le beau texte de Judith Butler “Mais quel sol ? Quel mur ?” qui traite de “la vie des corps dans les croquis de Kafka” s’ouvre avec cet incipit : “L’œuvre de Kafka, tant littéraire que dessinée, pose la question suivante : est-il possible de toucher le sol ? Le dessin d’un corps annule-t-il le besoin d’un sol ?” La question est celle de la gravité. De ce qui “semble tomber de très haut […] on n’entend pourtant jamais le bruit du corps à son point de chute” – écrit-elle à partir de la nouvelle de 1912, La Sentence. “Quelle voix a survécu à sa chute ? […] Peut-être, métaphoriquement se débarrasse-t-on du corps sur le pont uniquement pour que la voix narrative puisse apparaître sous la forme de la pure phrase écrite, neutre et désincarnée. La conséquence terrible d’être un corps soumis à la condamnation à mort paternelle est annulée par la dissolution du personnage dans la voix narrative, la phrase écrite qui tient seule sans se tenir nulle part – la prouesse linguistique ultime, perdre le corps pour survivre dans la ligne.” Elle ajoute, quelques pages plus loin : “Même si le problème de la ligne graphique est présent, chez Kafka, aussi bien dans l’écriture que dans le dessin, il est traité différemment selon le cas. Dans les dessins, la ligne est une critique des possibilités de l’écriture et prend un autre chemin que la contrainte linguistique. En outre, les corps dessinés de Kafka s’émancipent totalement de la gravité : nul sol n’est tracé, ils apparaissent suspendus, diminués ou fantastiquement étirés et contorsionnés. Les dessins […] sont des images libérées de l’écriture, alors même qu’elles reprennent, dans un registre différent, certaines des préoccupations centrales de Kafka, écrivain.” Puis cette remarque, encore une fois très juste : “Pour comprendre les dessins, il faut donc considérer la manière dont la ligne, dans sa dimension graphique, s’émancipe du texte écrit pour prendre des formes nouvelles.” Autrement dit, pour paraphraser Saul Sternberg, ce que Kafka dessine, c’est du dessin.

Andréas Kilcher, de son côté, documente de manière exhaustive ce qui a nourri le trait de Kafka – ce qui l’a conduit, d’une part à prendre distance avec un soi-disant rejet de l’image qu’il aurait dû manifester en tant qu’écrivain juif, et d’autre part à tirer profit de tout ce qui pouvait stimuler sa propre recherche, des bois gravés Japonais aux travaux graphiques de son contemporain Alfred Kubin, par exemple. Il relève que Max Brod attribuait “à Kafka, comme à Kubin, un double talent artistique”, suggérant que “le dessin et l’écriture fonctionnent chez lui [chez eux] selon des principes analogues.” Impossible de résumer en quelques lignes cette longue étude de plus de 60 pages, richement illustrée. Retenons-en l’impeccable conclusion : Chez Kafka, “les deux formes artistiques mutent et vibrent dans une relation emplie de tension, à l’issue de laquelle l’image ne s’intègre jamais à l’écriture, mais où une autonomie, une résistance même, physique et sémantique, est en permanence maintenue. […] Même le dessin le plus simplifié affirme son droit à l’incertain, et ce, précisément au moment où il se mêle à la sphère du signe et de l’écriture, paraissant se transformer lui-même en écriture.” Si cela ne vous donne pas envie d’aller voir de plus près les dessins en question, c’est à désespérer de tout.
Le dernier texte, de Pavel Schmidt, est un “catalogue raisonné des œuvres” aussi précis que possible, même s’il s’avère le plus souvent impossible de déterminer avec certitude la date d’exécution de chaque dessin. Prenons le n°43. Schmidt lui donne ce titre, Personnages, l’un rond, l’autre sec (“env. 1901-1907 ; crayon à papier sur papier ; 12,1 x 11,1 cm”), puis le décrit ainsi : “Kafka a dessiné un personnage : un rond et prédominant, marchant vers la gauche, très travaillé et, à ses côtés, un maigre esquissé rapidement. Le pas presque exalté du gros personnage reprend à gauche le dessin d’une silhouette à peine suggérée au bas de la feuille. Entre les deux, marchant également vers la gauche, se trouve une sorte d’animal (chien, chat, volaille) […]” Le récit ne perd jamais ses droits. Loin d’être une simple collection d’images, ce livre présente une somme, certes limitée à 163 nos, mais réellement considérable. On y reviendra un jour prochain, les dessins de Kafka ne se laissant pas apprivoiser si facilement. En attendant, il nous faut reprendre notre souffle, traverser quelques plages de silence – une dernière image – avant de nous aventurer plus avant dans cette suite de nouveautés des Cahiers dessinés.

2.
Carnets de bord de Sempé est, de même, une surprise. On avait depuis longtemps le désir de pénétrer en catimini dans l’atelier de l’artiste qui est, comme on le sait (et plus encore comme on le voit à chaque publication, ou à chaque exposition), plutôt perfectionniste. Nous étions en attente de découvrir des esquisses, des notes rapides, des ratages à ne surtout pas détruire, des carnets d’idées au jour le jour. Alors que Sempé atteindra l’an prochain les 90 ans, c’est aujourd’hui, chose faite : 230 pages inédites, précédées par une brève préface de Patrick Modiano qui trouve les mots pour dire l’essentiel : ce “sens de l’épure” qui anime le dessinateur. “Mais loin de durcir le trait en le simplifiant, Sempé le rend de plus en plus léger, presque immatériel.” Aussi est-ce un vrai bonheur que de découvrir des esquisses au crayon qui surgissent, survivantes, comme animées d’une seconde vie – qui est celle du trait en recherche, tâtonnante, éprise de liberté, comme de rigueur.

Sempé, s’il peut se répéter, inévitablement (on ne lui reprochera pas davantage qu’à Modiano, qui réécrit sans cesse le même livre, ou plutôt qui relance les dés de son propre monde sans jamais l’épuiser), est en quête de quelque chose, peut-être pas “de neuf”, mais disons de vif. Il possède cet art fabuleux de recharger ses batteries, en travaillant comme il respire. Modiano parle “d’un mouvement musical très proche de la danse et du ballet” – ce que de nombreuses images confirment : on connaît le goût de Sempé pour ces scènes où son et mouvement dialoguent, dégagés de la pesanteur des mots. “Même quand il s’agit de messieurs habillés de stricts costumes trois pièces et de dames très dignes qui échangent de graves propos”, ses personnages “ont l’air d’échapper aux lois de la pesanteur”. On ne sent jamais le labeur, ou la transpiration de l’artisan ; ces carnets de bord en rajoutent, côté légèreté – cette légèreté plus que nécessaire et non contradictoire avec l’esprit de recherche, de remise en jeu – d’exigence, parfois sévère, mais ne s’exprimant jamais au détriment de la sensualité – du trait. Ce qu’un artiste sait faire, qu’il se nomme Matisse ou Sempé, il doit aussi savoir le défaire.

Même si ces Carnets sont essentiellement composés d’images sans légende, les mots n’en sont pas exclus, comme en témoigne celui, dénommé “Idées”, qui conclut l’ouvrage. Je relève ces deux phrases au crayon sur l’avant-dernière page : “Il écrit des livres genre Nouveau Roman, mais dans la vie c’est un très gentil garçon” ; “L’homme que je suis regarde avec mélancolie l’homme que je devrais être.” Juste en-dessous, le numéro de téléphone de Jacques Tati ; et page suivante un dessin représentant l’Hôtel des voyageurs sous les eaux. Grande beauté de ces dessins parfois vite esquissés, mais, comme l’a parfaitement saisi Modiano, “d’un grand travailleur”, certes tiraillé par l’insatisfaction, mais qui s’emploie à manifester quelque chose comme du bonheur : non celui d’avoir “réussi”, mais cet autre, bien plus essentiel, de faire surgir par quelques traits, au crayon, à la plume, au pinceau, une image plus ou moins humoristique (d’un humour parfois noir, parfois délicatement coloré) qui devrait s’ancrer durablement dans les mémoires.
Philippe Becquelin est mort le 19 décembre 2016 – il y aura donc bientôt 5 ans – d’un cancer. Il avait 58 ans et était au sommet de son art, chaque dessin, chaque strip – chaque gag – faisant mouche : d’une drôlerie non conventionnelle qu’un trait “minimaliste” admirablement déposé amplifie jusqu’à nous faire nous étrangler de plaisir. C’est beau – et hilarant. Et quand l’humour se teinte de morosité, c’est, de plus, touchant. De Mix & Remix, que je n’ai jamais rencontré, bien qu’ayant plus d’une fois ressenti sa présence amicale, les Cahiers dessinés ont déjà publié de son vivant quatre livres : Gags, Regags, Le Mix et Dessins politiques ; puis, l’année suivant sa disparition, Derniers dessins, qui présentait ses travaux réalisés alors qu’il se savait condamné. Libérés de toute attache à quelque genre que ce soit, non contraints si on veut, ces derniers dessins sonnaient plus juste que jamais. À la sortie de ce livre, j’avais relevé ici-même ceci : Qu’un humoriste puisse se doubler d’un artiste n’étonnera que ceux qui ne se sont jamais frottés à la mélancolie. Mix & son double survivent sur le papier, et nos regrets, notre intense chagrin, n’atténueront jamais cette empreinte du présent – de la présence toute entière de qui signe, même d’un pseudonyme aussi drôle qu’efficace – à l’œuvre dans le moindre dessin.

Vous imaginez donc la joie que peut procurer la sortie de ce sixième livre – Le Monde selon Mix & Remix – aux éditions Les Cahiers dessinés (il faudrait aussi citer le somptueux volume collectif, Les étoiles souterraines, de Mix & Remix, Noyau et Pajak, avec Anna Sommer, paru en 2015 aux Éditions Noir sur Blanc, qui nous faisait notamment découvrir l’œuvre peint des trois amis). Cette fois, pas de préface d’un Nobel amical, mais un entretien avec son épouse Dominique Becquelin (Remix, au départ, c’était elle) mené par Frédéric Pajak. Titré Le franc-tireur, c’est un échange de souvenirs sur l’être aimé qui “aimait jouer à celui qui ne doute de rien, mais je pense – dit Dominique Becquelin – que c’était une façade. En réalité, il était assez anxieux, c’est pourquoi il prenait tout ce qui se présentait. Il allait de l’avant.” Construit en quatre parties – Les débuts ; Couvertures de journaux ; Affiches ; Dessins de presse – Le Monde selon Mix & Remix sidère par l’absence de “fonds de tiroir” – tout, ou quasiment, semblant surgir au présent, comme ayant été produit la veille au soir avant d’être partagé à la lumière du jour.
Par exemple, un couple assis sur le canapé du salon regardant la télévision : “…Profitons de notre jeunesse… On s’éclatera quand on sera vieux !…” (dit l’homme). Ou bien, deux cadres en costume avec attaché-case dans la rue. Le premier : “…on nous reproche de toujours tout savoir…”. Le second : “…je sais !…” Non seulement, le gag est imparable, mais il résiste. Même pour qui connaît bien ce monde, ce volume réserve quelques surprises, sous forme de peintures, de dessins et même de strips muets.

“…ce n’est pas parce que la matière est grise… / …qu’il faut penser béton…” “…qui suis-je ?… / …où vais-je ?… / …que kiffe-je ?…” (Atelier de dialogue philosophique avec des adolescents). Retenons-nous de tout relever, et laissons le dernier mot – aussi drôle qu’émouvant – à Dominique Becquelin : “Il était presque devenu un de ses dessins.”
Troisième et dernier livre de cette salve d’octobre 2021, Géant endormi de Brad Holland. Né en 1943 dans l’Ohio, Holland est un dessinateur très reconnu aux USA, notamment à New-York où il vit depuis plus d’un demi-siècle. Il a publié dans les plus grand journaux et magazines américains, du New York Times au Washington Post, de Playboy au New Yorker, en passant par Esquire ou Vanity Fair. Ayant pratiqué la peinture, il s’est vite senti plus proche de Diego Rivera et des “fresquistes” que de Jackson Pollock ou d’Ad Reinhardt. Son dessin est volontiers noir, traité par hachures “à la manière des gravures anciennes”. Dégageant une force certaine, il est rarement drôle, du moins au premier degré, tout en manifestant certaines humeurs, la bile noire bien entendu, mais pas seulement. On songe parfois à Topor, pour citer un de ses contemporains. Géant endormi est introduit par un entretien avec l’auteur, mené par Callisto Mc Nulty, qui retrace son parcours, prenant acte à chaque étape de ce qui lui a donné sens : ce qui l’a conduit là où il se trouve, plus que jamais veilleur dans un monde qui ne cesse de s’assombrir. Il raconte : “Un jour, j’ai peint un tableau montrant de petits chiens qui montent des escaliers. J’ai eu cette idée quand j’ai divorcé : je devais me rendre au Palais de justice, un vieux bâtiment avec de grandes colonnes de marbre plutôt délabrées. J’ai essayé de l’imaginer dans deux ou trois cents ans – un peu comme ces ruines que l’on peut voir à Rome. Et j’ai pensé à des chiens qui gambaderaient dans ce qui avait été autrefois le bâtiment administratif d’une grande ville. […] Entre-temps, on m’a confié la réalisation de la couverture d’un livre intitulé Outside the Dog Museum. Je n’avais pas lu le livre, mais je leur ai proposé mon idée de dessin, et mes commanditaires ont aussitôt accepté.” Comme certains surréalistes, la frontière entre rêve et réalité est tracée en pointillés. Holland constate d’ailleurs que “La réalité me rattrape toujours. Même les éléments irréels qui parsèment mes dessins s’inspirent de personnes que je connais. […] Très tôt, j’ai compris qu’on pouvait utiliser une situation foncièrement comique, voire grotesque, et la transformer en quelque chose de vraisemblable, sans être forcément réaliste.”

Quatre parties, de nouveau : Contre le vent ; Ombre et âme ; Mémoire et désir ; Heure incertaine. Chaque dessin est titré. Par exemple : Chaque foyer devrait avoir sa bombe ; ou Orage à l’approche (un nu féminin de dos dans un paysage de nuages). Certains sont particulièrement beaux, tant ils retrouvent le faste énigmatique de telle ou telle “manière ancienne”, sans pour autant se montrer nostalgiques d’un temps où “l’on savait faire”. Dans l’ensemble, ce sont des visions intimes, parfois douloureuses, transcrites avec les moyens du bord, comme des notes de voyage dans le monde réel et sur l’autre scène, déposant de petites pensées que le dessin traduit mieux que les mots. Une puissante trouée lumineuse dans l’obscuration.

3.
C’est toujours un plaisir renouvelé que d’accompagner le travail de Frédéric Pajak par des remarques, des notes, des citations, des tentatives de dialogue. Ce dernier se montrant d’une régularité étonnante, publiant depuis plus d’une dizaine d’années à l’automne aux Éditions Noir sur Blanc – les 9 volumes du Manifeste incertain, précédés de quelques autres ouvrages, aujourd’hui prolongés par ce nouveau livre écrit et dessiné, J’irai dans les sentiers –, le dialogue est en perpétuelle reprise, de manière cette fois un peu moins étendue, afin de ne pas sombrer dans le travers de la redite. Il est clair que, même après tant de volumes publiés, notre curiosité pour ce qui arrive demeure vive, défiant l’usure du regard et de la pensée. Ces essais (au sens de tentative de s’exprimer par différents moyens entrelacés), on y entre toujours comme chez soi, mais en conscience de pénétrer un territoire d’une singularité non interchangeable : l’autre – l’auteur, écrivain et dessinateur – demeurant encore et toujours insaisissable, malgré les milliers de pages qu’il nous a prodiguées, composant un autoportrait labyrinthique in progress.
J’irai dans les sentiers est un titre rimbaldien, tiré de Sensation : “Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers”. Un bandeau sur la couverture du livre imprime trois noms : Arthur Rimbaud (1854 – 1891), Isidore Ducasse, “Comte de Lautréamont” (1846 – 1870) et Germain Nouveau (1851 – 1920) – les trois ayant “en commun d’avoir été des poètes très jeunes et d’avoir vécu à Paris dans les années 1870.” Pajak dit avoir connu “à dix-sept ans le choc de cette poésie” qui était alors facilement accessible en poche (j’ai connu ce même choc au même âge et au même moment – nous sommes probablement nombreux à partager ce souvenir). Comme il s’agit d’approfondir (ou plus simplement d’enrichir) cet autoportrait écrit et dessiné, l’auteur “se replonge dans le destin de ces trois figures”. Il conte leurs vies croisées : celle de Ducasse que l’on connaît un peu moins mal depuis quelques décennies ; celle de Nouveau qu’au contraire on ne connaît que fort peu, sa notoriété étant moindre, malgré le soutien d’André Breton (“J’ai pour le grand poète des Valentines l’admiration la plus profonde. Le silence fait aujourd’hui sur son œuvre m’apparaît comme l’injustice la plus inconcevable”) et la publication de ses écrits en Pléiade dans le même volume que Lautréamont ; et enfin celle de Rimbaud, de mieux en mieux documentée. Pajak suit ces “personnages fameux” en suivant la chronologie de leurs dates de naissance – et aussi de leur mort. Germain Nouveau, seul des trois à avoir connu, en survivant, les deux premières décennies du vingtième siècle, bénéficie d’un deuxième chapitre (mais la somme qui lui est consacrée reste inférieure en nombre de pages à celle qui a été accordée à Rimbaud).

On pourrait discuter de la manière dont Frédéric Pajak reprend ces vies, partant des informations les plus sûres, mais faisant montre d’un regard subjectif sur certaines histoires à la fois archi-connues et sujettes à caution, comme la dégénérescence du lien entre Rimbaud et Verlaine. Mais ce qui importe, c’est que ces quatre chapitres soient encadrés par un prologue (L’ancien temps) et un épisode final (Tutto va bene) clairement autobiographiques où l’auteur relate un épisode de sa jeunesse – de ses dix-sept ans précisément, l’âge où on n’est pas (etc.). Voici : “À dix-sept ans, Marie et moi remontions la côte Adriatique, depuis Santa Maria di Leuca jusqu’à Rimini, en auto-stop. Marie, c’était ma première fiancée, ma première « bonne amie ». […] Nous étions si jeunes, si insouciants. Ébahis par la beauté des choses, par la violence aussi – la violence des mâles, sifflant Marie à tout bout de champ, l’accostant, tentant des attouchements furtifs.” […] L’hermétisme de certains poèmes de Rimbaud ne nous rebutait pas, bien au contraire : du haut de nos presque dix-sept ans, nous avions le sentiment de pénétrer dans un sanctuaire, d’y surprendre une messe inconnue, de fracasser le sens commun. Au fond, les mots nous éblouissaient par leur obscurité ; nous nagions allègrement dans l’abscons, et nous y étions bien.”

À la toute fin, il est question de trafics et de terrorisme, d’amour (la première fois avec Marie – “pucelle et puceau”) et d’amitiés : “J’ai gardé de solides amitiés avec quelques fantômes exercés aux terreurs nocturnes. Isidore Ducasse s’est souvenu de ces mêmes fantômes, lui qui a voulu dorer le blason du Mal, avant de pactiser avec le Bien.” Nostalgie, remémorations, cinquante ans ou presque ont passé. “Que dirait donc ce garçon revêche et insolent [que je fus] devant l’homme vieillissant que je suis ? – Il éclaterait de rire.”
Kafka, Les dessins, sous la direction d’Andreas Kilcher, Les Cahiers dessinés, novembre 2021, 368 p., 35 €
Sempé, Carnets de bord, Les Cahiers dessinés, octobre 2021, 240 p., 35 €
Le Monde selon Mix & Remix, Les Cahiers dessinés, octobre 2021, 240 p., 32 €
Brad Holland, Géant endormi, Les Cahiers dessinés, octobre 2021, 224 p., 33 €
Frédéric Pajak, J’irai dans les sentiers, Éditions Noir sur Blanc, octobre 2021, 296 p., 25 €