Et de nouveau, l’envie d’en finir, non pas avec les livres – c’est-à-dire les cahiers de papier imprimé, massicotés ou non, reliés ou non –, mais avec les genres. Et pourtant, impossible de s’en débarrasser – pourquoi ? Après la bande dessinée, la poésie : dans les deux cas, c’est lié à l’amitié ; ou plutôt à la fidélité. Ça commence dans l’enfance, ça s’aggrave à l’adolescence, et, une fois passé de l’autre côté (non du miroir, mais dans le monde prétendument adulte), on tente non sans mal d’entretenir ce qui nous a éveillé. Mais, le temps passant, et avec lui l’accumulation des lectures, nous n’en restons pas moins ignorants, en conscience que nous ne rentrerons jamais dans le rang des spécialistes, des maniaques des genres, des érudits, des collectionneurs féroces. Lire, c’est tenter de tenir un journal, c’est-à-dire : répondre à qui (ou quoi) nous incite à engager un dialogue, par un commentaire, non pas critique, mais contrapunctique – manière de faire bouger telle ou telle ligne mélodique saisie au vol (que l’on aura recopiée, et parfois même mémorisée), la renversant en tous sens, et ce d’autant plus qu’elle a le pouvoir de nous renverser (me revient le titre d’un très long et très beau poème de Jean-Pierre Faye, La renverse la frappe, qui n’est pas sans lien avec le premier ouvrage dont il sera question). Notre activité ? Prendre quelques empreintes de ce qui résiste : ce qui demeure vivant, une fois le livre refermé. So May we Start ?
1.
Dans un article de Libération, intitulé Jean-Michel Espitallier, l’horreur est humaine, Mathieu Lindon écrit, en incipit : “Tueurs est un livre épouvantable et ce qualificatif est malheureusement un compliment.” Il faut en effet avoir le cœur bien accroché pour le lire – je veux dire : de A à Z, pas seulement se contenter de le feuilleter. Quant à le commenter, c’est mission impossible, ce qu’on pourra en dire semblera dérisoire à côté de ce qui en constitue la matière : une alternance (de double page en double page) entre “descriptions d’exactions commises en temps de guerre” et “propos tenus par ceux-là même qui les ont commises” (ou ont donné l’ordre de les commettre). La question à laquelle ce livre apporte quelques réponses est celle-ci : comment formuler l’innommable. On parlera de démarche objectiviste. George Oppen et William Carlos Williams – le très célèbre No ideas but in things de Paterson qu’Yves Di Manno a traduit par “Point d’idées sinon dans les choses” que Jean-Michel Espitallier “corrige” en “Pas d’idées, sinon dans les faits” (ce qui me fait revenir en mémoire une phrase de Jean-Claude Montel écrite à la fin des années 1970 : “les faits ont dépassé depuis longtemps ce qu’en pensent ou en disent les [écrivains]”) – sont cités en préambule ; ainsi que Günther Anders et Antonin Artaud – sans oublier Sigmund Freud et Claude Lanzmann : “Quand je vois des hommes, je vois des tueurs”.
“Les scènes décrites dans les « images » sont issues de vidéos, le plus souvent amateurs, diffusées sur Internet, d’autres de photographies ou de témoignages”. Le travail “critique” consistant (selon moi) à faire du montage, comment procéder avec de telles paroles et de tels récits que nous avons le plus grand mal à lire et, pis encore, à recopier (même mécaniquement) ? On se dit – c’est au fond pratique – qu’il s’agit d’un “ready made”, mais cette idée ne tient pas longtemps : certes l’auteur n’invente rien, il dépose dans son livre une suite de stèles, d’empreintes d’un réel gravé sur la toile ou dans les archives, comme autant d’objets trouvés (fruits d’une recherche inlassable – d’une obsession pour son sujet), sans apporter de jugement, ou d’analyse, tant cette accumulation se suffit à elle-même (même s’il y a nécessairement eu arrangement : le livre est signé). Tueurs baigne dans une terrible clarté qui contraint le plus souvent à fermer les yeux, à tourner la page, sans pour autant pouvoir se débarrasser de ce qui s’est imprimé, même un court instant, sur la rétine – et surtout dans la tête. On ne pourra donc pas exprimer notre ébahissement devant ce travail aussi remarquable qu’utile. On ne pourra pas davantage tresser des lauriers à son auteur, malgré la puissance de sa documentation et son sens de la mise en forme. La guerre n’a jamais cessé : elle se déporte souvent dans les lointains, mais parfois, comme aujourd’hui, elle se rapproche. Tous les belligérants – tortionnaires de première ou pauvres types entraînés dans cette horreur humaine – ont les mains sales, d’une manière ou d’une autre. Dans sa critique des Carabiniers (1962) de Jean-Luc Godard, Claude Ollier, un des seuls à prendre la défense du cinéaste alors attaqué de toutes parts, écrivait en conclusion de son article : “La force de Godard, c’est de ne jamais hésiter à aller trop loin. […] Ce qui se passe ici, c’est, par une fresque concise, brute, exemplairement sordide, odieuse et minable, une représentation dédramatisée de la guerre, pour une fois dépouillée de ses attributs glorieux : reste le vol, la bêtise, l’assassinat, la honte.” Plutôt que de relever tel ou tel passage de ces 100 « images » ou de paroles de tortionnaires ayant commis ces inimaginables exactions, il me semble préférable de reprendre cette phrase de L’Espèce humaine de Robert Antelme (que Jean-Michel Espitallier cite p.160 de son livre) : “On peut brûler des enfants sans que la nuit remue.” Ou associer ces mots de Boubacar Boris Diop (cité p.7) : “La table de l’écrivain n’est jamais éloignée de quelque charnier” à ceux de Franz Kafka (non cités) : “Étrange mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice : bond hors du rang des meurtriers, acte-observation” (traduction de Marthe Robert ; celle de Robert Kahn dit les choses un peu différemment : “le bond hors de la file meurtrière”). Sans oublier Jean-Pierre Faye entremêlant quelques vers de de L’Enfer de Dante à des témoignages de la barbarie nazie dans les camps (pour Change, dans les années 1970). Mais, histoire de contredire ne serait-ce qu’une fois cette impossibilité de reprendre quoi que ce soit de Tueurs, prenons congé avec ces mots de Hans Stark, SS-Unterscharführer, Auschwitz (page 146) : “J’ai participé à l’assassinat d’un grand nombre de gens. Après la guerre, je me suis souvent demandé si j’étais devenu un criminel. Je ne suis pas capable de répondre à cette question.”
Le hasard fait, qu’au moment même où cet ouvrage de Jean-Michel Espitallier m’est parvenu, sont parus deux livres publiés par La Rumeur Libre Éditions, premiers titres d’une collection, “Centrale / poésie”, dirigée par Guillaume Métayer, qui présente ainsi son projet : “Centrale, dit que la poésie est centrale et sans cesse remise au centre d’une Europe en partage. Centrale, comme cette Europe du centre qui nous échappe, dans la pluralité de ses langues, l’enchevêtrement des territoires, la complexité des histoires.”
Commençons par Joies de Grzegorz Kwiatkowski, traduit du polonais par Zbigniew Naliwajek (avec une préface de Claude Mouchard dont le titre est Terreuses férocités). L’ouvrant au hasard, je tombe sur ceci :
“mon plus jeune frère m’a apporté les cheveux ensanglantés de ma mère avec des morceaux de cerveau / et il m’a dit : puisque les lièvres creusent aussi des fosses / pourquoi nous serions pires que des lièvres ?”
L’ouvrant une deuxième fois, toujours au hasard : “le corps de ma sœur était tiède encore / il se débattait encore / ils l’ont assassinée près de la forêt / recouverte d’aiguilles de sapin / elle m’a même plu ainsi / et puis les paysannes ont déchiré ses vêtements / et secoué les aiguilles du sapin / et m’ont aperçu dans les broussailles / ce fut ma fin”
Je passe sur d’autres essais aléatoires, tous concluants… Relevons quand même ce bref poème, Leçon d’esthétique dans une fosse commune, que l’on pourrait croire extrait de Tueurs : “l’officier Schubert / le descendant de Schubert / s’en allait aux fusillades et / sifflotait les chansons de son aïeul”. Le livre entier décline, pour reprendre les mots de Claude Mouchard, “des vies brèves ? Se disant telles – pour mieux se ficher, en éclats acérés dans nos mémoires.” L’auteur est né en 1984, il est poète et musicien. Joies est un titre hallucinant – à l’image de Tueurs : composé d’un seul mot, mis au pluriel. C’est aussi celui du premier poème de ce recueil :
“au printemps avec mon frère nous allions dans les bois
ramasser et enterrer les chevreuils morts
qui n’ont pas survécu à l’hiver
ou sont tombés dans un piège
et ont perdu leur sang
c’étaient nos plus belles années :
une brouette remplie de branches de pin et les taches de sang
et une sensation de joie après le travail bien fait”
“Comment aujourd’hui un jeune poète en Pologne en sera-t-il venu à former – nous les décrochant un à un – ces brefs poèmes dont une partie ont décisivement trait à la Shoah, mais dont d’autres auront été suscités par d’autres violences exercées sur les Juifs en Pologne, ou encore par d’autres destinées elliptiques, par d’autres « vies brèves » vouées à demeurer insituables, à flotter, tout près très loin, dans la nuit du temps” écrit encore Claude Mouchard qui conclut sa préface par ces mots : “Aujourd’hui – printemps 2022 – […] nous voici dans le temps de violences délirantes (et dont le monde entier sait l’abject auteur) s’abattant sur l’Ukraine. Impossible de prévoir ce qu’il en sera de l’Europe, voire du monde, au moment où ce livre devrait paraître. Les éclats cruels que, lisant Joies, nous sentons réémerger de « la terre noire du temps » (Mandelstam), voici que nous les découvrons et allons les découvrir au présent, jour après jour, heure après heure.”
Une dernière citation de ce livre de Grzegorz Kwiatkowski – un poème en deux vers, dont le titre est mal :
“enterrer les petits enfants est particulièrement agréable
parce qu’on sait que personne jamais plus ne leur fera de mal”
– avant d’ouvrir le second ouvrage publié à ces mêmes éditions, Les Chevaux et les Anges d’Ágnes Nemes Nagy, une anthologie poétique 1931-1991 établie sous la direction d’Anna Tüskés, avec le concours de Guillaume Métayer, bénéficiant de traductions (ou adaptations) du hongrois par une vingtaine d’auteurs dont Guillevic, Bernard Noël ou Bernard Vargaftig.
Ágnes Nemes Nagy est née le 3 janvier 1922 à Budapest (et morte en 1991). “Ce volume se veut un hommage à sa mémoire pour le centième anniversaire de sa naissance.” Elle est contemporaine de Simon Hantaï (né le 7 décembre 1922) et de György Ligeti (né le 28 mai 1923) pour ne citer que deux artistes Hongrois majeurs de sa génération. Ce recueil – établi en deux parties – est composé de “traductions introuvables” dont les tapuscrits étaient “enfouis” dans le “domaine privé” de la poète (avec parfois trois versions françaises du même poème) et de nouvelles traductions (dues à Guillaume Métayer) réalisées pour cette édition. Prenons un poème assez bref – A FORMÁTLAN en hongrois, et en français L’INFORME, selon Judith Tóth, et LE SANS FORME, selon Georges Timár ou Bernard Noël :
“Pour arracher de l’infini / Les phrases que je dis / Je perds ma vie. / Pour arracher du néant / Un seau d’océan / avec du sable. / Peut-on supporter / De raison doté / Une relative éternité ?” (Adaptation Bernard Noël).
Ou cet autre, plus stupéfiant (toujours adapté par Bernard Noël) : “OXYDE DE CARBONE / Le végétal seul éprouve la solitude / car il ne peut être comparé à nul autre / C’est pour cela que lui, la nuit / transmue l’impur / oxyde de carbone / et par lui, / au matin / la parabole du ciel éclate de clarté / grâce au rachat silencieux / dont les chênes / montrent l’exemple.”
“Poète de l’exploration intime et de la résistance pendant les années sombres”, cette “grande voix”, “source d’inspiration de générations de poètes”, “cofondatrice de la revue Újhold (Nouvelle lune)”, vite interdite et “qui resta comme un modèle de hauteur littéraire et d’éthique politique”, est donc enfin accessible aux non-bilingues. Notons pour finir qu’il est plaisant que cette anthologie soit publiée dans les deux langues, car ce qu’on entend intérieurement, même en totale méconnaissance du hongrois (avec il est vrai le souvenir de pièces pour voix chantées de Ligeti ou Kurtág), en lisant :
“ – Engedj, zászlórúd !Mért markolsz vissza a széltöl ?
– Rongy lennél egyedül. Így lobogó, lobogó.”
est singulièrement plus frappant que son adaptation (dont nous avons pourtant plus que besoin) :
“Lâche moi, hampe. Ô pourquoi me laisser au vent ?
Seule, tu serais guenille, ainsi fier étendard (Adaptation de Georges Kornheiser).”
2.
Helga M. Novak (M. pour Maria) est née en 1935 à Berlin. “Alors que sa mère est enceinte d’elle, son père tue sa maitresse et se suicide.” Elle est aussitôt donnée à l’adoption, recueillie par Charlotte et Karl Nowak avec qui elle aura “des rapports difficiles”. Se séparant d’eux à l’âge de quinze ans, elle remplace de “w” de Nowak par un “v”. Elle devient, dans un premier temps, militante convaincue de la Freie Deutsche Jugend, puis du Parti Communiste de RDA. En 1961 elle épouse un islandais et va vivre dans le pays de ce dernier, sous le nom de Maria Karlsdottir. Elle exerce plusieurs métiers, voyage, et revient en RDA en 1965. Destituée en 1966 de la nationalité est-allemande, elle partage sa vie entre l’Islande, l’Allemagne de l’Ouest, la Yougoslavie et la Pologne. Elle passe “une vingtaine d’années dans un petit village au sud de Gdansk, à proximité d’une forêt. C’est cette vie retirée en Pologne qui nourrit en grande partie son dernier recueil, Silvatica, publié en 1997.”
Une vingtaine de livres d’elle ont été publiés en Allemagne. Et trois, semble-t-il, en France : C’est là que je suis (Buchet Chastel), une Anthologie aux éditions Hochroth en 2013 (l’année où elle meurt à Berlin), et aujourd’hui, aux Éditions Unes, Silvatica, dans une traduction de Laurent Cassagnau :
“abstinence avant de me mettre en chemin
pour viser armer
à l’affût cachée dans le buisson
larges flancs d’une biche au pelage gris
broute le thym sauvage et déjà
continue vers les herbes aspermes
abstinence en hiver pour une fourrure de renard
rougeoyante quand le soleil se couche à cinq heures
abstinence le jour et la nuit
car l’amour n’est pas bénéfique à la chasse
je n’ai pas sept années de plus
pour un nouvel hymen
je ne peux plus attendre
suis trop vieille viens”
Continuité brutale, dans cette chronique, du vocabulaire guerrier – celui de la chasse cette fois, du massacre des animaux : “le mythe germanique et scandinave de la Chasse Sauvage”, avec les “géants, fantômes ou chasseurs accompagnés de chiens [qui] sont emmenés dans une chevauchée fantastique par le dieu Wotan/Odin, ou par un chasseur nommé Helljäger (« Chasseur Infernal ») ou encore Hackelberg” (Laurent Cassagnau).
La langue est rude comme le paysage enneigé où rodent les loups. Trop âgée pour l’amour, Silvatica vit retirée et “attend sa fin”.
“après ma mort l’âme / dont je ne sais / où elle se trouve en ce moment / (je ne l’ai encore jamais vue) / vers où devrait-elle se tourner vers où / quand je mourrai quand je basculerai / que mon cœur cessera de battre / c’est certain qu’il retournera à la terre également / combien de cœurs ai-je entendu battre / des âmes aucune et je ne souhaite à personne / de souffrir le tourment d’être plus tard / une sorte d’auberge de mon âme personne / n’a mérité un tel châtiment / mais mon cœur se décomposera dommage.”
Paru quasi-simultanément (à une semaine d’intervalle), Au Présent de tous les temps de Jean-Louis Giovannoni & Bernard Noël est un volume de “correspondances”. Giovannoni a une quarantaine d’années et Noël une soixantaine quand une première correspondance s’engage, le 5 août 1991. Forte d’une vingtaine de lettres, elle s’achève le 29 mai 1995 – le plus âgé des deux signant la première et la dernière. Le 30 octobre 2017, après une interruption de plus de 22 ans, elle reprend. C’est Jean-Louis Giovannoni qui en prend cette fois l’initiative, signant le premier et le dernier envoi (le 15 juin 2020) : au total près de soixante lettres. Comment rendre compte de cette petite somme (180 pages, précédées par un avant-propos de Nicolas Pesquès) ? On peut toujours choisir quelques fragments ; mais il me semble qu’elle gagne à être lue en continuité, comme un dialogue où chacun des protagonistes aurait l’opportunité, à chaque échange, d’une tirade de deux à trois pages. On peut aussi noter, sans surprise, qu’on y retrouve quelques thèmes chers à Bernard Noël (mais il est vrai que je connais mieux son œuvre que celle de Jean-Louis Giovannoni).
Tentative d’extraction (quelques cailloux ramassés dans le lit du fleuve) : “Peut-on enjamber le temps et sauter ainsi du passé au présent ? Fausse question car le temps n’est pas un lieu et qu’une fois passé, il n’a plus de réalité. Cependant, l’effet de son passage est inscrit dans nos corps comme dans les choses et dans ce que nous produisons. L’étonnant est que l’écriture le parle tout en lui échappant, et qu’elle en est marquée sans lui être soumise : effet qu’il nous est même possible d’observer sur notre propre écriture pour peu que l’âge s’accumule, mais cela demeure anecdotique car le plus frappant dès que l’on observe sa pratique, c’est que l’écriture est l’exercice du présent. Rien que du présent…” écrit Bernard Noël, le 8 novembre 2017. Puis, deux jours après, Giovannoni : “Un texte se suspend éventuellement, mais ne s’arrête pas. En fait, il ne peut y avoir de réel point final : on peut toujours le faire sauter à tout moment, l’ignorer, passer par-dessus. […] Le vide n’existe pas dans l’écriture, pas plus que la discontinuité ne fonctionne réellement dans l’écriture.” Partant de quelques mots de Jean-Louis Giovannoni (“En fait, on ne répond pas à une lettre”), Nicolas Pesquès poursuit, dans son Avant-propos : “on entretient un flux, on entre dans une communication qui nous tient ensemble pour pouvoir entrer en solitude. Comme si la solitude de l’écrivain – et ils en savent quelque chose – était le gage de leur être ensemble : une communauté de muets qui auraient la capacité de s’entendre, se sentir, quasiment se voir.”
Cette correspondance, d’abord tapée à la machine, puis au clavier d’ordinateur, est bien autre chose qu’une suite d’échanges amicaux. Elle semble à l’origine destinée à la publication. Il est donc heureux que nous l’ayons à disposition. D’autres suivront. Notamment celle, très attendue (mais pas encore pour cette année), entre Bernard Noël et Claude Ollier, que P.O.L s’est engagé à publier il y a cinq ans, et qui devrait offrir de lumineux échanges entre deux solitaires qui n’auront jamais cessé de se lire, aussi bien dans leur ermitage qu’au cours de leurs voyages.
3.
Ces lignes s’écrivent hors-saison, même si les ouvrages dont il est question sont d’actualité ; même si dans quelques jours s’ouvrira à Paris le Marché de la poésie où on pourra probablement les trouver (j’emploie le futur, en sachant pertinemment que ce Marché aura fermé ses portes et cédé la place à je ne sais quoi – au vide, probablement – quand cette chronique sera publiée).
L’éloge de l’ignorance que je m’épuise à (ne pas savoir) formuler n’est pas celui de l’incompétence. Il est des livres qui peuvent me séduire, mais dont je ne saurais accompagner la lecture, même d’un seul mot (du genre : apprécié, intéressant), sans me sentir confus. Je signalerai donc rapidement la publication d’un inédit de Cédric Demangeot, Le dernier séjour de Pouchkine à Boldino, aux Éditions du Canoë, par fidélité à ce remarquable écrivain, trop tôt disparu, que j’ai eu plusieurs fois l’occasion de défendre ici-même. Mais il s’agit, d’une part, d’une pièce de théâtre – domaine que je n’ai aucune disposition à aborder, ne mettant que rarement les pieds dans les salles “non-obscures” où des comédiens jouent en chair et en os sur scène –, et d’autre part, ce Dernier séjour met en scène un des plus fameux poètes de langue russe, Pouchkine, dont le nom m’est certes familier (qui peut ignorer son existence ?), mais dont, à ma grande honte, je n’ai quasiment rien lu, du moins de manière sérieuse (picorer n’étant pas lire). Je me suis donc lancé dans le déchiffrage de ce texte suffisamment attirant pour le traverser d’un trait, mais sans me sentir capable après lecture d’ajouter quoi que soit de pertinent. Cédric Demangeot s’est-il fourvoyé dans ce portrait de Pouchkine (comme je l’ai entendu dire) ? Ce n’est pas à moi – qui en ai plutôt retenu quelques beaux passages – d’acquiescer. Cependant, histoire de donner un indice de ce qui se trame dans cette pièce, j’aimerais recopier quelques lignes qui me semblent jouer avec des contraintes spécifiquement poétiques (en tout cas davantage qu’avec ce que je crois comprendre des exigences propres au théâtre) – donc s’adresser aussi au regard. C’est Pouchkine, seul personnage s’exprimant en vers (les autres le faisant en prose, ce qui est, reconnaissons-le, une idée originale), qui parle :
“Et tu ne connais p
as la dernière. La dernière de mes
humiliations. Le tsar m’a fait
Le tsar m’a
Le Tsar m’a fait gentilhomme de la cour.
Titre qu’on accorde généralement
à des jouvenceaux, bordel.
À des puceaux de seize ans.”
Mêmes difficultés, mais pour des raisons différentes, avec J’ai dormi dans votre réputation de Pascal Poyet, sous-titré “Traduire mais les Sonnets de Shakespeare” (coédité par Héros-Limite et Éric Pesty). Certes, je connais un peu mieux le “matériau”, ayant déjà lu au moins une dizaine de traductions des Sonnets de Shakespeare (que je ne me permettrais pas de hiérarchiser, n’ayant qu’une connaissance très relative de l’anglais de la fin du seizième siècle) ; et j’apprécie depuis longtemps le travail de Pascal Poyet, traducteur de poètes qui me sont chers comme David Antin, Charles Olson ou Etel Adnan. Bref, je me sens en territoire vaguement familier et la démarche de Poyet – ce concept de “traduire mais”, qu’il faut comprendre : “traduire, mais pas vraiment ; ou mais pas seulement” – me séduit (j’ai failli dire : m’enchante). Cependant, je me retrouve une fois encore après lecture dépourvu de mots, ce qui me conduit à ne pas désirer donner de la voix à son sujet – juste écouter : me mettre en retrait pour écouter, tendre l’oreille et frotter mon écoute à cette voix qui dit mais. Cela s’opère en silence, car il s’agit d’un livre qui reprend pour l’essentiel quelques causeries plus ou moins improvisées :
“En 2019, dit Pascal Poyet, j’ai été invité à parler mensuellement de traduction aux Laboratoires d’Aubervilliers. Je ne suis mis alors à réfléchir à une forme de prise de parole au moyen de laquelle je pourrais donner des nouvelles du travail que je venais d’entreprendre et que je nommais : traduire mais les Sonnets de Shakespeare.”
Dans l’ouvrage imprimé, le son ne se fait entendre que dans la tête de qui le lit. Et, en non-connaissance de la voix de l’auteur, la tête en question ne peut qu’inventer une voix : celle du livre, insaisissable et pourtant concrète. Comment faire passer cela ? Écoutons (recopions) :
“J’ai par exemple longtemps vécu dans le monde moins l’alouette. Il a fallu une alouette pour que je m’en aperçoive. Une alouette dans un poème. Mais pas n’importe quel poème : un poème que j’étais en train de traduire. Il a fallu qu’un oiseau monte en même temps que le jour dans un sonnet de Shakespeare que j’étais en train de traduire, et que je traduise son nom par alouette, pour m’apercevoir que le monde dans lequel je vivais était un monde moins l’alouette. Parce qu’en écrivant ce mot français dans ma traduction en cours, à la place du mot anglais lark, posé là, au onzième vers du vingt-neuvième sonnet de Shakespeare, je me suis aperçu que c’était un mot que je n’employais jamais. Un mot que je n’avais même sans doute jamais écrit. En tout cas pas dans un poème. Oh, j’ai bien dû le chanter, petit, mais disons qu’il était sorti de ma vie. Et ça, c’est un genre de trou, aussi. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas de mot français pour traduire le mot lark, ce qui serait un autre genre de trou ; non, il y en a un, mais c’est un mot que je n’emploie pas, et un mot que vous n’employez pas, c’est un genre de trou dans votre langue.”
Oserai-je dire qu’un sketch des Monty Python m’est revenu en mémoire ? Oui, mais en précisant que cela n’a duré que le temps d’un sourire, et que ce sourire s’adressait aussi à cette voix que j’écoutais en recopiant ce paragraphe assez étonnant qui, en même temps, déposait une curieuse évidence. Il devrait suffire, et bien mieux qu’un commentaire – même si le passage de je à vous dans la dernière phrase pourrait faire naître quelque réflexion –, à donner envie de se plonger dans J’ai dormi dans votre réputation, un livre que je recommande volontiers en cette fin de constellation critique, encore et toujours inachevée, non bornée, à suivre…
Jean-Michel Espitallier, Tueurs, éditions Inculte, mai 2022, 180 pages, 14 € 90
Grzegorz Kwiatkowski, Joies, La rumeur libre Éditions, avril 2022, 112 pages, 17 €
Ágnes Nemes Nagy, Les Chevaux et les Anges, La rumeur libre Éditions, avril 2022, 288 pages, 18 €
Helga M. Novak, Silvatica, Éditions Unes, mai 2022, 104 pages, 19 €
Jean-Louis Giovannoni & Bernard Noël, Au Présent de tous les temps, Éditions Unes, mai 2022, 208 pages, 24 €
Cédric Demangeot, Le dernier séjour de Pouchkine à Boldino, Éditions du Canoë, juin 2022, 136 pages, 15 €
Pascal Poyet, J’ai dormi dans votre réputation, Héros-Limite / Éric Pesty, mai 2022, 192 pages, 20 €