Se retenir de commenter la poésie, jusqu’au jour où l’amitié commande de rompre avec ce pacte non écrit. Dans l’impossibilité de se dérober, le lecteur non praticien sort de sa réserve et, après avoir taillé dans la matière qu’il se propose de faire passer, bricole quelques agencements. Drelin’, drelin’, le leitmotiv du montage revient dans ces chroniques comme le train électrique offert au jeune Sammy Fabelman passe et repasse, jusqu’au crash, sur le circuit ovale de l’atelier paternel [en aparté : il faudra revenir un de ces quatre sur The Fabelmans – film plutôt réussi d’un cinéaste, Steven Spielberg, qui d’ordinaire me laisse indifférent –, ne serait-ce que pour interroger cette curieuse unanimité critique, les plus fins comme les plus crétins des commentateurs en place lui ayant accordé une même pluie d’étoiles à laquelle je veux bien souscrire, même si quelques traces de sentimentalité conventionnelle gâchent un peu la fête.
éditions Unes
1.
Comment aborder Poésies d’Herman Melville, ce recueil “monstre” que viennent de publier les éditions Unes ? Peut-être en commençant par lire la longue et éclairante préface de son traducteur, Thierry Gillybœuf : “C’est vraisemblablement cette démesure du souffle melvillien qui n’a cessé d’alimenter, de son vivant, l’incompréhension entourant son œuvre”.
Après une semaine de pause, vingt-cinquième constellation de l’année, avec cinq (ou neuf) livres (tout dépend comment on compte) dont la pagination n’est pas excessive : lus dans les intervalles du travail, parfois à la maison, parfois dehors (en particulier dans les transports) – le bonheur étant de s’installer dans un dedans du dehors : une véranda par exemple, où Internet serait coupé (comme dans le troisième Conte du hasard de Ryusuke Hamaguchi).
Fritz Lang dit à la fin du Mépris qu’“il faut toujours terminer ce qu’on a commencé”. Gaston Planet, peintre dont l’œuvre et la personnalité restent présentes chez celles et ceux qui l’ont rencontré (il est mort en 1981 à l’âge de 43 ans), disait qu’“il y a des abandons qui sont doux, très doux. Il y a des renoncements aussi qui sont satisfaisants.” J’ai annoncé à la fin de l’épisode précédent que la deuxième partie de cette “brocante de fin d’été” serait une “session de rattrapage” consacrée à un petit nombre d’ouvrages, de poésie, de bande dessinée, ainsi qu’à trois films et une exposition. Du coup, à moins de succomber à la douceur de l’abandon (ce qui ne serait pas une mauvaise idée : la canicule régressant, le temps enfin clément incite à la promenade), il faut y aller, en pleine conscience que cette “session” ne rattrapera qu’imparfaitement ce qui n’aura pas été “oublié”. So May We Start ?
Et de nouveau, l’envie d’en finir, non pas avec les livres – c’est-à-dire les cahiers de papier imprimé, massicotés ou non, reliés ou non –, mais avec les genres. Et pourtant, impossible de s’en débarrasser – pourquoi ? Après la bande dessinée, la poésie : dans les deux cas, c’est lié à l’amitié ; ou plutôt à la fidélité.
Et, une fois de plus, je jette un rapide coup d’œil sur la pile de lectures en attente (ou déjà faites, mais pour certaines en voie de relecture) et me demande comment rendre compte de cette somme, de la manière la plus simple possible – sans rien oublier. Ce n’est pas que la pile soit énorme, mais quand même, rien d’évident à l’épuiser sans s’épuiser (prenant de plus le risque d’épuiser qui se hasarde à suivre ces élucubrations). La curiosité – héritage de Michel Butor et de quelques autres – est toujours là. So may we start ?
N’étant jamais ni leur préoccupation centrale, ni un point critique dans leurs systèmes, les philosophes depuis Platon et Aristote se sont souvent intéressés à la littérature pour la traiter en petite sœur étourdie.
1.
Je me souviens du livre de Gustave Geffroy, Monet, sa vie, son œuvre, que Macula a réédité en 1980. Publié du vivant de Monet, c’est une somme essentielle sur ce “fort gaillard” rencontré en 1886 à Belle-Île-en-Mer avec qui Geffroy aura tissé une belle d’amitié – le critique d’art ayant suivi le travail du peintre pendant quatre décennies (les deux sont décédés en 1926).
Certaines disparitions suscitent un grand émoi, y compris (et probablement surtout) chez les personnes qui n’ont jamais approché de près ou de loin ce ou cette disparu(e) qui les aura pourtant marqués de manière indélébile, ayant insidieusement imprimé dans leur tête des ritournelles, des mots ou des images dont il ne leur sera pas facile de se débarrasser. D’autres sont, au contraire, à peine annoncées. Il m’arrive d’informer mes amis d’un décès, sur Facebook par exemple (ma page n’étant pas publique), et d’ainsi tenter de conjurer l’indifférence.
Prologue : Maladie mélodie (en souvenir de Maurice Roche). Je fais rapidement le compte des ouvrages qui ont formé la matière des “papiers” que j’ai publiés ici-même en 2021 – de la toute première Constellation d’hiver à cette huitième et dernière d’automne – et j’obtiens 155, soit un multiple de 31.
Comme il serait tentant de procéder comme Willem le fait depuis plus de quarante ans avec ses chroniques – Revue de presse, Images, Autre chose, etc. – pour Charlie Hebdo ou Libération : avoir à sa disposition un espace, pas nécessairement de grande dimension, où recenser quelques nouveautés, choisissant pour chaque ouvrage une image (et même le plus souvent un fragment d’image), à laquelle se contenter d’ajouter quelques mots – à peine une phrase – pour donner le ton. Et ce peu, ce très peu parfois, suffit pour que les lecteurs se disent que, si Willem en parle, c’est que l’ouvrage en vaut la peine.
Comment nomme-t-on aujourd’hui ce qu’on appelait un “papier” au temps où les frappes des machines étaient vraiment sonores ? Écrivant ces mots, je me désole d’entendre ces petits sons produits par le clavier d’ordinateur et les recouvre aussitôt d’une musique qui a la propriété de se mêler agréablement aux sons du dehors, aujourd’hui printaniers, et aux bruits des pages qu’on tourne. Parfois, c’est Schubert (Rosamunde) ; d’autres fois, Morton Feldman (Rothko Chapel) ; ou encore Cat Power, mais cette dernière en solo : Speaking for Trees, délicat bruissement, au bord du silence (pour ne pas dire : du précipice), où la voix semble d’autant plus juste qu’elle s’avère fragile. Une fois ces matériaux sonores et musicaux correctement mixés, c’est-à-dire se faisant oublier tout en apportant cette énergie mystérieuse qui permet d’avancer sans se rendre compte que le temps passe, des voix surgissent – prennent corps. Et quand leur présence devient manifeste, on est aussitôt téléporté sur le Terrain vague, cette autre scène où l’on touche concrètement les matières, comme on ramasse des morceaux de poterie ou des flèches brisées à terre.
Et une fois de plus, écrivant non au fil de la plume, mais au crayon et à la gomme, le prétendu critique s’aventure du côté de la chronique. Il note en passant que ces deux mots ont six lettres en commun : crique, soit le lieu d’abordage qui ouvre sur les sentiers du terrain vague. Il fait attention de bien écrire crique, et non cirque – ou alors en accordant à ce dernier mot un sens lunaire, notre chroniqueur l’étant forcément un peu (dans la lune), surtout quand il esquisse ses “papiers” en marchant, ou en rêvant.
Ayant à expliquer ce qu’était selon lui le poème, William Carlos Williams déclarait le penser sur le modèle d’« une petite (ou une grosse) machine faite de mots », étrangère à toute prétention d’ordre sentimental, et dont le « mouvement est intrinsèque, onduleux, et de caractère plus physique que littéraire ». Définition salutaire, qui nous rappelle tout à la fois l’importance de la matérialité de l’écriture poétique — le travail de la langue (double génitif) — et l’intégrité pragmatique qu’elle suppose. On se dit qu’en lisant un poème, a fortiori un livre de poésie, on serait bien inspiré, avant toute chose, de ne pas oublier de se demander à quelle sorte de « machine » on a affaire. Et puis, dans la foulée, à quel type de mouvement spécifique la « machine » obéit tandis qu’elle-même commande celui de notre propre acte de lecture.