En 2014, Laurent Margantin entame un projet que l’on pourrait qualifier de prométhéen : traduire les 1000 pages du Journal de Kafka. Traduire et non retraduire tant la version qu’il propose est différente de celle à laquelle les lecteurs français avaient alors accès (signée Marthe Robert), une version amendée par Max Brod, coupée, délestée de tout ce qui pouvait faire scandale (la fréquentation des bordels) ou paraissait extérieur à la pratique diaristique : les fragments de récits, un chapitre de l’Amérique en cours d’écriture.
Pourtant le journal que Kafka écrit de 1910 à la fin de sa vie (1922, deux ans avant sa mort) n’est pas ce texte rangé et lissé : c’est une « forêt sombre » (première image du premier cahier, « Est-ce que la forêt est toujours là ? La forêt était encore à peu près là »), un labyrinthe de notations ou fragments souvent non datés, un désordre volontaire mêlant quotidien et écriture, un laboratoire intérieur et poétique, une fresque du Prague de l’époque, des portraits, dessins, etc. C’est cette Babel qu’il fallait rendre, celle que traduit magnifiquement l’entreprise de Laurent Margantin.
Ce n’est pas le seul aspect du Journal que rend cette traduction sidérante : Laurent Margantin s’attache aux variations de style et de registres, respecte une syntaxe parfois anarchique, les moments d’urgence comme de stase, c’est un « voyage » (mot de Kafka) avec ses stations, ses moments et ses « lignes de fuite créatrice », l’analogon du « rhizome » qu’est l’œuvre dans son ensemble, selon les termes de Deleuze et Guattari dans leur Kafka (Minuit, 1975).
L’écriture est face à l’énigme du monde (l’énigme étant le socle de l’œuvre de Kafka pour Milena), elle en rend opacités et épiphanies, moments saugrenus ou franchement comiques comme désespoirs, elle naît bien souvent de la nuit et des insomnies, ou d’un temps gagné sur le sommeil en « blocs discontinus ». Le texte est « agencement », poursuivent Deleuze et Guattari qui ne commentent certes pas le Journal mais l’un des mérites du travail de Laurent Margantin est de faire du Journal une part fondamentale de l’œuvre, non un à côté, une marge ou une périphérie. Si le Journal est certes, comme Kafka le note dès les premières pages du premier cahier, « poussé par le désespoir que me cause mon corps et l’avenir de ce corps », c’est un corps du monde qu’il donne aussi à lire, un corps du texte.
La traduction de Laurent Margantin est donc un work in progress, elle-même journal en ce qu’elle apparaît au rythme de sa mise en ligne, dans une respiration qui est aussi celle d’un journal, dans une temporalité qui se rapproche de celle de l’écriture originale. C’est un travail d’écrivain, en allemand comme en français, qui tire par ailleurs partie de la souplesse propre à l’écriture en ligne, de son accessibilité. Tout est ici fascinant et vertigineux, suscitant l’envie de plonger dans un laboratoire en cours, en interrogeant l’écrivain Laurent Margantin sur ce qui a motivé cette entreprise, ce qui l’anime au quotidien et la spécificité, peut-être, de la publication en ligne. Rencontre avec une œuvre ouverte, donc.
Diacritik : Laurent Margantin, vous êtes écrivain et menez de nombreux travaux que celui que nous allons plus spécifiquement évoquer aujourd’hui, mais qui ont tous peut-être désormais la particularité de se détourner de l’édition papier et de jouer de toutes les possibilités qu’offre le web. Quand diriez-vous que cette nécessité s’est imposée à vous et pourquoi ?
Laurent Margantin : Cela s’est fait progressivement à partir de 2000 et de la création de mon premier site, D’autres espaces. Je dois dire que j’avais peu de liens avec l’édition papier, j’ai publié quelques textes en revue, mais envoyé très peu de manuscrits à des éditeurs. Plus j’avançais dans l’écriture web, moins j’en ressentais le besoin. Je ne me suis donc pas détourné du papier, car ma propre activité d’écriture a coïncidé avec l’apparition de l’ordinateur portable (pour moi le premier en 1995) et d’Internet quelques temps après. J’ai éprouvé dès le départ un vrai plaisir à pouvoir mettre des textes librement en ligne, et la démarche éditoriale m’est apparue de plus en plus lourde en tant qu’auteur ou traducteur. Cela vaut aussi pour les revues : rien que l’idée de devoir attendre plusieurs mois pour voir un de mes textes paraître quand il est achevé me dissuade en général de chercher à publier de cette façon-là. Œuvres ouvertes est devenu mon espace principal de publication, même si je suis en général tout à fait d’accord pour qu’on en reprenne des textes ailleurs, en numérique ou papier.
Vous défendez ce que vous nommez le « blogbook ». Là encore, pourriez-vous nous expliquer ce mode de publication et ce qu’il vous permet ?
Il y a quelques années, j’ai écrit un petit « éloge du blogbook ». Je venais d’écrire Aux îles Kerguelen sur un blog, c’était le récit d’un voyage sous la forme d’un journal. En fait, pour composer cet « éloge du blogbook », je m’étais amusé à rassembler quelques tweets où j’avais réfléchi en public à ce que ça pouvait bien être, un blogbook, et il y avait des réflexions du type : « Le blogbook parfait ? Celui qui n’intéresse ni les éditeurs ni les critiques, mais qui est lu par d’excellents lecteurs » ou « Le blogbook fait peur aux écrivains et aux éditeurs, ainsi qu’à beaucoup d’esprits cultivés. C’est donc la forme idéale ».
C’était volontairement provocateur, je répondais au mépris des gens pour le web en défendant l’idée qu’on pouvait y développer une écriture inventive, qu’on devait même le faire, pour des raisons littéraires mais aussi politiques, parce qu’au fond la question de l’écriture web est autant littéraire que politique. Ces idéaux de partage et d’ouverture exprimés sur internet, cela a un sens profond et engage aussi la littérature. Je crois que ça la change même en profondeur, en tout cas ce qu’elle était devenue sous sa forme historique (une période assez courte en fait) dite « éditorialisée », participant d’une réalité commerciale et même industrielle. Il est probable qu’on soit en train de sortir de cette période-là, d’où les formes de publication, souvent sauvages et totalement extérieures aux espaces traditionnels du pouvoir éditorial.
Vos livres passent par le texte mais aussi par un déploiement, des recherches, une publication qui se font sur le web, je pense aux Géographes (2015-2016) ou avant aux Îles Kerguelen. Vos récits sont conçus pour ce mode de publication. Les diffuser en ligne permet les liens hypertextes, une écriture en feuilleté, mais aussi d’adjoindre cartes, photographies, vidéos… Et par ailleurs de faire le choix du rythme de publication, en feuilletons ou épisodes, plusieurs fois par semaine ou par mois. En quoi ce support change-t-il l’écriture, la conception même du texte (au-delà de l’objet livre) ?
Cela s’élabore progressivement, sur des années, et je dois dire difficilement. D’abord parce qu’on est soi-même pris dans l’exigence du livre, celle des autres qui ne vous considèrent comme un écrivain qu’à partir du moment où vous avez des livres en librairie. C’est long de se défaire de ça, il y a une aliénation des gens par rapport au livre, et cette aliénation concerne en premier lieu les auteurs. Même la publication en feuilleton est complètement dépendante de l’idée du livre à laquelle cette publication en épisodes doit idéalement aboutir. On n’arrive pas encore à accepter qu’un texte mis en ligne sur le web – surtout un récit – puisse avoir une justification propre, on dira assez facilement qu’il est englouti dans la masse et qu’il sera vite oublié. Mais on construit le web, il n’existe pas en soi, on y crée des territoires, et je crois que si l’identité du site est forte, alors les lecteurs viennent et reviennent à des textes, s’approprient cet espace de lecture où un auteur existe dans sa singularité, où plusieurs auteurs ensemble peuvent affirmer une communauté d’esprit.
Pour ce qui est ma pratique d’écriture sur le web, je ne peux pas vraiment la différencier d’une autre que j’aurais eue auparavant, c’est le web et cette liberté absolue de publication qui m’ont justement permis d’écrire, et notamment de développer des textes plus longs. Je peux simplement faire part de deux expériences très différentes. Avec Aux îles Kerguelen, écriture journalière, au fil des événements, pendant quelques semaines. Avec Le Chenil, une écriture quotidienne sur un blog externe et sous pseudo, pendant sept mois, avec très peu de lecteurs. Puis retravail du texte, nouveau découpage en 84 épisodes que j’ai ensuite mis en ligne sur Œuvres ouvertes.

Avec Les Géographes, c’est encore autre chose, puisque j’envisage ce projet sur plusieurs années, avec quelques dizaines de narrateurs différents. Parallèlement, j’ai commencé un autre récit, Jean Vilar, avec une mise en ligne à peu près une fois par semaine, parce que j’ai besoin de cette lenteur pour avancer. Dans tous les cas, je rassemble chaque récit et le propose à la lecture avec une liseuse en ligne comme support, Kerguelen a aussi été publié sur papier par une revue web, la Revue des ressources, où j’ai été actif pendant plusieurs années.
Les lecteurs commentent, ils peuvent partager sur les réseaux sociaux (vous avez, par exemple, votre propre compte Twitter @L_Margantin mais aussi des comptes pour chacune de vos entreprises au long cours, @journalKafka, par exemple).
Est-ce que ce rapport différent aux lecteurs a lui aussi une influence sur votre écriture, votre manière de mener le récit, comme le courrier des lecteurs pouvait en avoir une sur le feuilleton au XIXè siècle ?
Non, en fait j’écris vraiment isolé, et en amont, pas au jour le jour (ce que j’ai fait pendant une période). Je mets des textes en ligne qui ont été pour la plupart conçus et rédigés pendant plusieurs mois auparavant. Il y a eu cependant un cas où un lecteur a pu influer sur ce que j’écrivais. Pour la première version du Chenil (le fait de mettre en ligne sur un blog confidentiel m’aidait à poursuivre l’écriture du récit, mais j’étais bien conscient que ce n’était pas la version définitive), une remarque d’un lecteur (un écrivain d’ailleurs) m’avait fait prendre conscience d’un aspect de mon propre texte que je n’avais pas clairement perçu et que j’ai développé. Mais c’est rare. A vrai dire je ne me vois pas du tout publier sur une plateforme collaborative type Wattpad où les lecteurs donnent constamment leur avis sur ce qu’on a mis en ligne, ça me paralyserait je crois.
Votre énorme projet actuel, débuté en 2013 et qui doit se poursuivre jusqu’en 2020, c’est une nouvelle traduction du journal de Kafka. Vous êtes germaniste (agrégation, doctorat sur Novalis), vous avez traduit des récits de Kafka (La Colonie pénitentiaire, Un artiste de la faim…) ou proposé un Kafka inédit avec Chacun porte une chambre en soi : pourquoi la nécessité de re-traduire le Journal, selon vous ? Et en quoi ce nouveau projet s’articule-t-il avec les précédents ?
Avant de traduire Kafka, j’ai surtout traduit dans le cadre de travaux de recherche, notamment sur Novalis et le romantisme allemand. Souvent, la traduction existante ne me satisfaisait pas vraiment, ou alors c’était trop long de chercher dans la masse des fragments. Pour mon livre sur Novalis et les sciences de la terre, j’ai procédé ainsi, l’écriture de l’essai et la traduction avançaient ensemble. Avec Kafka, il n’y a eu dès le départ aucune activité de recherche conjointe. J’ai simplement découvert ses courts récits il y a quelques années. Comme beaucoup de monde, je connaissais les trois grands récits, La Métamorphose, Le Procès et Le Château, mais j’ignorais tout de ces cahiers d’écriture remplis de fragments narratifs ou de courts récits.
J’en ai traduit une centaine qui sont en ligne sur Œuvres ouvertes, puis je me suis lancé dans la traduction d’A la Colonie pénitentiaire et d’Un artiste de la faim. Cela s’est imposé à moi, je ne peux pas trop l’expliquer. Pourquoi traduit-on tel auteur et tel texte ? Quand ce n’est pas une activité professionnelle où l’on est moins libre, il y a une part importante d’intuition : on a le sentiment qu’on va découvrir quelque chose d’essentiel pour soi en le traduisant, et surtout la langue elle-même est celle que l’on veut traduire. La langue de Kafka est si extraordinaire, elle impose un monde en quelques phrases, quelques mots, on est tout de suite entraîné, c’est aussi ce mouvement du récit que l’on veut tenter de rendre dans sa langue, et on trouve ce mouvement à chaque page de ses cahiers. Kafka écrivait la nuit, il retranscrivait souvent des rêves, et sa langue est traversée par la même énergie, la même évidence des rêves, la même violence aussi.
L’articulation entre les textes qu’on traduit n’est pas facile à déceler, mais il y a tout de même cette logique propre à l’écriture fragmentaire qui les rassemble. Ensuite j’ai eu envie de m’inscrire dans une progression au sein même de cette écriture fragmentaire : le Journal, c’est une longue série de récits courts et parfois plus longs, et il n’y a jamais de rupture entre le quotidien vécu par Kafka et l’écriture narrative. C’était expérimental au départ : je ne savais pas exactement quelle serait la nature de l’activité de traduction avec le Journal. Et puis je me suis rendu compte assez vite, dès les premières pages, que j’étais face à un texte qui, aussi célèbre qu’il puisse être, n’avait jamais été vraiment traduit en français, oui, je me suis retrouvé devant un texte inconnu. La première traduction de Marthe Robert est belle, réalisée dans un français classique, mais elle ne rend pas, elle gomme même le texte original, souvent lâche sur le plan syntaxique et parfois dépourvu de ponctuation, une écriture de journal justement, totalement libre et surtout rapide. Il n’était pas possible de plaquer sur ce texte une écriture littéraire classique, celle du récit par exemple (même celle de Kafka lui-même), il fallait rendre en français l’écriture propre du Journal.

Il ne s’agit pas seulement de rendre une langue qui a été « appauvrie » ou aplatie par son passage dans un français très / trop classique (jusqu’à la ponctuation qui avait été rationalisée et lissée), mais de donner à lire aux lecteurs français des passages inédits parce qu’ils ont été caviardés par Max Brod, qu’ils ont été déplacés par ce même Max Brod dans d’autres parties de l’œuvre (La Tentation au village) ou qu’ils ne figuraient pas dans la traduction jusqu’ici disponible en France, celle de Marthe Robert (les mentions du bordel en particulier). Vous pouvez nous en dire plus ?
J’ai remarqué dès le premier cahier que certains passages du Journal avaient sauté dans la première édition « complète » de Max Brod (1951) dont s’est servi Marthe Robert pour sa propre traduction. Par exemple celui-ci dans une page spéciale puisqu’on y trouve aussi un dessin de la main de Kafka : « Je suis passé devant le bordel comme devant la maison d’une maîtresse ».
Il y a aussi le fait que Brod publie le Journal à une époque où des personnes qui y sont évoquées sont encore vivantes, il les remplace donc par des initiales. Il a fallu attendre l’édition critique allemande publiée dans les années 90 par les éditions Fischer pour avoir accès au texte dans sa totalité.
La découverte la plus importante que j’ai faite est très récente : en commençant à traduire le quatrième cahier (le Journal est composé de 12 cahiers au total), je me suis rendu compte que Brod avait expurgé un long passage où Kafka faisait le portrait d’un collectionneur, Anton Max Pachinger, qui était également un pornographe, et que ces pages avaient une résonance singulière avec notre propre actualité quant au traitement réservé encore aujourd’hui aux femmes dans notre société. Max Brod, évidemment, avait voulu éviter de choquer les lecteurs de Kafka, déjà figé par la publication antérieure de ses récits dans la figure d’un écrivain entièrement dédié à la littérature et à un imaginaire où la sexualité est absente. Or ce que nous donne à voir le Journal, c’est que Kafka était évidemment occupé par sa propre sexualité et qu’il était attentif à la présence de jeunes filles ou jeunes femmes dans son environnement. Je vais sans doute faire d’autres découvertes de cet ordre.
Autre chose : comme vous le signaliez, Brod a évacué tous les éléments narratifs présents dans les cahiers du Journal, et surtout il a réorganisé les fragments proprement diaristiques selon l’ordre chronologique. Or Kafka ne datait pas tout ce qu’il écrivait, et surtout il tenait parfois plusieurs cahiers en même temps, si bien qu’à travers cette fabrication du Journal on a perdu la nature même du texte. Car chez Kafka tout est mêlé et surtout tout est de l’ordre de l’écriture littéraire : ainsi, il se servait d’abord de calepins qu’on a retrouvés dans lesquels il écrivait quelques mots sur un événement du quotidien, et quelques jours plus tard il composait un texte plus long, souvent très descriptif et très riche sur un plan littéraire, même si c’était écrit assez librement comme je l’ai dit. Il se servait donc bien du Journal pour en quelque sorte s’exercer à la narration, dans l’espoir de pouvoir se consacrer bientôt à une entreprise romanesque plus longue, ce qu’il fit d’abord avec Amérique en 1912, soit peu de temps après avoir écrit déjà un bon tiers de son Journal.
La publication régulière en ligne de votre traduction — 2 cahiers par an — va au-delà de la seule restitution d’un texte que nous ne connaissions que partiellement — et ce serait, en soi, une justification suffisante de ce projet prométhéen !
Vous jouez une nouvelle fois de toute la richesse de l’écriture en ligne — illustrations, liens, notes, mots clés qui font du texte un réseau, une bibliothèque borgésienne etc. — et surtout le rythme de la publication rejoint celui de la publication d’un journal voire sa poétique (le fragment, les départs de récit, les ellipses, etc.) : il y a donc, selon vous, une adéquation parfaite entre le type de texte (un journal formé de cahiers d’écriture) et son support, une véritable poétique du support ?
Oui, c’est quelque chose qui est propre au web en général : on peut inscrire l’écriture et la publication d’un texte dans une temporalité disons réelle vécue par les lecteurs. Cela relance complètement le récit de voyage, on prend un vrai plaisir à être là où on est et à raconter au jour le jour, j’en avais fait l’expérience avec Kerguelen, même si comme je le disais précédemment j’opte généralement pour une écriture en amont. Mais là, comme avec le Journal, on peut vraiment donner le texte au fur et à mesure de la traduction, et le fait que plusieurs lecteurs en ligne le découvrent en même temps permet une expérience collective assez singulière, qu’on ne peut pas vivre avec le livre traditionnel. Je regrette qu’il n’y ait pas plus d’écrivains qui tentent cela, même si je suis au quotidien un ou deux journaux littéraires, je pense en particulier à celui de Guillaume Vissac.
Il y a une double dimension (au-delà de la restitution d’un texte plus proche de l’original) dans votre entreprise : temporelle et spatiale, pourrait-on dire. La traduction française distordait le temps du journal, jouait avec sa chronologie. Et spatiale, puisque, parallèlement à la traduction du journal, vous construisez un « Prague univers de Kafka » ; vous pouvez là encore nous en dire un peu plus sur ce qui a motivé ce projet ? En quoi sa nécessité vous est-elle apparue non pas en amont, comme une idée extérieure, mais depuis le texte de Kafka, dans cette volonté plus générale de l’actualiser ou d’en montrer l’actualité pérenne ?
En effet, j’ai commencé par tout simplement traduire et mettre en ligne au fur et à mesure, et avec le temps je me suis rendu compte qu’on pouvait faire, sur le web, quelque chose de totalement nouveau : situer les textes de Kafka qui se réfèrent constamment aux lieux où il se trouve à l’aide de Google Map ou de Google Earth (je découpe ainsi certaines vues ou certaines cartes en ligne et les intègre dans l’appareil critique, ou bien j’intègre un lien qui conduit à un endroit précis dans Prague), ou encore replonger le texte dans le contexte historique et culturel de l’époque en se servant des journaux de l’époque désormais entièrement numérisés, journaux comme le Prager Tagblatt que lisait quotidiennement Kafka et dans lequel publiait également Max Brod. On retrouve par exemple dans ces journaux des articles sur des conférences ou des représentations théâtrales évoqués dans le Journal, et c’est vraiment passionnant de pouvoir associer les deux, le web permet cette plongée immédiate autant dans l’espace que dans le temps, et surtout l’appareil critique prend une toute nouvelle dimension. On fait une espèce de traduction en 3D.
En quoi diriez-vous que le Kafka que les lecteurs du Journal découvrent à travers votre traduction est-il différent de celui qui a été sinon fixé du moins balisé par l’académie ou les publications papier ?
Depuis les grands textes de Blanchot qui ont été publiés au moment des premières traductions en français de Kafka et notamment du Journal, le personnage de l’écrivain était devenu une espèce de figure légendaire froide et lointaine, associée à tout ce qui était « kafkaïen ». Le contexte historique permet aussi d’expliquer ce phénomène : on a vu dans l’œuvre de Kafka une espèce de préfiguration de l’univers concentrationnaire. Après la Seconde guerre mondiale, les premiers lecteurs de Kafka ne pouvaient qu’associer son écriture avec ce qu’ils avaient vu et vécu.
Or l’homme Kafka, dans son expérience quotidienne et forcenée de l’écriture, est complexe. Il n’était pas le petit bureaucrate qu’on se représente souvent, mais un cadre supérieur de l’office d’assurances où il travaillait, il s’occupait également d’une usine d’amiante dans laquelle il avait investi avec son père et son beau-frère, dans le Journal il raconte ses trajets en tramway pour s’y rendre. De par ces activités professionnelles, il était en contact permanent avec le monde ouvrier et il s’occupait notamment des questions d’assurance pour les accidentés du travail. Tout cela lui a permis de vivre au quotidien les pires aspects de la société industrielle qui imposait un système de domination de l’individu toujours plus perfectionné.
Et puis on découvre un Kafka tourné vers le dehors, intéressé par la vie culturelle de Prague, allant au théâtre et assistant à des conférences, aimant retrouver ses amis. Bien loin encore une fois de l’image de reclus et de prisonnier de sa famille (ce qu’il était aussi d’ailleurs, surtout sur le plan psychique). Et cette redécouverte du Journal dans tous ses aspects personnels et sociaux permet en même temps de voir l’écrivain en devenir, au sein même des tensions multiples qui l’habitent.

Il est une dimension que nous n’avons pas encore évoquée et qui est au centre de votre travail. Vous avez fait appel à des dons pour soutenir votre traduction, mais elle est en accès libre et gratuit, publiée sur Œuvres ouvertes. En quoi cette dimension vous semble-t-elle fondamentale ?
Pendant quinze ans de web je n’ai jamais rien demandé. J’ai lancé cette action en janvier dernier pour proposer de soutenir le lancement d’une édition critique en ligne du Journal de Kafka. Les fonds récoltés permettent de rénover le site et de proposer une nouvelle ergonomie de lecture pour le Journal. Je ne crois pas que cela puisse marcher systématiquement, la plupart des donateurs sont des lecteurs d’œuvres ouvertes depuis de nombreuses années, c’est pour eux je crois une façon de remercier pour les 4000 textes en accès ouvert sur le site, et pour tout le travail que cela représente. Mais encore une fois cet appel aux dons est exceptionnel. Plus généralement, je ne cherche pas de modèle économique propre au web, cela ne fait pas partie de mes préoccupations, certainement parce que j’ai toujours eu une activité salariée qui me permettait de ne pas dépendre de quelque autre financement que ce soit.
L’ampleur de ce type d’écriture (au-delà du seul mode de publication) vous semble-t-elle prise en compte à sa juste valeur en France ? N’y a-t-il pas un écart entre la fidélité de vos lecteurs, leur nombre chaque jour, et la réception critique de ce type d’entreprise ? Et, question corollaire, pourquoi cette frilosité de la critique traditionnelle ?
La critique littéraire existe dans un rapport de consanguinité avec les maisons d’édition, ce n’est pas nouveau, c’est même un système mis en place par quelques « grands éditeurs ». En France, on trouve des critiques littéraires qui sont en même temps publiés dans une grande maison d’édition parisienne et qui écrivent des compte-rendus sur des livres qu’elle publie. La critique s’inscrit dans un système marchand, elle est devenue une forme un peu élaborée – mais de moins en moins – de promotion totalement intégrée au marketing des maisons d’édition. Il y a donc des raisons sociologiques et économiques lourdes qui empêchent l’apparition de toute démarche critique qui soit extérieure au système marchand.
Le fait que le web littéraire soit totalement ignoré par la critique révèle avec force que celle-ci a avant tout une fonction économique, même si elle se conçoit elle-même comme une activité noble, désintéressée, ce qu’elle n’est quasiment jamais en vérité, car le livre est avant tout une marchandise et il se monnaye de différentes façons.
Donc je n’attends rien de la critique littéraire en tant qu’auteur publiant sur le web. D’autres auteurs sur le web ont choisi de renoncer à l’écriture sur blog pour proposer des ebooks et des livres en librairie en attendant une reconnaissance du monde littéraire traditionnel, je pense que c’est une régression. Il me semble qu’il faut continuer à travailler vaille que vaille au développement d’un web littéraire autosuffisant, et dans ce cadre-là il y a d’autres modes de réflexion critiques à inventer.
Dans le cadre de la web-association des auteurs que j’ai fondée en 2013 avec quelques ami(e)s, nous proposons les premières résidences d’écriture numérique à l’automne prochain. Des blogueurs (auteurs eux-mêmes le plus souvent) accueilleront des écrivains dont ils proposeront de lire une œuvre sur plusieurs semaines ou plusieurs mois, un entretien (pourquoi pas vidéo), des ressources diverses. Ce sera une forme de compagnonnage littéraire, invitant à découvrir un auteur, une écriture. Je vois poindre ici et là des formes de réception critique de ce qui se crée sur le web, je pense par exemple au travail remarquable de Noëlle Rollet sur son blog Glossolalies.
Je le disais au début de cet entretien, vous n’êtes pas « que » traducteur, vous êtes écrivain. En quoi la traduction influe-t-elle sur vos écrits, y a-t-il une complémentarité, un enrichissement mutuel, de même que tout écrivain est d’abord un lecteur ? Et un traducteur serait alors à la fois un archi-lecteur ou un hyperlecteur et un écrivain…
Quand on traduit, on n’est jamais loin de l’écriture personnelle. Traduire, c’est être dans la langue, y avancer lentement, pas à pas. Bizarrement, cette lenteur et cette espèce d’avancée hésitante dans le texte génèrent des accélérations sur le plan de sa propre écriture (ce qui s’est passé pour moi avec mon récit Le Chenil).
Influence, je ne sais pas, de manière souterraine sans doute, mais le fait qu’on soit dans un climat d’écriture parce qu’on est dans la proximité mentale d’un auteur « en train d’écrire », cela conduit à se concentrer sur sa propre écriture, quitte à s’arrêter de traduire pendant quelques temps. Il y a de nombreux exemples d’écrivains qui traduisaient quand ils ne pouvaient pas écrire, et qui dans la traduction justement retrouvaient l’énergie pour écrire à nouveau, je pense en particulier à Goethe, traducteur notamment de Diderot ou du Roman de renard en allemand. Et je me suis particulièrement intéressé au premier romantisme allemand où l’on trouve une théorie de la littérature dans laquelle la traduction acquiert une dimension proprement recréatrice de l’œuvre elle-même et pour laquelle toute écriture est une forme de traduction.
La traduction de ce journal est une entreprise très vaste, dont vous envisagez une fin vers 2020. Vous avez déjà imaginé l’après ? Kafka toujours ?
2020… J’ai été sans doute optimiste, vu que je ne fais pas que ça, et que les recherches pour l’appareil critique me prennent de plus en plus de temps ! Si je termine ce travail, ce sera déjà bien. J’ai des projets d’écriture, pas de traduction, mais c’est encore loin… et j’aime bien être dans ce travail, sans me projeter dans l’après.
Et pour lire, le Journal de Kafka dans la traduction de Laurent Margantin et son riche appareil critique, c’est ici. — Pour soutenir le projet, c’est là
