Dans cette période agitée de rentrée littéraire avec près de cinq cents titres à se mettre sous la dent, le roman plus ou moins autobiographique d’Alexander Grothendieck (Berlin 1928 – Saint Lizier 1914), Récoltes et semailles, paru chez Gallimard début 2022, mais écrit entre 1983 et 1986, devrait être pris en considération pour recevoir non seulement tous les prix prestigieux existants, Goncourt et compagnie, mais aussi tous ceux qui n’existent pas. Après tout, Irène Némirovsky a bien reçu, elle, le prix Renaudot 2004 pour sa belle Suite française, écrite entre 1940 et 1942. Soyons fous ! Belote, rebelote et dix de der !
Des esprits chagrins vont argüer que Grothendieck n’est pas romancier, mais mathématicien. Quelle étroitesse d’esprit, les gars ! Chez tout scientifique niche un romancier qui n’ose pas l’avouer. Par pudeur, par crainte du ridicule, ou pour plein d’autres raisons, allez savoir ! Quelques-uns, rares, ont osé se frotter à la chose littéraire. L’ingénieur Robert Musil, par exemple, dont L’Homme sans qualités poursuit, au demeurant, un projet similaire à celui de Grothendieck : « On doit reprendre possession de l’irréalité : la réalité n’a plus aucun sens », lance, péremptoire, Ulrich à sa cousine Diotime.
L’ingénieur Ludwig Wittgenstein a voulu lui aussi s’y aventurer, avant qu’on ne lui ferme la porte au nez. À l’automne 1919, il envoie son Tractatus à la revue littéraire Der Brenner (Le Brûleur), dirigée par Ludwig von Ficker, l’éditeur de Trakl, de Krauss et de bien d’autres : « L’œuvre, écrit-il dans sa lettre de présentation, est strictement philosophique et en même temps littéraire, mais sans bavardages inutiles. » Que n’a-t-il pas dit là, le malheureux ! Sans bavardages inutiles, un texte littéraire n’en est pas un ! Refusé. Apprenez à bavarder et on verra ce qu’il en est de vos prétentions littéraires !
Grothendieck ne fut pas en reste. Bien que son texte, question taille, soit à l’opposé du Tractatus : presque deux mille pages serrées pour l’un contre à peine soixante-dix pages aphoristiques pour l’autre. Christian Bourgeois, dit-on, faillit le publier, avant de renoncer, allez savoir pourquoi. Inexplicable, son refus. Oui, comme a pu l’écrire Goethe en son temps, il faudrait un enfer particulier pour les éditeurs. Pour bien les rôtir. Bien les caraméliser. À feu lent, très, très lent. Thomas Bernhard était du même avis. Je l’évoque ici, parce qu’il y a entre lui et Grothendieck, me semble-t-il, un indéniable air de famille. Sauf que, à côté de Récoltes et semailles, La Plâtrière (1970), Corrections (1975), Maîtres anciens (1985) ou encore Extinction (1986), c’est de la gnognotte.
Du menu fretin. Un apprenti, Bernhard à côté de Grothendieck. Moi, j’ai été un fan inconditionnel du romancier autrichien, jusqu’à ce que je tombe, fin 2002, sur le tapuscrit, presque clandestin, de Récoltes et semailles, dégotté dans la bibliothèque de mathématiques du CNRS à l’université de Nice. Au parc Valrose. Alors, ce fut l’éblouissement. Je n’en revenais pas que l’on puisse écrire des choses pareilles. Si poignantes. Si fascinantes. Si folles. Un récit de vie qui n‘en était pas un, sans cesser d’en être un du début jusqu’à la fin. Autour des trois axes qui, du propre aveu du narrateur, ont rythmé sa vie : la mathématique, la femme, la méditation. Des pages et des pages auxquelles, le plus souvent, je n’y comprenais que couic. Sans pour autant pouvoir les lâcher. Ébloui par « cette obscure clarté » qui tombait de l’étoile Grothendieck. Depuis, je ne cesse de le lire et le relire. Un work in progress qui avance par ajouts successifs, de note en note, de chapitre en chapitre, de commentaire en commentaire, revenant constamment sur eux-mêmes pour tenter d’expliquer pourquoi le narrateur a tout fait pour quitter la mathématique et pourquoi la mathématique a tout fait pour ne pas le quitter. Oui, Grothendieck narre son effort pour narrer dans la narration elle-même, réfléchit sur son écriture au fur et à mesure qu’il écrit. Un journal de bord où le présent immédiat s’enchevêtre sans cesse avec le passé dans une fuite en avant qui n’est rien d’autre qu’une fuite en arrière. Qui fait mieux dès nos jours ?
Il m’est arrivé de parler ailleurs, dans le numéro 80 de la revue Alliage (été 2019), de ce que j’ai appelé la maladie Grothendieck. Dont sont atteints, parfois, ceux qui le lisent. Un paludisme de l’âme. Quand le parasite vous parasite, c’est pour la vie. Moi j’ai poussé le vice, jusqu’à avaler, sur ma lancée, la dizaine de lectures grothendieckiennes sur Youtube, où d’éminents mathématiciens parlent des découvertes géométriques de Grothendieck. Formules et démonstrations à l’appui. Du chinois pour moi. Pire que du chinois. Un délice. Après chaque visionnage, je revenais sur Récoltes et semailles, et à chaque fois c’était pire. Pire en mieux, je veux dire, en plus éblouissant. En plus romanesque. En plus terrible. Oui, je n’en démords pas, Grothendieck est avant tout un romancier. Un vrai. Enraciné, certainement à son insu, dans la tradition littéraire la plus noble.
Ne faisons pas le malin. De toute évidence Grothendieck n’a pas voulu écrire un roman. Le sous-titre de Récoltes et semailles, « Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien », laisse peu de doutes à ce sujet. Il affiche clairement ses intentions. Mais le résultat lui échappe. Ça arrive souvent, ça. Prenez le Quichotte. Cervantès voulait seulement railler les livres de chevalerie, un point c’est tout. Et dépasser en renommée Lope de Vega, qu’il détestait. C’est déjà pas mal comme objectif. Pourtant, clopin-clopant, sans en avoir pleinement conscience, il fonde un genre littéraire. Kafka, à sa manière, n’a rien fait d’autre. Son intention était d’écrire des simples paraboles avec, si possible, quelques bestioles au milieu. Il en a résulté des terribles sentences, prononcées par des juges implacables, et exécutées dans la tête du lecteur. De chaque lecteur. Kif-kif pour Grothendieck. De digression en digression, de clarification en clarification, de repentir en repentir, de réminiscence en réminiscence, de rêve en rêve, de formule mathématique en formule mathématique, sans s’en apercevoir, il a écrit un roman. En quatre parties, plus une présentation rédigée a posteriori, précédée à son tour d’un avant-propos, qui est comme une annonce. Nous savons tous, ou devrions le savoir, que le thème de l’annonciation est porteur de littérature, car porteur de parole et d’enfantement.
C’est de ça dont il s’agit avec un livre, non ? Le bébé de l’écrivain. Même s’il est moche. Même s’il lui manque un bras. Annoncé dans la tête du romancier, par un petit archange qui le met au parfum d’une manière plus ou moins nette : attention, roman en gestation ! Or, dans Récoltes et semailles il n’est question que de ça : de l’Enfant et de la Mère. Un peu du Père, mais surtout de l’Enfant et de la Mère. Surtout, quand il parle maths. Là, il y va, Grothendieck. Normal que ce roman fonctionne comme une annonciation. Dans laquelle, l’auteur, mégalomane à souhait, se prend pour tout le monde. Pour Luc, qui écrit le récit de l’annonce dans son évangile particulier. Pour l‘archange Gabriel, porteur du message : « Réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi ». Pour Marie elle-même, en qui il se sent incarné. Son côté féminin, son côté yin, dirait-il. Il exagère, le bougre ! Mais bon, un romancier qui n’exagère pas, a-t-il le droit de s’en croire un ? Et de se mettre donc à la tâche… Comme un damné. Trois années durant à noircir du papier. Nuit et jour. À moitié reclus dans un petit village de l’Hérault, Olme-et-Villecun, près de Lodève.
Convaincu que ce qu’il écrivait c’était un témoignage. Rien de plus. Rien de moins. Un témoignage sur lui et sur les autres, sur sa maman, sur son papa, sur sa sœur, sur ses amis, sur sa femme et ses enfants. Des réflexions. Sur tout ce beau monde. Pas que. Sur le yin et le yang, une question qui le turlupine depuis quelque temps déjà. Sur les ‘motifs’, sur la chomologie étale (qu’es aco ?) et autres thèmes mathématiques à la beauté mystérieuse. Et par-dessus tout, il déblatère sur l’ami qui l’a trahi. Pierre Déligne. Son disciple. Qui lui a pompé, dit-il, plein d‘idées en faisant comme s’il ne lui pompait rien du tout. Il a une vraie dent contre lui. Une rancœur inépuisable qui va de pair avec un amour tout aussi inépuisable. Une manière comme une autre de déblatérer contre le milieu des mathématiciens qu’il ne porte vraiment pas dans son cœur. Et, oh miracle, à la fin de tout ça… un roman. Le roman d’une vie habitée par la mathématique. Tout est mathématique, chez Grothendieck. L’amour est mathématique… la révolution est mathématique… l’amitié est mathématique… et la trahison… et la rancœur… et l’écologie… et le Collège de France… et les pâquerettes de son jardin… et sa maman qui perd un peu la boule, mais c’est sa maman… et son papa manchot, anarchiste et photographe,… Tout, vraiment tout. Rien n’échappe à la mathématique. Car l’enfant EST la mathématique. Et Alexander Grothendieck EST l’enfant. Il s’est égaré, certes, quinze années durant, de 1955 à 1970 (en réalité, Grothendieck triche un peu, car l’égarement commence en 1948, quand il rejoint, jeune étudiant l’université de Nancy), pendant lesquelles il a oublié, à la manière de Heidegger oubliant l’être, l’’enfant’ qui est en lui, qui n’a jamais cessé d’être en lui, endormi dans un recoin de son être, chassé par le ‘patron’ (c’est sa terminologie), par ce moi porté par la dialectique maître/disciple du milieu infect des mathématiciens imbus de leur savoir/pouvoir. Et de partir dare-dare, dans Récoltes et semailles, à la recherche de la pureté de l’enfant et de la récupérer dans les décombres de son ‘être-patron’. De récupérer l’innocence de l’enfant sans laquelle point de mathématique heureuse. Et fructueuse. Récoltes et semailles est l’histoire de cet égarement et de ces retrouvailles (ou tentatives de retrouvailles).
Qu’on se le dise, oui ! Être mathématique, toute une vie, du commencement à la fin, n’est pas de tout repos. C’est même harassant. Le roman de Grothedieck nous parle justement de ce non-repos dans la mathématique d’une vie. De cette volonté de pureté. À tout instant. C’est ardu, le bouquin. Ça en vaut la peine. Même si on en sort épuisé. Hagard. Car trop de pureté épuise. Trop de mathématique épuise. Surtout quand on n’y comprend que dalle. En s’en fichant comme d’une guigne de savoir si Grothendieck a raison ou tort dans ses critiques à tout va, parce que quand on lit un roman, quel qu’il soit, on se fiche de savoir qui a raison et qui a tort. On ne demande qu’une seule chose à un roman : qu’il fonctionne, qu’il soit efficace, voilà.
L’appétence romanesque, de Grothendieck saute aux yeux. Il se peut que, dans son esprit, il ait voulu répondre, trente ans après, au roman autobiographique, encore inédit, de sa maman, Hanka Grothendieck, écrit entre 1945 et 1952 : Eine Frau. Qu’il ait voulu le poursuivre par d’autres moyens. Le résultat est là. Un peu à la manière de Kafka, qu’il ne mentionne absolument pas dans toute son œuvre. L’a-t-il lu seulement ? Incapable de le dire. Pourtant, le personnage principal de Récoltes et semailles, le narrateur de cette sorte d’évangile mathématique, est un géomètre. Tout comme le Joseph K du Château.
L’un et l’autre veulent infructueusement entrer dans une bâtisse (celle de la littérature pour l’un, celle de la mathématique pour l’autre), jusqu’à ce qu’ils comprennent que ceux qui les en empêchent ce ne sont pas les autres, mais eux-mêmes. Comme le Joseph K du Procès devant la porte de la Loi. Kafka finira par lâcher prise et abandonnera la rédaction de son roman quelques mois seulement après l’avoir commencé, fin janvier 1922, à la station hivernale de Spindelmüehle : « Le travail se referme, comme une plaie non guérie peut se refermer. » (Journal, 8, mai 1922). Grothendieck en revanche, poursuivra, obstiné, sa tâche, dans une fuite en avant qui aspire à rendre compte d’une impasse dont Récoltes et semailles porte pour nous témoignage.
Alexandre Grothendieck, Récoltes et Semailles I, II. Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien, Gallimard, « Tel », coffret deux volumes, janvier 2022, 29 € 50 — Feuilleter le volume 1 — Feuilleter le volume 2