Et, une fois de plus, je jette un rapide coup d’œil sur la pile de lectures en attente (ou déjà faites, mais pour certaines en voie de relecture) et me demande comment rendre compte de cette somme, de la manière la plus simple possible – sans rien oublier. Ce n’est pas que la pile soit énorme, mais quand même, rien d’évident à l’épuiser sans s’épuiser (prenant de plus le risque d’épuiser qui se hasarde à suivre ces élucubrations). La curiosité – héritage de Michel Butor et de quelques autres – est toujours là. So may we start ?
1.
Terre ancienne d’Yves di Manno arrive discrètement en librairie, dix ans après Terre sienne (Isabelle Sauvage, 2012) et huit ans après Terre ni ciel (José Corti, 2014). Il s’agit d’une réédition, légèrement arrangée, de ce que l’auteur considère aujourd’hui comme formant son deuxième livre – Les célébrations, publié à 450 exemplaires en 1980 par Dominique Bedou –, augmentée d’une séquence de onze pages un peu plus “tardive” : Péninsule (1987).
“Rédigées en quelques semaines et dans une certaine fébrilité à Grenoble, en 1977, révisées plus calmement l’année suivante”, Les célébrations, livre quasi-invisible depuis plus de quarante ans, est pour moi une vraie découverte (ou plutôt : une confirmation). “Le livre – écrit Yves di Manno dans une Note bibliographique – passa inaperçu à l’époque, n’ayant connu aucune distribution, et le stock en fut probablement détruit après la mort de l’éditeur, quelques années plus tard”. Gilles Jallet, qui a pris l’initiative de cette réédition pour Monologue, souligne, dans une Note de l’éditeur, que Les célébrations est “sans nul doute le livre inaugural pour l’œuvre à venir.” “Une lumière revenue, comme il arrive qu’un commencement éclaire rétrospectivement tout un champ futur.” Un ouvrage “emblématique dans la mémoire de son auteur, en dépit d’une réticence à le reprendre des décennies durant. Certes, il l’avait évoqué ici et là, avait pensé à le réécrire, mais finissait toujours par s’en écarter. Ainsi, aujourd’hui, découvre-t-on dans ce livre une langue poétique nouvelle, telle qu’en son éclat d’origine.” On ne saurait mieux dire.
Faisons une brève virée dans la seconde moitié des années 1970. Dans un entretien de 2006 à la revue “L’Éprouvette”, Yves di Manno rapporte qu’à l’âge de 21 ans (donc en 1975), il a vendu sa bibliothèque afin de faire un voyage d’un an à travers le monde (notamment en Asie). Moment de coupure, après une jeunesse fort active. Grand lecteur de littérature de son époque – la poésie bien entendu, mais aussi les romans d’Alain Robbe-Grillet – et de bande dessinée (Guido Crepax Jean-Claude Forest, Nikita Mandryka), il s’intéresse à certains essais, comme ceux de l’ethnologue Pierre Clastres, mort en 1977 dans un accident de la route. Les célébrations, dérivées de Chronique des indiens Guyaki (un des livres les plus fameux de Clastres avec La Société contre l’État), lui sont dédiées. Autre événement important, la parution en 1978 chez Christian Bourgois de Poèmes pour le jeu du silence, la première anthologie en langue française de Jerome Rothenberg : Entrée des chamans, écrit di Manno. Pour qui a vécu ces années-là, marquées par divers resurgissements de grands continents cachés, c’est inoubliable.
Relevons rapidement la forme de ces Célébrations, sous-titrées chant commun. Sept parties – les six premières étant composées, chacune, de six pages de sept strophes égales (quatre lignes) suivies d’un vers isolé, puis d’une septième, bénéficiant d’une autre justification : sept lignes, suivies d’un ultime vers, plus court (avec un blanc entre les deux) ; la dernière partie de ce chant commun (de sept pages, toujours) reprend six fois le principe de la septième page des six premières, avant de s’achever par deux vers, séparés par un blanc – le deuxième étant plus court que le premier. C’est, on le voit, à la fois très simple (le regard saisit la forme immédiatement) et très compliqué (du moins pour en parler clairement). Le mieux est d’en montrer une double page :

Relative dureté de ce chant, comme taillé dans le roc, ou traçant un entrelacs de sillons dans une terre aride, cédant parfois au lyrisme (effectivement, ça chante) : quelque chose d’archaïsant, typique de ces années d’effondrement des avant-gardes qui ne cédaient pas encore aux attraits de la restauration. Dans Les célébrations, une voix (une voie) se fait entendre (se dessine). Le résultat est rude, mais l’oreille est souvent enchantée, malgré quelques hurlements douloureux (effet probable de la fièvre – de l’écriture), tandis que sont contés des épisodes sanglants, des histoires de résistance aux outrages des conquérants. Cruauté au programme : nature blessée et corps entaillés. Et un sacré sens du rythme. Avec cependant quelques pauses :
“Saison d’hiver. Les vents, les sortilèges. Temps de la solitude et du silence. Clair-obscur. Il racle les larves dans le bois. La pluie ne cesse de tomber. Les yeux sont gris. Il ramasse une fleur isolée, une ultime orchidée.”
Et, en fin de parcours, cette page du très beau Péninsule :
“On dormait dans la cendre tiède, le corps blotti contre l’ancêtre, près des rochers où ruisselait encore l’eau du foyer. On était seul à être tous, à n’être rien, la montagne cachait la pierre et l’arbre la forêt. Des hommes revenaient à l’aube, porteurs de masques et de jarres, bardés de plumes et d’osselets, coiffés de crânes de pumas. On avait vu un nuage et un lac, on s’était couché sous les braises. Il n’y avait plus aucun ciel. Un grand sabre oscillait au poignet du pendu.”
Yves di Manno a publié deux livres aux Éditions Unes, Le Méridien (1987) et Solstice d’été (1989), ainsi que plusieurs volumes de traductions de George Oppen. J’ai déjà relevé le travail soigné de ces éditions : on a toujours envie d’ouvrir les ouvrages qui y sont publiés. En ce début de printemps, deux nouveautés : Prolifération de Flora Bonfanti, une autrice de double nationalité brésilienne et italienne, née à Rio de Janeiro en 1987 et installée en France depuis 2014 ; Le langage et le puits de Hai Zi, né en 1964 à Chawan, village de la province Anhui, en Chine, dont l’œuvre n’a cessé d’être réimprimée après son suicide en 1989, à l’âge de 25 ans, faisant de lui “un des plus grands poètes chinois depuis la fin de la Révolution Culturelle”.
“Tout indique qu’on ne puisse pas avoir en mains une collection d’idées remarquables sans d’abord traverser la prolifération, cet état désordonné de l’esprit où des choses qui ne se valent pas coexistent.” Ainsi s’ouvre le livre de Flora Bonfanti, plutôt intrigant si l’on songe qu’il n’est pas écrit dans la langue maternelle de son autrice. Certes, l’usage de quelques “grands mots” comme Esprit, Créateur, ou Dieu (on note l’usage de capitales), ainsi qu’une certaine théâtralité, peuvent tenir certains lecteurs (dont je suis) à distance. Il est difficile de rendre compte d’un livre qui, comme l’écrit l’éditeur à propos de Prolifération, “part en visite de sa propre intelligence, cartographie ses curiosités, s’arrête un instant devant les vitrines de l’éternité, esquive une déception, s’attarde sur une joie”, même si l’on peut convenir qu’il s’agit d’un beau programme d’écriture. Il y a quelque chose d’intimidant dans ce qui opère des frottages entre pratique poétique et exercice de la pensée : on a envie de passer cette prolifération par le filtre de l’ironie, histoire de garder les pieds sur terre, tout en ne refusant pas de décoller, en phase avec ce qui, d’une page à l’autre, nous frappe :
“En nous, le simple fait d’être à l’abri de pensées de prix si disparate crée une tension qui est sans doute le mobile même de l’écriture. Nous sommes certes les auteurs de tout ce qui traverse nos têtes, mais notre critique mesure chaque propos et veut récompenser les plus valeureux. L’esprit critique aime à récompenser ce qui est rare, et il serait étrange que le Créateur soit doté d’une imagination si féconde sans une once de critique.” Et on relève, bien entendu, ce qui est imprimé en 4e de couverture : “Nous pensions dévorer le monde alors qu’il se répandait grâce à nous.” Cette très curieuse prolifération sonne souvent juste à nos oreilles, tout en créant de sérieuses dissonances avec ce que nous lui apportons par notre lecture, certes jamais figée (et impossible à synthétiser en quelques mots) – la seule chose utile que nous sommes en mesure de produire étant d’en recopier un dernier fragment, afin de faire partager notre étonnement avec le lecteur et la lectrice, de ces lignes :
“On pourrait penser qu’en se permettant de mentir et pouvant passer pour mieux qu’elle n’est à coût nul, l’intelligence s’égare dans une situation trop commode où son inertie s’installe à jamais. Il est vrai que beaucoup s’y installent à jamais, que cet accord opaque entre l’estomac et la lumière est pour l’âme son état d’équilibre le plus économe, et qu’il lui est infiniment tentant d’y rester. Mais ce n’est pas parce que beaucoup s’arrêtent en chemin qu’il ne s’agit pas d’un chemin. Ce n’est pas parce que l’on fait halte pour reprendre son souffle et reste à jamais sur place qu’il n’y a pas de suite au sentier. Et comme l’intelligence progresse en devenant ce qu’elle a d’abord reconnu et aimé, comme ce qui constitue au plus intime, elle doit le trouver au-dehors pour ensuite le chercher en elle, et que ce temps intermédiaire (autant dire perpétuel) est dur à supporter, elle trouve un soulagement à se montrer au monde telle qu’elle s’aimerait avant de réellement l’être.”
Ouvrant au hasard Le langage et le puits de Hai Zi, je tombe sur un “poème court” qui s’intitule : Moitié de poésie : “Tu es ma / moitié de poésie / moitié aimée par le cœur / moitié étouffée sous le corps / tu es ma / moitié de poésie / personne ne doit en changer un seul mot”. Sur la même page 97, il y en a un deuxième, encore plus court, intitulé Le recueil de poèmes d’amour : “Assis sur le chandelier / je suis une couronne de fleurs / pensant à une autre couronne de fleurs / on ignore quand elle sera offerte / on ignore comment elle doit être disposée” Pas de point final. Il s’agit d’une traduction du mandarin (par Yujia Yang – relue et corrigée par Pierre Vinclair). D’un ouvrage à l’autre, quel contraste ! C’est justement le prix de ces constellations : la lumière (et l’obscurité) se propage(nt) différemment d’une étoile à l’autre, les circulations se font plurielles, et à l’intérieur d’un même volume, on peut passer d’une page séduisante à une autre qui nous laisse au bord du chemin.
Nombre de lecteurs découvriront ces “poèmes courts complets (1983-1989)” de Hai Zi (“de son vrai nom Cha Haisheng – littéralement « né de la mer »”) en parfaits ignorants de la littérature chinoise contemporaine, donc sans aucun préjugé, et avec le souci de ne pas juger. Je cherche le poème qui a donné son titre à cet ensemble. Je le trouve, page 81. C’est le cinquième et dernier d’une suite intitulée Pour mère, écrite en 1984, corrigée en 1985 et recorrigée en 1986 :
“Le langage lui-même
est comme une mère
qui a toujours des choses à dire, sur les rives
sur les berges de la rivière de l’expérience
sur les berges de la rivière des apparences
les fleurs sont comme de douces épouses
oreilles qui écoutent et poèmes
éparpillés sur la terre
écoutant l’eau qui souffre
l’eau tombe au loin”
Le refus de juger n’implique pas le déni de ce qui surgit à première lecture : une somme, difficile à définir, de sensations qui anticipent la compréhension du poème. On peut buter sur certaines formulations (ici : “l’eau qui souffre”), avant de glisser plus aisément sur d’autres (“l’eau tombe au loin”). Je dois être un incurable objectiviste. Minimaliste pour la vie, même si parfois attiré par ce qui contrarie cet état que j’ai défini ainsi, il y a déjà longtemps : vivre et travailler en pleine conscience de ses moyens. Ce qui est le cas de Hai Zi, me semble-t-il. Il y a des choses sentimentales dans Le langage et le puits, et d’autres plus puissantes. Il y a des naïvetés – mais venant d’un homme cultivé.
“Pour Londres // Marx, Wittgenstein / deux hommes qui sont venus à Londres / l’un après l’autre, venus dans la ville d’un pays insulaire / enveloppée de brouillard / l’un était un grand homme, l’autre un homme simple / tout aussi radicaux et révolutionnaires / tout aussi pauvres leur vie durant / mais avec un sourire tout aussi dévastateur / cœur vide / cœur pauvre / comment brader sa vie dans l’argent et le langage / ne serait-il pas le tout de l’humanité ! / pierres, pierres, vendre des pierres pour acheter des pierres / vendre des pierres pour échanger des pierres / vendre des pierres il reste encore des pierres // les pierres restent des pierres, les hommes restent / des hommes”
Le 25 mars 1989, âgé de 25 ans, Hai Zi nettoie son appartement, regroupe ses manuscrits, et se dirige vers Shanghaiguan avec quatre livres en poche (La Bible, Walden, L’Expédition du Kon-Tiki et une édition des Romans de Conrad). Là il se jette sous un train…
Les éditions L’Usage est une “petite entreprise éditoriale” qui a démarré, il y a trois ans (au printemps 2019), par la publication de deux inédits de Jacques Roubaud, Strophes reverdie, et de Ron Padgett, La Chambre de Pierre et quelques poèmes. J’avais répondu favorablement à une souscription permettant d’aider la sortie de ces deux volumes et chroniqué ici-même celui de Roubaud. En 2020 et 2021, sont sortis trois nouveaux livres (de Frédéric Forte, Gizella Hervay et Sylvain Prudhomme). Sixième ouvrage aux éditions L’Usage, L’Inédit, de Jean-François Puff, m’est parvenu dans une “édition prototype tirée à 50 exemplaires”. J’ignore si un tirage plus conséquent est programmé (on se renseignera sur editionslusage.fr), mais je me fais avec plaisir l’écho de ce travail d’autopublication (l’auteur étant aussi l’éditeur) qui traite d’inédition : “À l’envoi de ce manuscrit, un jour on m’a répondu : j’inéditerai L’Inédit. / C’est une question à laquelle sont confrontés les poètes : éditer. / Car avant d’être édité par les autres, il faut savoir au moins s’éditer soi-même. / C’est-à-dire savoir se présenter à soi-même comme un poète possible.” Au moment où je relis ce livre de 84 pages, je viens d’apprendre que Netflix n’accepte de produire la “saison 2” d’une série que si la première a touché au moins 4 millions de spectateurs. Force de ce qui résiste – la poésie en premier lieu. Emmanuel Hocquard a montré dans les années 1970 que 5 pages tirées à 9 exemplaires forment un volume. Et, alors qu’on a oublié tant de succès éphémères, ces très petits tirages restent trouvables pour qui veut bien faire l’effort (très raisonnable) de les chercher.
“L’insecte bute au carreau. Il ne sait rien du verre.” Il est question, de douleur, de souffrance : “Je pense à la souffrance de tous ceux qui ont ainsi cru à une vocation, qui y ont cru fermement, absolument, et qui ont dû renoncer. Je crois que nous sommes nombreux. // Plus généralement, même, // dire qu’au fond de chaque souffrance il y aurait un livre non pas illisible, mais un livre jamais lu.” Et un peu plus loin : “Personne ne veut qu’il y ait un poète de plus. / Il y a assez de poètes morts à lire et bien trop de vivants à ignorer.” Impossible de déposer le moindre commentaire après ce constat. On peut juste faire passer la nouvelle que L’Inédit a été édité. Et renommer l’auteur-éditeur : Jean-François Puff (qui se demande “Et si c’était la faute du nom ?”). Notons au passage la publication prochaine d’un deuxième livre de Jacques Roubaud aux éditions L’Usage.
Venise toute est un livre lumineux de Benoît Casas, publié chez Arléa, dans la collection “La rencontre”. “Une enquête” nous dit l’auteur. Ce qui frappe d’abord, avec ce volume d’une centaine de pages, c’est sa composition en autant de chapitres qu’il y a de lettres de l’alphabet, de A à V (comme Venise) – et non de A à Z. Je dis “chapitres”, on devrait plutôt parler de séquences, plus ou moins longues, formées d’une succession de brefs paragraphes le plus souvent d’une seule phrase (il y a quelques exceptions), séparés par des blancs, comprenant un mot en italiques commençant par la même lettre. Par exemple pour la première séquence (“A”) : “annonçant / alignées / attire / amortis / aquarellée / ardent / Acqua alta / arrivant / ambiguë / appels / aspire / aube / assourdies / après / arpenté / apparaître / à plat / archipel / approche / ancien / alternance.” Belle contrainte, simple et efficace. On la remarque de suite, mais on l’oublie aussitôt pour s’intéresser à ce qui, de page en page, brosse le portrait – par montage – d’une ville labyrinthique, déjà mille fois peinte, mais jamais encore de cette manière :
“Q
Voyager sur l’eau a quelque chose d’essentiel : sur l’eau vous êtes plus en éveil qu’à terre : vos facultés sont sur le qui-vive, vos jambes vous maintiennent sous contrôle comme si vous étiez une boussole.
Parfois il faut se guérir d’un excès de beauté en se mettant en quête de l’autre Venise.
Nous avons quitté Venise, nous sommes, hélas, sur le chemin du retour. La France pour moi c’est l’exil.”
L’unique “brève prose” pour la lettre “U” – “La diversité des influences, la succession des époques, se résolvent à Venise dans l’unité la plus rigoureuse, la singularité la plus ardente.” – définit assez bien ce qui fait de Venise toute une belle réussite : unité, rigueur, singularité ; à quoi j’ai envie d’ajouter : humour, légèreté et aussi gravité, au sens premier :
“Secrète circulation entre eau ciel et terre, redécouvrir le lumineux réel d’une Venise si intensément terrestre.”
2.
Le narrateur est dans son petit appartement, face à la mer à Saint-Malo. Sur Le Sillon.
Il désirait cela depuis longtemps : être ici, face à la mer et se lever tôt. C’est ce qu’il va raconter. Il est six heures du matin. Il écoute. Il regarde. Est-il enfermé ? Confiné ? Derrière la grande fenêtre la lumière, les strates, le lointain. Et il y a les personnages-silhouettes. Le narrateur les observe. Peu à peu ils entrent dans la pièce, la pièce de l’appartement et la pièce radiophonique, comme les promeneurs, les joggers, les surfeurs, comme le sable et les rochers.
Jean-Guy Coulange est de ces auteurs, finalement assez rares, qui tissent du lien entre sons et images, sans que le résultat ne s’inscrive sur le même support. “Si je devais expliquer le lien entre mon travail sonore et mes photographies, je parlerais simplement du désir de prolonger le sonore par l’image sans les associer forcément dans le même média” – écrit-il en ouverture de La traversée (du paysage) (Éditions Hippocampe, 2018). Commençons par le son qu’il sollicite, écoute, prend, monte, et mixe sous forme d’“essai radiophonique”. Il y a au départ une commande, d’abord faite à lui-même, puis appuyée par telle ou telle radio. Coulange a travaillé un temps pour France Culture, mais depuis un peu plus de dix ans il collabore surtout avec Le Labo, émission de création de la RTS (longtemps programmée par David Collin), et Par ouï-dire, émission de création de la RTBF (toujours programmée par Pascale Tison). Plusieurs de ses projets concernent la Bretagne : Porstall, Île Grande (lieu de naissance de Yann Paranthoën, incontournable auteur de l’Atelier de Création Radiophonique), Groix, une île en hiver, Route Finistère Sud, etc. Ensuite, l’image : clichés photographiques (qu’il retravaille un peu plus tard) ; aquarelles sur papier. Même si les supports et modes de diffusion (de partage) diffèrent, il y a plusieurs moyens de faire entrer en résonance ces activités multiples et solidaires : les rassembler dans un lieu exposition où il y aurait à voir, à lire et à écouter ; ou dans un livre que l’on peut tenir en main chez soi, tout en écoutant les sons (la radiophonie) via internet.
Sillon est le cinquième livre de Jean-Guy Coulange proposant un ou plusieurs “livrets” de ses projets radiophoniques. Les trois premiers ont été publiés chez Hippocampe : Je descends la rue de Siam (carnets sonores et photographiques, 2016), La traversée (du paysage) (sonore, écriture, photographie, 2018) et Route Finistère Sud (carnet, sonore, photographie, 2019) ; et les deux suivants sont nés d’une collaboration éditoriale entre l’auteur et Le Village, centre d’expérimentation artistique de Bazouges-la-Pérouse (35) : Bruissons (2020) et Sillon (2022). Ouvrons ce dernier et recopions quelques lignes du “récit-poème” :
“Ici on devient un peu taiseux.
J’aime assez les taiseux.
Et je sais faire un peu,
lorsqu’une conversation m’ennuie,
me taire comme un goéland,
un goéland qui ne raille pas.”
Le lyrisme est contenu, mais le chant est là. C’est intériorisé, parfois au bord du silence, mais la voix est là. Le silence, ce n’est pas le vide, mais ce flux sonore du bord de mer, capté dès l’aube par les micros. On ressent un vague emportement, parfois, mais aussi le goût du voyage immobile :
“Je chante (la mer) pour ralentir le temps.
Chaque jour d’écriture l’étire.”
Sur Le Sillon, circulent les forçats : c’est un lieu où tout devient personnage – humains et minéraux. Parfois Le Sillon est rétréci par le confinement – les interdits de plage, de baignade, les limites kilométriques, l’interdiction de s’assoir sur le sable. Mais le plus souvent, il est ouverture sur l’espace, et oubli du temps (avant les retrouvailles, à l’aube). Il convient d’écouter cette double pièce radiophonique (première partie ; deuxième partie) sans rien savoir des intentions de leur auteur. Mais il est intéressant de découvrir, après diffusion, les réponses de Jean-Guy Coulange aux questions de Pascale Tison. On constate alors que sa voix, si lente tout au long de la lecture du “récit-poème”, devient nettement plus vive, voire rapide, quand elle s’explique sur le projet.

Je reprends rapidement mes notes : les machines : ne pas les avoir toutes avec soi. Enregistrer le son ou l’image ? Et retrouver la main, chez soi, sans électricité, pour recouvrir le papier. Surfaces toujours retravaillées – et espace sonore qui, stéréophonique (toujours le chiffre 2, comme pour l’image), donne l’illusion d’une certaine profondeur. L’irruption de la parole entre deux plages de “récitatif”, le montage entre ce qui est écrit, et lu, et ce qui a été capté par surprise, même si orienté par un questionnement. Et le mixage qui souligne plus ou moins (mais toujours très simplement) ces passages, qui colore les voix, et apporte du contrepoint : les sons du dehors, bien connus et pourtant toujours différents, et les cornemuses qui, curieusement, nous font voyager et remonter le temps.
Et redonne la parole à l’auteur :
“Je ne me souviens plus très bien de cette photographie.
Je crois que c’est quand il a neigé.
Je l’ai vue apparaître sur la carte mémoire.
Parfois l’appareil vous échappe, comme un chien fou sur le Sillon.
[…]
Le matin, tout est découvert.
Ou tout est recouvert.
Tout est ouvert, tout recommence.”
La double pièce radiophonique Sillon est une partie du projet éponyme qui comporte aussi un livre et une exposition qui aura lieu du 12 juillet au 26 août 2022 au Sémaphore de la Pointe du Grouin en Bretagne.
Je prends maintenant le risque, alors que je n’ai pas trouvé les mots qu’il faudrait pour l’accompagner, de relayer la sortie d’un ouvrage singulier – ne ressemblant me semble-t-il à rien de connu (mais je parle aussi bien entendu en ignorant). Disperser la nuit d’Aymeric Vergnon-d’Alançon, publié par art&fiction à Lausanne, a sa place dans cette constellation. Alors le plus honnête, pour “en parler”, est de reprendre le résumé du projet par son auteur même : “Combien d’images traînent, sans vie, dans nos tiroirs, dans nos ordinateurs ? Je n’y pensais pas, moi non plus. Puis j’ai rencontré l’étrange Surgün Photo Club. Et j’ai découvert que des destins se jouent autour d’une simple photographie. Deux femmes, trois hommes. Je remonte leurs traces. Je les piste du Brésil jusqu’à la mer Baltique, des rives du Douro jusqu’au Canada, de l’Espagne en guerre jusqu’à Paris. Pendant des années, je documente cette fiction. Voici des exilés de mille lieux, toujours en quête d’une image salvatrice. Ils avancent, tenaces et fragiles. Et je les suis lorsque l’histoire les emporte par-dessus les fleuves, les frontières et les océans.” Projet d’artiste, à la frontière de plusieurs pratiques, entre art et fiction. Comme pour tout ce qui relève de l’image, il y est en permanence question du temps : immobilité et mouvement // traversées de l’espace et de la mémoire. Au contact de ce “club d’immigrés”, quelque chose comme un témoignage non défini (de l’invisible, ou de sa propre mise en fiction) tend à se concrétiser par l’écriture. Et c’est ce qui m’intéresse, bien au-delà de ce que je peux “penser” de la manière dont sont formulés ces récits : les passages entre des formes que l’on dira “complémentaires” (mais qui trop souvent restent dans leur pré carré – ce qui ne semble pas être le cas ici). Après avoir noté que Disperser la nuit s’ouvre par deux citations associant récit et migration (de Jean-Luc Godard et de Peter Handke), je cherche dans ces 350 pages un bref fragment, non seulement pour prélever quelques lignes représentatives de la prose qui s’y déploie, mais aussi – et surtout – pour conclure cette trop timide recension par une succession de points d’interrogation :
“Au bout d’un moment, je ne sais plus où nous allons. Je suis fatigué, en nage, dans cette moiteur épaisse. […] Je me sens seul et désemparé. Faut-il franchir la frontière ? Existe-t-il un autre royaume à atteindre ? Je regarde autour de moi : ces allées recouvertes d’un chapiteau de tôles, ces baraquements malingres, cette végétation poussiéreuse. Faut-il faire des photos ? Faire quelques images noires vers le poste-frontière puis chercher un endroit où voir, invisible, la ligne de partage ? […] Comment sait-on que le lieu, ce lieu-ci, vous fait signe ? Qu’il est celui qui vous accueille ? Qu’il devient cette couverture qui vous met à l’abri ? […]
Où est-il le lieu ?
Où ?”
3.
Après Moondog, Glenn Gould, Sappho et Alexander Graham Bell, Franz Liszt et Béla Bartók sont racontés par l’écrit et par l’image dans la collection “Supersoniques” des Éditions de la Philharmonie de Paris. Nous avons déjà pu dire tout le bien que nous inspiraient ces petits volumes. Ce sera encore le cas, même si cette fois l’adhésion aux images proposées est, en ce qui me concerne, loin d’être totale – mais peu importe…, car s’y développe une idée originale et c’est bien là, l’essentiel. De ces deux nouveaux titres, celui qui me parle le plus est celui de Peter Szendy & Anri Sala, Béla Bartók, un abécédaire ennuagé. J’ai relevé plus haut, à propos de Venise toute de Benoît Casas, que l’alphabet s’y déployait de A à V (comme Venise) – et non de A à Z. Avec Bartók, Peter Szendy – qui écrit en introduction que “l’abécédaire aussi pourrait être une forme de collecte. Une accumulation distribuée dans des contenants alphabétiques” – commence bien son récit avec A (comme astéroïde) et l’achève bien avec Z (comme zoo), mais les lettres H, K, V, X et Y manquent à l’appel, comme si elles avaient été effacées, non de l’alphabet (on trouvera sans difficulté des mots qui contiennent une de ces cinq lettres), mais de de cette collecte.
Alors que récits et images, dans les volumes précédents, coexistaient en ayant, chacun, un territoire délimité dans la page, le dessin s’introduit cette fois dans le texte, non pour l’illustrer, l’enluminer, mais pour en souligner certains passages par effacement, obligeant ses lecteurs à reconstituer ce qui ne leur est pas offert dans son entièreté. C’est une idée assez surprenante et j’imagine que certains acquéreurs de ce 6e volume de la collection “Supersoniques” vont s’imaginer qu’on a cherché à leur vendre un exemplaire mal imprimé – alors que non, c’est simplement l’effet du passage des nuages : ces nuages qui “veulent de nouveau entrer par ma fenêtre”, comme l’écrit Bartók à son fils Péter en 1931 alors qu’il séjournait au col du Lautaret dans les Alpes.

Béla Bartók faisant partie des compositeurs dont le travail m’a toujours passionné – la somme impressionnante d’œuvres de premier plan qu’il nous a laissées, comme ce qu’il a collecté avec son phonographe ambulant, travail ô combien précieux –, j’ai pris grand plaisir à lire cet abécédaire qui propose une “brève traversée de sa musique, de sa vie, de sa pensée”. Reparcourant de manière aléatoire ce que j’ai tout d’abord lu d’une seule traite, afin de saisir ce qui m’aurait échappé, je tombe sur ces mots : “S’il a donc peint en musique des images et des portraits, Bartók n’a pas réalisé ce qu’on pourrait qualifier de véritable autoportrait musical (à moins que ce ne soit toute l’œuvre qu’il faille considérer comme tel)”. Et relève cette insistance sur le “dehors”, dont les nuages seraient une des manifestations concrètes, sans oublier les “musiques de la nuit”, chants de grenouilles et autres – cette sublime polyphonie que Bartók a su traduire au piano : “Rarement on aura entendu un seul corps (celui du pianiste) donner voix à autant de strates sonores simultanées, dotées de rythmes, de tempos différents” (Peter Szendy).
Il est aussi, bien entendu, question de Franz Liszt et de la musique des Tsiganes. Bartók a écrit (dans son “autobiographie”) qu’à travers “l’étude renouvelée de Liszt […], la véritable importance de cet artiste se révéla à moi” ; et qu’il a découvert, dans ses “œuvres les moins populaires”, “une signification beaucoup plus grande que chez Wagner et Richard Strauss.” Franz Liszt est le sujet du 5e volume de cette même collection, raconté par Emmanuelle Pireyre & Anna Katharina Scheidegger. “C’est en explorant pour son roman Chimère la question tsigane qu’Emmanuelle Pireyre s’est intéressée au texte de Liszt publié en 1859, Des Bohémiens et de leur musique en Hongrie”. Après avoir posé cette question : “Que fera Liszt de la musique bohémienne ? Comment son amour d’enfance, son amour éperdu pour les orchestres tsiganes, se métamorphose-t-il en une question nouvelle ?”, elle note avec justesse que “la musique bohémienne est à la fois infiniment mystérieuse et furieusement efficace” – alchimie qui aura largement contribué à son succès. Curieusement, la lecture de ce récit passionné m’aura mis en évidence que ce que j’ai pour ma part, et depuis longtemps, retenu de Liszt – ce que j’apprécie le plus de son très copieux catalogue –, ce ne sont pas ses trop fameuses Rhapsodies (“hongroises” ou “tsiganes”), ou ses Poèmes symphoniques, mais ses Pièces pour piano les plus austères (les “moins populaires” comme dit Bartók qui pourtant, tout comme moi, n’a rien contre les musiques populaires qu’il convient encore aujourd’hui de collecter avec rigueur), et peut-être davantage encore ce chef d’œuvre presque “minimaliste” (ce qui rime avec “l’abbé Liszt” !) qu’est le Via Crucis, que j’ai eu la chance d’entendre, magnifiquement interprété, dans l’abbaye de Silvacane, à la tombée d’une nuit d’orage (une des plus fortes émotions de ma vie d’auditeur : ces résonances du tonnerre dans ce magnifique édifice cistercien). Musique tsigane mystérieuse et furieusement efficace ou résurgences médiévales ? À chacun(e) son coup de foudre…
Yves di Manno, Terre ancienne, Monologue, avril 2022, 104 p., 15 €
Flora Bonfanti, Prolifération, Éditions Unes, mars 2022, 72 p., 16 €
Hai Zi, Le langage et le puits, Éditions Unes, avril 2022, 320 p., 25 €
Jean-François Puff, L’Inédit, Éditions L’usage, mai 2022, 84 p., 13 €
Benoît Casas, Venise toute, Arléa, mai 2022, 120 p., 16 €
Jean-Guy Coulange, Sillon, JCG et Le Village, 2e trimestre 2022, 64 p., 15 €
Aymeric Vergnon-d’Alançon, Disperser la nuit, art&fiction, 352 p., 14 €
Béla Bartók raconté par Peter Szendy & Anri Sala, Éditions de la Philharmonie de Paris, collection “Supersoniques”, 64 p., 13 €
Franz Liszt raconté par Emmanuelle Pireyre & Anna Katharina Scheidegger, Éditions de la Philharmonie de Paris, collection “Supersoniques”, 64 p., 13 €