Choses lues, choses vues (7): Gustave Geffroy & Jérôme Prieur, Christophe Tarkos, Muriel Claude & Valentin Degueurce, James Joyce & Alexander Pope

© Alix Rosset

1.

Je me souviens du livre de Gustave Geffroy, Monet, sa vie, son œuvre, que Macula a réédité en 1980. Publié du vivant de Monet, c’est une somme essentielle sur ce “fort gaillard” rencontré en 1886 à Belle-Île-en-Mer avec qui Geffroy aura tissé une belle d’amitié – le critique d’art ayant suivi le travail du peintre pendant quatre décennies (les deux sont décédés en 1926). Je m’y replonge après avoir eu la surprise de recevoir un livre intitulé Heures de Paris – Les nouvelles minutes parisiennes aux Éditions La Bibliothèque (maison assez discrète dont je possède quelques titres dans la mienne, notamment de Pierre Lartigue dans leur belle collection “L’Écrivain Voyageur”). Il s’agit d’un Tome 2 (j’ignore tout du premier), présentant sur la couverture six noms, dont ceux de Gustave Geffroy et de Jérôme Prieur. Je me réjouis de lire quelques pages de ces auteurs (le premier, né en 1855, le second en 1951), d’autant plus que leurs textes entrent en résonance. Comme je dois prendre les transports et qu’il me faut un livre pour tuer le temps du voyage, j’embarque ces “heures parisiennes” et en commence la lecture à la page 113 – première du texte de Jérôme Prieur, Mon île (qui court jusqu’à la page 142 et comprend 7 illustrations : de faux timbres dessinés par Maurice Miette, un pseudonyme qui me fait resurgir le nom du dessinateur de Zap Comix, Robert Crumb).

L’île en question n’est pas située dans le sud de la Bretagne, mais au centre de Paris, ou presque : l’île Saint-Louis, où Prieur a passé ses quatre premières années “sous les toits”, dans une suite de deux ou trois chambres de bonne, sans “vue surplombant la Seine”. L’écrivain-cinéaste décrit les quelques photographies qui lui restent de cette époque, notamment celles où sa mère “se laisse prendre” par son mari : “Il la fait poser de profil, elle tourne le visage vers lui, visage jeune et grave. Il a découpé le fond de l’image avec des ciseaux, si bien que les contours de son corps se détachent sur la page de l’album, belle chimère accoudée à la rambarde du balconnet. Il la photographie depuis une autre fenêtre, au bord du toit en zinc. La mansarde est surmontée par une espèce d’oiseau, le bec d’une poulie dont on se servait jadis pour monter ou descendre le bois de chauffage ou les colis encombrants.” On comprend qu’aujourd’hui où ces lignes s’écrivent, la mère ne répond plus, ni à son fils, ni à son mari. Puis la famille déménage. “Un jour il a fallu quitter le paradis, c’est-à-dire abandonner l’île. Aller sur la terre ferme, sur la rive droite, partir sur le continent” dans “un appartement plus grand, au 5 bis, rue Saint-Paul, un bel immeuble de l’îlot Saint-Paul en instance de déclaration d’insalubrité, promis à la démolition.” Le futur “proustien” habite de beaux quartiers, mais de manière plutôt modeste, appréciant de trouver un terrain vague en bas de chez lui. Relisant un mois après ce bref essai – ce court récit – autobiographique dévoré le temps d’un aller-retour en bus, je suis encore plus séduit par cette aptitude à la remémoration qui requiert un sens du détail précis (touchant, dirait Beckett) et des rencontres, racontées sans nostalgie (même si la mélancolie rôde dans les parages), mais avec humour et sans jamais devoir refermer cette histoire d’enfance sur elle-même – bien au contraire : ouvrant quelques trouées vers le passé d’avant la naissance, et au présent. “La baie vitrée de la cuisine permettait d’avoir en permanence l’île Saint-Louis devant les yeux. Le spectacle de la Seine se donnait à toutes saisons, sous la neige, dans la brume ou la canicule […] Depuis que nous étions expatriés, c’était le meilleur point de vue pour retrouver l’eau remuante de la rivière et les nuées de mouettes, le passage des péniches ou des vedettes rapides, pour voir sans fin le quai d’Anjou où était amarrée l’île, tel un navire immobile, un même lieu changeant à l’infini, une faille pour s’échapper du Marais, alors noir et sale.”

Je me souviens avoir pensé après lecture qu’il me serait peut-être nécessaire un jour prochain d’envisager d’accomplir le même travail, étant de la génération de Jérôme Prieur et ayant passé mes années d’enfance dans le même appartement parisien à partir de l’âge de trois ans. Dans mon cas, c’était rue de Rome, au 139, non loin du Pont Cardinet, face au square des Batignolles – mais je ne vais pas commencer à brouillonner ce récit, ne serait-ce que parce qu’il me faudrait une forme de courage supérieure à celle requise pour rédiger au jour le jour un journal de lecture. Étrangement, alors que je m’accorde une pause après avoir écrit ces derniers mots : “journal de lecture”, j’en profite pour lire le texte – bref, lui aussi – de Marcel Cohen, Une mémoire veuve (Éditions La Pionnière, 2019), que Frédérique Lucien, qui a réalisé pour cette édition une suite de dessins, vient de m’adresser. Et comme par hasard, il y est question de ce quartier : “L’homme avait longé les voies de chemin de fer de la rue de Rome. Comme toujours, il s’était étonné que la station de métro du même nom soit seule, sur son terre-plein central prolongé par la tranchée des rails, à évoquer tout à la fois une steppe et le bord d’une falaise. C’est en tout cas un endroit où il avait vu les parapluies se retourner comme nulle part ailleurs.” À chaque fois que je reviens sur les lieux, je retrouve un ancien terrain de jeu, et d’apprentissage, où je ne cesse de reconnaître, comme de ne pas reconnaître, les traces du passage de quelques fantômes auxquels je m’agrège volontiers.

Dans ce deuxième volume d’Heures de Paris, le texte de Gustave Geffroy a pour titre La Cité et l’île Saint-Louis. D’une écriture fine et imagée, en grand regardeur ayant le goût d’écrire, il prend forme de promenade – de déambulation éblouie. Pendant une nouvelle pause, je relis quelques pages de son Monet, glissant au passage un signet entre les pages 454 et 455 afin de retenir ce passage : “Il a trouvé [avec les Nymphéas] le dernier mot des choses, si les choses avaient un premier et un dernier mot. Il a découvert et démontré que tout est partout, et qu’après avoir couru le monde en adorant la lumière qui l’éclaire, il a su que cette lumière venait se refléter avec toutes ses splendeurs et ses mystères au creux magique entouré de feuillages de saule et de bambous, de fleurs d’iris et de rosiers, à travers le miroir de l’eau d’où jaillissent les étranges fleurs qui semblent plus silencieuses et plus hermétiques encore que les autres fleurs.” Les deniers mots de cette biographie donnent à Monet le caractère “d’homme qui songe” : “grand artiste qui exprime le rêve de l’infini.” Comme les livres s’empilent attendant d’être lus, et même si le compte du temps sait se faire oublier ces temps-ci, je dois reprendre maintenant ces mots de Geffroy publiés dans ce volume 2 publié par les Éditions La Bibliothèque : “Il faut nous arrêter. Ai-je besoin de dire que je n’ai pas épuisé le sujet ?”  Notons cependant les noms des deux autres auteurs contemporains ayant contribué à ce deuxième tome, Belinda Cannone et Gilles Ortlieb, dont les textes inédits entrent en résonance avec ceux d’Henry Fèvre et de Georges Montorgueil.

2.

Christophe Tarkos est un monument est une assertion que l’on pourrait – moi le premier – mal interpréter. Il se trouve que ce mot, monument – au pays fertile, comme dirait Paul Klee – a été le premier à me venir à l’esprit en découvrant ce livre impressionnant, Le Kilo et autres inédits, qui vient de paraître chez P.O.L. Bien que nous ayant quittés alors qu’il venait tout juste de franchir la quarantaine, Christophe Tarkos (nom d’écrivain de Jean-Christophe Ginet – 5 décembre 1963, Martigues / 29 novembre 2004, Paris) a produit une œuvre quantitativement comme qualitativement assez considérable, publiée pour l’essentiel de son vivant (plus de vingt titres entre 1995 et 2001), et confortée depuis par plusieurs volumes de rééditions et d’inédits. Le Kilo fait exactement 800 pages (second réflexe, assez idiot : peser le livre pour vérifier si son poids approche ou dépasse le kilogramme – résultat : 1,005 kg). Il est composé de poèmes, écrits ou dessinés, de lettres, de notes, précédés par un entretien (animé par Michaël Batalla, actuel directeur du Cipm) avec David Christoffel et Alexandre Mare qui en ont établi l’édition à l’occasion de l’exposition Tarkos poète (dont ils sont les co-commissaires) qui se tient du 19 février au 15 mai 2022 au Centre international de poésie Marseille et au “Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur – plateau expérimental”, en partenariat avec l’Imec où ont été déposées les archives de l’écrivain. On le voit : cette publication n’est pas une petite opération plus ou moins éphémère, mais un véritable événement.

Avant d’en esquisser une petite lecture (forcément trop rapide, voire superficielle – il faudra du temps pour traverser ce volume, comme il en a fallu à ses deux éditeurs pour le composer), un souvenir : le 24 juin 2000, l’émission de France Culture, Radio Libre, est enregistrée en public dans la petite salle des revues parlées, au sous-sol du Centre Pompidou. Elle doit être diffusée en direct, mais une grève à Radio France ne le permet pas. On peut cependant enregistrer. Mais une heure à peine après le démarrage (l’émission devant durer deux heures et demie), une alerte à la bombe (bidon) nous oblige à quitter la salle un bon quart d’heure, avant de pouvoir continuer nos échanges. Il faudra attendre le 16 septembre suivant pour que cette émission soit diffusée, sans autre montage que le raccord nécessaire entre des deux parties, mais précédée par un complément d’une heure en direct, ce qui lui a permis d’atteindre les trois heures et demie. Ce sujet – Radio libre, poésie contemporaine – avait été proposé par Christophe Marchand-Kiss, mais la chaîne, un peu effrayée par l’inexpérience radiophonique de ce dernier pour un direct aussi long, m’en avait confié la production et l’animation, sans pour autant éliminer son initiateur (avec qui je suis rapidement devenu complice, et même ami). Je n’étais guère enthousiasmé de produire une telle émission dont le principe formel n’était pas vraiment à mon goût. Je déteste les plateaux et la réalisation scolaire propre à ce genre d’“événement” éditorialisé (cette radio n’étant pas si libre que ça), même si les deux membres de la direction qui se trouvaient en observation discrète – Olivier Kaeppelin et Alain Veinstein – étaient plutôt en affinité avec nos propositions et peu interventionnistes. S’il leur importait par pure diplomatie que certain(e)s poètes soient présent(e)s, ne serait-ce que par une archive enregistrée, nous avons eu les coudées franches – sauf, comme je l’ai dit, en ce qui concerne la mise en forme, alors que ce sujet aurait mérité un peu de travail côté son, montage et mixage, puisque la diffusion n’avait pu se faire en direct.

Dernier des douze invités présents physiquement, Christophe Tarkos devait conclure cette émission de sa voix singulière. Comme je ne le connaissais qu’en lecteur de certains de ses livres (Processe chez Ulysse Fin de siècle, Caisses & Le signe = chez P.O.L, ou Ma langue chez Al Dante – Anachronisme, mon préféré aujourd’hui, n’étant pas encore sorti), j’ignorais tout de son état de santé que je découvre “en direct”, en partie avec inquiétude, mais aussi l’espoir qu’il perturbe ce programme, aux contenus certes intéressants, mais trop bien rangé. Cette Radio libre avait déjà démarré depuis deux heures et onze minutes (si on ne compte pas la coupure due à l’alerte) quand Christophe Marchand-Kiss lui passe la parole. Tarkos s’exprime alors d’une voix très lente, trouée de brefs silences : “J’essaie de donner une raison d’être à la forme langage. Elle n’est pas naturelle ; elle ne vient pas naturellement, mais je dois trouver une solution pour qu’elle soit compréhensible, qu’on se comprenne. Je ne sais pas si on me comprend, si on nous comprend, j’ai du mal à savoir si on est compréhensible.” Marchand-Kiss : “Vous partez d’un motif dans vos performances – un mot notamment, je me souviens du bidon d’huile ou du pneu –, vous construisez autour de ce motif, et ce motif, au départ extérieur au texte, va devenir quelque chose de central, de récurrent.” Tarkos : “Oui, c’est-à-dire qu’il y a des choses qui tiennent. Un pneu tient la route. Il y a des choses qui nous permettent de garder la route. Les lèvres. Ou le pneu. Les lèvres se mettent en place un peu comme les pneus, c’est un peu le même genre de phénomène avec les pneus et avec les lèvres.” Suit une brève lecture (plus rapide, plus rythmée, témoignant du grand performer qu’il fut).

Le Kilo et autres inédits © Christophe Tarkos / P.O.L

Maintenant, cette somme impressionnante – et sans fond de tiroir : Le Kilo et autres inédits. Même si certains textes sont plus percutants que d’autres ; même si, personnellement, je ne suis pas toujours convaincu par les fac simile de manuscrits (poèmes-dessins, poèmes calligraphiés, qui trouvent cependant leur place dans cet ensemble), il me semble que l’on doit considérer ce rassemblement comme étant d’un seul tenant, et incitant à une expérience de lecture assez vertigineuse. Venant de réentendre la voix de Tarkos, je lis ce livre en l’entremêlant à la mienne – enfin celle qui s’agite dans ma tête et que je prétends mienne. Plus que tout autre de sa génération parmi celles et ceux qui ont privilégié une certaine manière de dire la poésie, Tarkos est compositeur – précis, inventif et non académique. Il n’accumule pas pour accumuler, il construit un espace-temps composé et ouvert, où chaque fragment se suffit à lui-même tout en se trouvant en lien avec les autres, comme dans le Journal de Kafka. “Je vais écrire un livre qui ne sert à rien car il ne nous en dira pas plus sur ce que nous ne savons pas. Ce livre ne dira que ce que nous savons depuis longtemps. Peut-être pour nous parler, nous consoler, peut-être pour le plaisir de voir que ce que nous savons est écrit quelque part ”. Les textes les plus développés, comme La Terre, après le mouvement, ou ce livre inédit, Le Kilo, dont David Christoffel et Alexandre Mare ont “retrouvé à l’Imec un état entièrement dactylographié, comme prêt à être envoyé à un éditeur”, comblent notre désir d’établir dans la durée une relation de voix extérieure à voix intérieure : envie de n’en jamais finir, sans pour autant s’abîmer dans le ressassement ou la répétition. “N’approche pas, n’éloigne pas, n’entre pas, reste au commencement, ne voit pas, le mouvement des ombres, l’ombre des nuages, bouge lentement, sans bruit, n’entre, ne vient pas, ne va pas vers la droite, vers la gauche, ne se dirige pas à droite, à gauche, ne suit pas le mouvement contraire, ne creuse pas, ne suit les bords, ne longe, ne prend, le mouvement ne berce pas d’un mouvement régulier. N’entre. Suit les contours, entoure, glisse et descend.”

“Pour limiter le volume à 800 pages et non pas à 3000, des choix subjectifs sont intervenus. Nos subjectivités croisées ont permis de classer les textes selon un principe de plaisir, en gardant ceux qui sont les plus jouissifs” dit David Christoffel. Alexandre Mare : “On a construit ce livre un peu comme on construit une exposition. […] C’est, bien sûr, un livre à lire, mais c’est aussi un volume pour l’étude et la recherche, pour continuer à diffuser l’œuvre de Christophe Tarkos. C’est la raison, sans doute aussi pour laquelle on n’a pas voulu donner trop de valeur interprétative à la construction du volume. En somme, en faire tout autant un outil.”

Dernier fragment, tiré de La fermeture (poème qui ne ferme pas ce volume, même s’il est placé en avant-dernière position – la toute dernière étant le dessin d’une ligne formant à elle seule un poème nommé le dessin) :

7.7 La surface est belle

Le paysage change
La lumière tourne
Ce qui prend forme
Les formes ont des formes
Les formes viennent
C’est beau
Mais c’est malheureux.”

3.

Deux premiers livres maintenant, dérobés au rayon “poésie”.

De Muriel Claude nous est rapporté qu’elle vit et travaille à Bruxelles et qu’elle a écrit en 2014 à la proue (avec Pierre Mertens, CFC éditions), “une réflexion limpide et grave à son métier de libraire”. Arrangement floral, qui paraît le 16 février dans la collection Poésie / Flammarion, est son premier livre de poésie. Doté d’une couverture séduisante, non seulement par l’image reproduite pleine page (Tokonama, photographie anonyme, 1936), mais aussi par les couleurs choisies pour le fond et le titre, c’est un livre particulièrement inattendu. L’avantage avec les auteur(e)s au sujet desquels nous ne savons encore rien, c’est de pouvoir les lire sans être encombré par tel ou tel a priori gravé dans notre tête. J’ouvre ce petit livre, le feuillette agréablement et constate que les pages ne sont pas toutes composées de manière identique (ni trop pleines, ni trop vides ; avec peu de blanc – sauf dans les marges de certaines séquences découpées en vers courts). Une citation de Kawabata est placée en exergue, et une photo en couleurs, assez floue, en fin de parcours. “Dans les années soixante du siècle précédent, ma grand-mère possédait une caméra Kodak et filmait. / Caméra au poing, images tremblées, floutées qui, plus de cinquante ans après leurs prises, ont gardé une magie étrange.”

Quatre-vingt-dix pages environ, en sept parties. Dans la première (Nageire style cascade), l’auteure nous rapporte “avoir coupé dans le jardin une branche de magnolia chargée de boutons”. Puis on relève un peu plus loin ces mots : “Seule l’écriture me permet de garder la trace du sillage citronné du magnolia.” Dans ces pages, comme l’indique le titre, il est question de fleurs, et plus précisément d’Ikebena, “combinaison florale japonaise, basée sur la réalisation d’un équilibre dynamique par l’agencement asymétrique de trois éléments de longueur inégale.” Muriel Claude a “suivi des cours d’art floral japonais dès l’âge de dix-huit ans.” Ce premier livre de poèmes est assez autobiographique et il n’y est pas question que de floraison et de Japon. Il y a aussi la mer (du Nord), les maisons en briques jaunes (en Hainaut de Papignies), et le film d’Alain Resnais – ce film qui (dit la mère à sa fille) t’a donné ton nom (ce qui nous donne l’âge de la poète, Muriel étant de 1963).

Images, paysages, souvenirs d’enfance, et d’apprentissage – que choisir ? Comment tailler dans la continuité du poème sans le trahir ?

“Printemps, vue intermédiaire.
le rose
le nuage rose
les fleurs du cerisier
un dais
sur l’enfant
la fillette
marche sur le gazon
genoux rentrés
la jupe écossaise rouge
le bandeau dans les cheveux
une main libre
le visage penché sur le sol
le nuage rose
son ombre
celle de la petite fille
un trait
l’ellipse à l’encre de chine
contient tout”

De Valentin Degueurce, son éditeur nous informe qu’il est né à Besançon en 1990. Après avoir fait des études de biochimie, de philosophie et d’épistémologie à la Sorbonne jusqu’en 2014, il a multiplié les périples “dans les Alpes, sur la côte méditerranéenne française et italienne, où il occupe divers emplois manuels, et se lance dans l’écriture poétique.” Mihubi, que publient les éditions Unes ce 4 février, est son premier livre, d’un peu plus de 40 pages assez denses, dont une première lecture ne saurait épuiser le caractère énigmatique.

“chaque ruine, chaque nuit / je trouve ma maison vide”

Tournant les pages, un coup vers l’avant, un autre vers l’arrière, je m’arrête devant certaines lignes, certains vers, qui me retiennent plus longtemps que ne le requiert leur déchiffrement : “mon sommeil est sans bruit, de peur qu’ils ne reviennent”

Ou encore (même séquence, MIHUBI ou le refuge) :

“chaque nuit les raclements
les pièges
le bardage
enroulé par les vents j’allume
les batteries de la cuisine
et les bruits”

Sons et lumières : électricité, éclairs dans la nuit, frottages – l’écriture fait montre de nervosité, “le cœur griffé en approchant de l’aube je reviens à la maison”, de fébrilité, “une longue journée de fièvre et puis, deux yeux plissés l’orage à travers le tulle”

Ou encore :

“une longue journée de fièvre et puis la gueule dans le vent

autour de mihubi rôdent les hommes et leurs chiens sans arrêt”

Difficile de paraphraser ce qui se dit en ces pages “peuplées de paysages” – et d’ailleurs à quoi bon ? L’inconnu rapporte – arrange, transforme, remodèle – l’inconnu en direction du lecteur et de la lectrice inconnu(e). L’auteur est membre, nous dit-on, d’une “Société de distribution du sensible”, association “favorisant la création d’œuvres collectives”. “Dans ce premier livre, Valentin Degueurce fait « rêver seul », à travers la fièvre, des bêtes et des hommes réunis sur une bordure de mer ou dans un lieu isolé, sec, retiré. Il fait rêver ces silhouettes folles du bois et du refuge de montagne” – les présentations des ouvrages des étions Unes sont remarquables par leur degré d’attention porté à ce qu’ils défendent ; on a toujours la tentation d’en reprendre de larges extraits – avant de revenir au poème lui-même :

“la chambre / le hangar / la route / et dans le verger…

du lierre
et mon œil, lucides, terribles

décalqués

supprimaient le monde

à peine en deçà de l’espace
à peine en arrière de mon crâne

du lierre en colonne avec goût arrière, l’arrière-goût de mon œil
où le lieu disparaît

du lierre et mon œil
antiques

je reconnais l’illusion
effondrée, lumineuse
ruinée” 

4.

Deux “classiques” maintenant, en édition bilingue (anglais/français). Commençons – centenaire de la publication d’Ulysse le 02/02/22 oblige – par cette nouvelle traduction des Bœufs du Soleil, parue le lendemain-même du jour J aux éditions le corridor bleu, dans leur collection S !NG. Cet épisode 14 d’Ulysse avait été le seul, il y a dix-huit ans, à ne pas avoir bénéficié d’une nouvelle traduction dans l’édition dirigée par Jacques Aubert pour Gallimard – le prétexte étant alors “de conserver l’un des épisodes de la première traduction [de 1929], celui précisément dont le style est constitué par une série de pastiches d’œuvres littéraires allant du Moyen Âge à nos jours (Jacques Aubert).” Auxeméry est le nom – bien connu des lecteurs de Pound, de Reznikoff, d’Olson et tant d’autres – de celui qui s’est attelé à la tâche redoutable de ciseler une nouvelle version française de Oxen of the Sun à l’invitation d’un ami (nous dit-il), Pierre Vinclair, le directeur de cette collection S !NG : “Vous avez navigué à vue, c’est ça ? Pas tout à fait. Vinclair fournissait une clef d’accès : liberté. Joyce, dit-il, s’affirme Joyce, lorsqu’il précise sa volonté de faire succéder ces pastiches dans le chapitre d’accouchement bovin et les libations bavardes d’Ulysse. J’en tire immédiatement ceci : qui ou quoi m’obligerait à en être conscient lorsque je lis le livre ? Cela fait partie de sa pratique, parfait. Moi, ma pratique de lecteur en général, c’est : a, chercher mon plaisir de lecteur, & b, de m’instruire en m’amusant (Aumeméry, Antiphrase).”

Prenons (pour donner une simple indication) les premiers mots de ce chapitre (si vous désirez prendre connaissance de la suite, il vous faudra acquérir ou emprunter ce livre – recopier 63 pages n’étant pas raisonnable).

En anglais (en “dialecte joycien”) :

“Deshil Holles Eamus. Deshil Holles Eamus. Deshil Holles Eamus.

Send us, bright one, light one, Horhorn, quickening and wombfruit. Send us, bright one, light one, Horhorn, quickening and wombfruit. Send us, bright one, light one, Horhorn, quickening and wombfruit.

Hoopsa, boyaboy hoopsa ! Hoopsa, boyaboy hoopsa ! Hoopsa, boyaboy hoopsa !”

En français, dans la traduction d’Auguste Morel (avec Stuart Gilbert et Valéry Larbaud) :

“Deshil Holles Eamus. Deshil Holles Eamus. Deshil Holles Eamus.

Donne-nous, dieu du jour, dieu-vautour, Horhorn, fécondation et fruit du ventre. Donne-nous, dieu du jour, dieu-vautour, Horhorn, fécondation et fruit du ventre. Donne-nous, dieu du jour, dieu-vautour, Horhorn, fécondation et fruit du ventre.

Houplà, c’est un garsungars ! Houplà, c’est un garsungars ! Houplà, c’est un garsungars !”

En français, dans la traduction d’Auxeméry :

“Letsgo fissa Holles. Letsgo fissa Holles. Letsgo fissa Holles.

Porte-nous, lumifer, solifer, PutHorne, délivrance et ventre-fruit. Porte-nous, lumifer, solifer, PutHorne, délivrance et ventre-fruit. Porte-nous, lumifer, solifer, PutHorne, délivrance et ventre-fruit.

Ouh ! l’beaugarsqu’v’là. Ouh ! l’beaugarsqu’v’là. Ouh ! l’beaugarsqu’v’là.”

On comprend vite que la lecture de cette nouvelle version française va être une formidable expérience : qu’elle nous procurera du plaisir, tout en nous instruisant sur la nature du “dialecte joycien”. Une préface très érudite et non dépourvue d’humour de Mathieu Jung, éminent joycien (et coordonnateur du numéro 1113-1114 d’Europe paru ces jours-ci pour fêter le centenaire d’Ulysse) apporte de nombreux éclairages. Elle est à lire avec la plus grande attention avant de passer aux Bœufs du Soleil : “L’épisode 14 – écrit Mathieu Jung – figure, au sein d’Ulysse, une sorte de triangle des Bermudes. Les boussoles critiques s’y affolent terriblement. On y navigue à vue pour se heurter aux épaves du sens. […] On conviendra que l’Aux. [Auxeméry] a su prendre l’Oxen par les cornes. En se plaçant au point-pivot du rire joycien, il a su sur quel pied ou quel paturon danser.”

Le deuxième “classique” à être, non pas “remis au goût du jour” (quelle horreur), mais retraduit avec le désir d’apporter (pour reprendre ce qui vient d’être dit au sujet des Bœufs du Soleil) quelque chose d’aussi jouissif qu’instructif, est The Rape of the Lock, poème héroïco-comique d’Alexandre Pope, paru en Angleterre en 1714 et ayant rapidement bénéficié de nombreuses traductions en français au cours du XVIIIe siècle, avant de sombrer quelque peu dans l’oubli – ce qui est aujourd’hui réparé avec cette nouvelle version française de Pierre Vinclair (en permanence sous les feux de l’actualité depuis quelques mois). Comme c’était le cas avec le Chapitre XIV d’Ulysse, Le Rapt de la boucle est précédé d’une longue et savante étude de Guillaume Métayer dont voici l’incipit : “Il est extraordinaire qu’il ait fallu attendre l’année 2022, plus de trois siècles après la parution du poème en Angleterre, et presque aussi longtemps après sa première traduction française (1728), pour que le titre de ce célèbre poème d’Alexander Pope, rien que son titre, ne reçoive une forme un tant soit peu consonante à l’original : Le Rapt de la boucle pour The Rape of the Lock.” Il faut rappeler que la première traduction française avait pour titre La Boucle de cheveux enlevée – titre repris par les traducteurs suivants jusqu’en 1776 où un mystérieux C.-S. M. (qui fut le dernier, avant que Vinclair ne reprenne le flambeau) a timidement préféré La boucle dérobée.

Cette fois encore, il s’agit d’une publication bilingue – texte anglais en page paire, traduction française en belle page. Ne connaissant aucune des versions précédentes, j’ai lu ce Rapt de la boucle en étant pris par son charme, son humour, appréciant la performance d’une traduction en alexandrins rimés, sensible à la musicalité du texte, fortement rythmé (en Angleterre, dans le premier XVIIIe siècle, l’Allemand Haendel mène le bal, tandis qu’en France, Couperin, Marais – qui en 1714 amorce l’écriture de son indépassable quatrième livre de pièces pour violes –, Forqueray, Rameau signent des partitions majeures).

Chant 4 (Fragment) :

“Que ce jour soit maudit, et pour l’éternité,
Qui m’arracha ma boucle, adorée… préférée !
Heureuse ! Ah ! J’eusse été dix fois, cent fois heureuse
En restant loin d’Hampton et de sa Cour odieuse !
Je ne suis pas la première à être trahie
Par l’amour de la Cour, livrée aux infamies.
Que ne suis-je restée, anonyme, inconnue
Sur une terre, au nord, sur une île perdue
Qui du chariot doré n’est jamais sur la route –
Où à l’Hombre on ne joue ni au Bohea ne goûte –
Préservant ma beauté des regards, la cachant
Comme une rose éclose au désert, et mourant.”

© Alix Rosset

Quelques lignes encore, avant de clore cet épisode de “choses lues” (plus que vues, cette fois), au sujet de Senna Hoy, une revue de poésie en anglais et en français, publiée par Luc Bénazet et Jackeline Frost. Présentant pour chaque poète deux écrits, l’un en v.o. et un autre en traduction (mais pas nécessairement le même), Senna Hoy – du nom d’un écrivain révolutionnaire juif allemand né en 1982, ayant fait paraître en 1903 une brochure contre la criminalisation des homosexuels, ce qui l’a conduit à trouver refuge dans divers états européens ; après avoir participé à quelques attaques à main armée afin de financer la révolution russe, il meurt en prison, à Moscou, en 1914 – vient de publier son n°9, avec des poèmes de Sarona Abuaker, Amandine André, Emmanuel Fournier et Ted Rees, et un supplément comprenant un texte de Jean Daive (Lunar Feet – traduit en anglais par Jackeline Frost) et de Miri Davidson (Le travail de parler – traduit de l’anglais par Luc Bénazet).

Heures de Paris – Les nouvelles minutes parisiennes 1900-2022 – tome 2, Éditions La Bibliothèque, janvier 2022, 224 p., 22 €
Christophe Tarkos, Le Kilo et autres inédits, éditions P.O.L, février 2022, 800 p., 32 € — Lire un extrait
Muriel Claude, Arrangement floral, Poésie / Flammarion, février 2022, 110 p., 17 €
Valentin Duguerce, Mihubi, Éditions Unes, février 2022, 56 p., 15 €
James Joyce, Les Bœufs du Soleil, traduit par Auxeméry, le corridor bleu, février 2022, 176 p., 15 €
Alexander Pope, Le Rapt de la boucle, traduit par Pierre Vinclair, janvier 2022, Les Belles Lettres, 120 p., 17 €
La revue Senna Hoy est diffusée par abonnement – 4 numéros : 20 € (écrire au 15, rue Myrha, 75018 Paris)