Kafka intérieur/extérieur : 2. Léa Veinstein (J’irai chercher Kafka. Une enquête littéraire)

Léa Veinstein, J'irai chercher Kafka (bandeau © Flammarion)

2024 est l’année du centenaire de la mort de Franz Kafka, le 3 juin 1924. Logiquement, les publications et rééditions s’empilent, au risque de la saturation : rééditions d’œuvres, fin de la trilogie de Reiner Stach au Cherche-Midi, nouvelles parutions dont La vie après Kafka de Magdaléna Platzová (Agullo), etc. La liste promet d’être longue. Parmi tous ces livres, J’irai chercher Kafka. Une enquête littéraire de Léa Veinstein (Flammarion).

Rue Kafka, Prague, 2016 © Diacritik

Comment écrire encore sur Kafka, surtout quand on a déjà consacré sa thèse à l’auteur ? Sans doute en écrivant son rapport constant à ses textes comme sur sa propre biographie, sur les raisons qui ont pu conduire à la fascination qu’il exerce encore sur soi, répond Léa Veinstein.

Elle se souvient de la carte postale posée sur un rayon de bibliothèque dans le bureau de son père qui l’aimantait — « le portrait d’un homme en noir et blanc. Il portait un chapeau, et sur la bouche un sourire dont il était absolument impossible de décider s’il était malicieux et doux ou cruel et moqueur ». Que pouvait-il bien y avoir écrit au recto de cette carte ? Un jour l’enfant brise l’interdit intérieur, elle la retourne : elle est vierge. Le livre de Léa Veinstein est sa manière d’aller chercher Kafka, de lier sa vie à celle de l’auteur (de manière parfois très irritante, d’ailleurs), de noircir le verso de la carte des lignes de texte espérées, de remonter le cours du temps comme de le remettre en mouvement, d’interroger leurs rapports au judaïsme, au sacré (littéraire comme religieux), à la Palestine devenue Israël.

Ce n’est donc plus le sens des textes de Kafka que Léa Veinstein traque désormais mais ses manuscrits, ou plus exactement, puisque Benjamin Balint a déjà écrit sur le procès rocambolesque (et politique) qui a opposé Esther Hoffe à l’État d’Israël (« à qui appartient Kafka ? »), le devenir testamentaire de textes promis à la destruction et qui n’ont cessé d’échapper à ce destin, de la manière la plus romanesque qui soit. Et le récit-enquête de Léa Veinstein épouse ces péripéties, du kunderien titre de chapitre Testaments trahis à une maison de Tel-Aviv, rue Spinoza, où les manuscrits sont menacés par des dizaines et dizaines de chats saturant l’espace et l’atmosphère du lieu, en passant par un billet de Monopoly. Au fil des pages et de l’enquête autant géographique que livresque ou archivistique, on croise Valérie Zenatti, Judith Butler, Nicole Krauss et tant d’autres, jalons d’une quête de soi à travers l’immense absent si présent.

Les récits, romans inachevés, lettres de Kafka, nous les lisons, les commentons sans fin alors qu’ils n’auraient pas dû être entre nos mains. « Ces textes sont des rescapés ». Ils ont échappé à la destruction exigée par l’auteur, ont été sauvé du nazisme par la fuite de Brod en Palestine, ont été archivés après des années « dans le pipi de chat ». Cette réflexion sur une présence absolue née de son contraire est la part la plus bouleversante de ce livre. Léa Veinstein montre combien ce devenir, depuis la demande testamentaire (double) de Kafka et la promesse non tenue (ou tenue autrement) de l’ami Max Brod, est partie intégrante de l’œuvre, d’une écriture « toujours au bord de la disparition ». Kafka est « un mort-vivant : il était déjà mort de son vivant, il vivra après sa mort ».

Léa Veinstein, J’irai chercher Kafka. Une enquête littéraire, éditions Flammarion, 320 p., mars 2024, 21 € — Lire un extrait