Petite constellation d’été : poésie

© Alix Rosset

Comme il serait tentant de procéder comme Willem le fait depuis plus de quarante ans avec ses chroniques – Revue de presse, Images, Autre chose, etc. – pour Charlie Hebdo ou Libération : avoir à sa disposition un espace, pas nécessairement de grande dimension, où recenser quelques nouveautés, choisissant pour chaque ouvrage une image (et même le plus souvent un fragment d’image), à laquelle se contenter d’ajouter quelques mots – à peine une phrase – pour donner le ton. Et ce peu, ce très peu parfois, suffit pour que les lecteurs se disent que, si Willem en parle, c’est que l’ouvrage en vaut la peine. Dans cette relation à la fois distante et intime qu’entretient le chroniqueur avec ses lecteurs, ce n’est pas le jugement qui compte (Willem ne prend aucun plaisir à démolir ce qui ne lui plaît pas, il préfère se montrer indifférent) ; non, ce qui agit, c’est le montage opéré entre images et textes (toujours calligraphiés) dans l’espace de la page (très rarement une page pleine ; plutôt un fragment de journal). Et ça marche, de semaine en semaine, sur plusieurs décennies. La publication promise par Jean-Pierre Faur de l’intégrale des rubriques de Willem, sous le titre Le bon, le vrai, le beau, devrait d’ici peu prendre forme d’un coffret de trois épais volumes de grand format (30 x 40) : un luxe inouï pour ce grand montage qui aura marqué son époque.

Ici même, d’une constellation, l’autre, se produit quelque chose de l’ordre du feuilleton : travail procédant par étapes et toujours à suivre. Que l’on écrive deux lignes ou deux pages sur tel ou tel livre, rien n’est fermé, tout sera un jour ou l’autre à reprendre. Ce qui importe le plus, c’est qu’au-delà de l’expression d’une opinion, ou d’un timide essai d’exploration, s’ouvre une relation dialogique entre l’ouvrage et qui le fait passer. Et qui est témoin de ces premiers échanges peut à son tour donner de la voix. Chroniquer n’est en aucun cas prémâcher le travail de potentiels lecteurs, mais leur apporter un peu matière décantée, dégraissée, tel un viatique élémentaire ou un appât. Progressant à pas lents dans l’écriture de ce feuilleton, on oscille sans cesse entre volonté de réduire ces échanges, comme on le fait en cuisine, et désir de s’étendre un peu : creusant simultanément plusieurs pistes. Il faut donc se donner quelques contraintes : nombre de signes, “deadline” (alors qu’on ne compte pas le temps de lecture). La fatigue, l’état du corps, a son importance ; ce n’est pas parce qu’on est épuisé qu’on écrit moins ; mais, curieusement, cet état nous entraîne à faire de plus sévères relectures, et de préférence à la gomme ; en finir, oui, mais en élaguant : faisant pièce aux débordements critiques. Avec la poésie, c’est crucial. Un écueil à éviter : tomber dans l’entre-soi qui caractérise la critique privilégiant un genre donné. Il m’a longtemps semblé interdit de chroniquer les livres de poésie, étant un double imposteur : n’en écrivant pas, et m’intéressant simultanément à autre chose. Mais, après avoir mis un jour les pieds dans le plat, il m’est devenu naturel de remettre le couvert. L’été c’est poésie ; laissons les romans, les livres épais en prose, pour la rentrée, au moment où le soleil se couchera plus tôt.

1. Guy Bennett est un poète né en 1960 à Los Angeles. Il a fait des études d’art, s’est produit un temps comme musicien, a obtenu en 1993 un doctorat en littérature française à UCLA, et enseigne depuis 1999 à l’Otis College of Art and Design à Los Angeles. Il est aussi traducteur d’œuvres de Raymond Queneau, Jacques Roubaud, Nicole Brossard, Valère Novarina, Jean-Michel Espitallier (et de bien d’autres), et une figure de l’édition californienne, directeur de Mindmade Books et co-éditeur chez Otis Books / Seismicity Editions. Cette pluralité d’activités – poésie, musique, arts – ne pouvait a priori que nous attirer. Et la possibilité d’échanger avec lui dans un français impeccable (qui peut se vérifier en visionnant quelques rencontres filmées accessibles en ligne) fait de cet auteur qui semble, à première vue, cultiver une apparente simplicité – la vraie, celle des authentiques minimalistes, faisant usage d’un humour rusé –, tout en jouant avec subtilité avec des contraintes plus ou moins complexes, un passeur, en proximité directe avec certains oulipiens comme Jacques Roubaud et Frédéric Forte.

Guy Bennett, 9 avril 2019. © L’Attente

Remerciements est le quatrième livre de Guy Bennett que les Éditions de l’Attente font paraître, après Poèmes évidents (2015), Ce livre (2017) et Œuvres presque accomplies (2018) – ces trois premiers ouvrages ayant été traduits par Frédéric Forte et l’auteur, tandis que ce nouvel opus l’est par Frank Smith, toujours en collaboration avec l’auteur. La lecture en version française se fait comme toujours de manière fluide, nous interdisant de ressasser ce que Jim Jarmusch avait ironiquement placé dans la bouche du poète Japonais dans son film Paterson : “Poetry in translation is like taking a shower with a raincoat on.” Mais avant de nous intéresser à ce dernier livre, et ainsi remercier son auteur de nous avoir, cette fois encore, procuré du plaisir, faisons une rapide recension des précédents.

• Poèmes évidents. “Inspirés par les « guerres culturelles » qui caractérisèrent la campagne électorale présidentielle américaine de 2008, ces poèmes imitent la langue et le niveau du discours politique américain reflété par les grands médias, et surlignent certains des principes centraux du mouvement « tea party » ascendant (anti-intellectualisme, chauvinisme, islamophobie, patriotisme, racisme, xénophobie) qui se trouvaient au centre des débats” (Note de l’éditeur).
Directs, immédiatement accessibles, ces poèmes – “autonomes et auto-suffisants, ne nécessitant ni commentaire critique, ni explication d’aucune sorte pour véhiculer leur sens qui est évident” (Poème préliminaire) – sont souvent drôles, même quand ils font froid dans le dos. On y trouvera, entre autres, un Poème anti-intellectuel, un Poème anti-immigrés, un Poème raciste, un Poème intégriste, un Poème “pro-life”. Mais aussi (au hasard), un Poème perdu: “Je vous préviendrai / quand il refera surface.” ; un Poème Patriote: “Ou vous êtes avec nous / ou vous êtes avec les auteurs de roman.” ; un Poème de nuit : “[Le véritable contenu de ce poème / n’a pu être identifié / faute de lumière.]” ; un et Poème sans références à la Pop Culture : “Je me demande comment les lecteurs réagiront à ce poème / dépourvu qu’il est de références à la culture populaire. // Le trouveront-ils ennuyeux, hors de propos, peut-être même / élitiste ? // Malgré ma récente résolution / d’écrire des poèmes directs, évidents, / compréhensibles et appréciables par tous, / je veux bien courir le risque.” Dans une recension pour son feuilleton du Monde, Éric Chevillard note que Bennett “démontre par l’absurde qu’une langue pauvre n’enfantera jamais que de pauvres idées”, mais aussi que, “s’il dépouille la poésie de toute emphase, de toute éloquence même, s’il la dégrade sous prétexte de lisibilité […], Bennett ne renonce en rien à ses prérogatives” et qu’“un peu à la manière de Duchamp avec ses ready-mades, il réaffirme ce privilège du poète qui est de régner par décrets sur le monde […] On ne peut rien en dire sans en rajouter.” Mais, s’il peut rendre la critique muette, il développe aussi une critique de l’anti-intellectualisme salutaire.

• Ce livre qui “détaille les clés théoriques et techniques de la matière textuelle qui le constitue, engageant un processus littéraire presque entièrement axé sur lui-même” (note de l’éditeur). Cette sorte “d’autoguide poétique” dispense, à sa manière, une sorte d’évidence – “ CE LIVRE sera composé / de cinq parties, / chacune / avec son titre à elle / et sa propre identité / thématique et formelle, / le tout / évoquant, / de différentes manières, / le sujet global / de l’œuvre dans son ensemble.” – qui se vérifie à la lecture de Ce livre, à nul autre pareil. Et d’ailleurs (début de la partie V) : “Si vous lisez toujours, / c’est que vous avez sans doute envie / de suivre ce livre / jusqu’à sa conclusion, […]”

• Œuvres presque accomplies “passe en revue une série de projets que Guy Bennett a conçus mais jamais menés à bien”, de manière différente, mais cependant compatible avec ce qu’Édouard Levé avait tenté quelques années plus tôt avec Œuvres (mais Bénabou, Borges ou Pessoa sont aussi, à leur manière propre, passés par là). Souvenons-nous ce que disait Gertrude Stein : “Si vous pouvez le faire, pourquoi le faire ?” Alternant des descriptions de livres irréalisés et des réflexions sur le travail en train de se faire, Œuvres presque accomplies prend une forme essentiellement interrogative, vérifiant la justesse ce cette proposition de Baudelaire : “À quoi bon exécuter des projets, puisque le projet est en lui-même une jouissance suffisante ?” Exemple : “Masse critique. Un volumineux livre de poèmes – peut-être même un seul long poème épique – entièrement composé d’exégèses savantes de poésie précédemment publiées, inversant ainsi la nature parasite de la « littérature secondaire » en faisant d’elle la matière d’une nouvelle écriture « primaire » (comme le fit Reznikoff avec Témoignage). Que cette œuvre puisse à son tour faire l’objet de nouvelles évaluations critiques ou de détournements nabokoviens à la manière de Feu pâle, voilà qui m’enchante” – et, par contagion, nous enchante.

• Remerciements ou l’invention “d’un genre à part. J’ai commencé – nous dit Guy Bennett – à rêver d’un livre qui ne soit que remerciements, puis j’ai décidé de l’écrire. Mon envie de parodier est vite devenue quelque chose de plus sérieux : qui est-ce que je remercie au juste et pour quoi ?” L’incipit de ce nouvel opus est épatant : “Merci à tous ceux qui ont cru en moi ainsi qu’à tous ceux qui n’y ont pas cru. Vous m’avez incité, chacun à votre manière, à écrire cet ouvrage.” On ne fera pas le détail de ce qui compose ce très dense petit ouvrage, mais on proposera qu’il s’agit, en creux, d’une sorte d’autoportrait permettant, par affinités successives, d’établir avec le lecteur ou la lectrice une amorce de dialogue, mettant à nu certaines affinités, ainsi que quelques différences non moins intéressantes à relever : ce que l’auteur nous fait passer en tant qu’interrogation sur soi, que l’on se projette ou non, comme lui, dans un “devenir-écrivain”.
Dans Remerciements, on découvre beaucoup de noms. Si quelques-uns ne nous évoquent pas grand-chose, d’autres peuvent nous toucher d’assez près : “J’exprime ma profonde gratitude à JOHN CAGE pour son œuvre étonnante qui me passionne depuis toujours, d’autant plus qu’elle semble en grande partie issue de la découverte et de l’exploration d’une seule et même idée : la non-intention.” Côté musique, on peut s’y retrouver un peu comme chez soi : Albert Ayler, Thelonious Monk, Erik Satie, “la musique du « Maître d’Arcueil » [le captivant] de par sa mélancolie pénétrante, son humour ; sa modestie et sa singularité – caractéristiques qu’elle partage avec son contemporain, Robert Walser” (la gent littéraire déclinée dans cet autoportrait ne nous étant pas moins proche : Borges, Pessoa, etc.). “Humour, modestie, singularité” : voilà les mots que nous cherchions, le travail critique peut être mis en pause et nous pouvons retourner à ce silence qui convient à la lecture de ces quatre livres qui résonnent en nous de manière aussi rare que fraternelle.

2.

Le Printemps et le reste (Spring and all) est un livre de William Carlos Williams dont l’édition originale a été tirée à trois cents exemplaires à Dijon en 1923 par l’imprimerie Darantière (qui venait d’imprimer – nous dit-on – Ulysse de Joyce, quelques mois plus tôt). L’auteur de Kora in Hell (1920) avait tout juste 40 ans. Il lui en restait à vivre 40 autres, le temps d’écrire ces ouvrages décisifs que seront Paterson ou Tableaux d’après Breughel (sans oublier ses romans, dont le mémorable Mule Blanche). De Spring and all, Valérie Rouzeau avait déjà publié en 2000 une première version française aux Éditions Unes. Ces dernières nous en proposent aujourd’hui une nouvelle – la traduction ayant été revue et corrigée par la traductrice – qui reprend cette fois la couverture bleue d’origine. Ce petit volume d’une centaine de pages requiert de ses lecteurs plus d’attention et de temps que bien des pavés.

Le Printemps et le reste alterne moments de proses et poèmes (27, précisément) dont certains figurent parmi les plus fameux de Williams – le XXII notamment, tellement célèbre qu’il est aussi reproduit en 4e de couverture : “so much depends / upon // a red wheel / barrow // glazed with rain / water // beside the white / chickens”, ce qui nous donne, dans la traduction de Valérie Rouzeau : “tant de choses dépendent / d’une // brouette / rouge // lustrée par l’eau de / pluie // à côté des poulets / blancs.” On l’a déjà noté, cette version française ne respecte pas le principe formel de l’original (trois mots / un mot – quatre fois), mais elle sonne, comme le reste de l’ouvrage, de manière agréable à l’oreille. De l’incipit : “Si quoi que ce soit d’important aboutit – très bien. Très probable surtout que personne ne voudra le voir” au poème XXVII qui le clos : “Suzanne aux yeux noirs / orange riche / autour du cœur pourpre // la marguerite blanche / ne suffit / pas // Les foules sont blanches / tels les fermiers / qui vivent pauvrement // mais toi tu / es riche / de sauvagerie – // arabe / indienne / femme brune”, Le Printemps et le reste peut se lire d’une traite, en variant les tempi : accélérant, ralentissant, et surtout en prenant le temps de méditer ce qui sonne de manière aphoristique : “Le processus de la vie est très simple. Quelques gestes et c’est fini. Le reste n’est que répétitions.”

Ou encore : “Une œuvre de l’imagination qui échoue à libérer les sens selon cette nécessité majeure – les connivences, l’intelligence en son monde sélectif, échoue à élucider, à soulager ce qui est – / Lorsqu’il crée, l’artiste fait exactement ce que tout œil doit faire avec la vie, fixer le détail avec l’universalité de sa personnalité propre – La grandeur de son imagination lui ayant appris à sentir chaque forme qu’il voit bouger en lui-même, il doit en prouver la vérité par l’expression. // La contraction ressentie.” Williams a – est – un œil affuté, il n’est pas étonnant que ce livre soit dédié à un peintre et qu’il y écrive que “la « beauté » n’est pas liée au « charme » mais à un état dans lequel la réalité joue un rôle / Des tableaux tels que ceux de Juan Gris, qui succèdent à l’impressionnisme, à l’expressionnisme, à Cézanne – et portent un coup sévère aussi bien aux expressionnistes qu’aux impressionnistes – mettent au jour ce qui s’avérera être la plus grande réussite en matière de peinture jusqu’à présent. / – une fois qu’elle s’est passée de l’illusion, la peinture se trouve face à ce problème : remplacer non pas les formes mais la réalité de l’expérience par sa propre réalité –” Sans oublier l’importance des couleurs dans les poèmes :

“Le rose confondu avec le blanc
des fleurs et des fleurs inversées
captent et répandent la flamme ombrée
la renvoyant d’un trait
à la surface de la lampe

des pétales obliques obscurcis de mauve
le rouge disposé en anneaux
éclatants de pétale en pétale
autour d’une gorge vert flamme

des pétales rayonnants, transpercés de lumière
luttant

au-dessus

des feuilles
étirant leur vert modeste
depuis le bord du pot

et là, tout noir, le pot
égayé de mousse rugueuse.”

William Carlos Williams passport photograph 1921 © Wikipedia

Dans sa préface intitulée Quoi de neuf docteur ? (on se souvient que Williams fut un fameux pédiatre à Paterson, New Jersey), Valérie Rouzeau affirme très justement que “Le Printemps et le reste est un livre d’une grande énergie qui tient à la fois du manifeste et de la déclaration d’indépendance, du bilan aussi. […] Chez Williams, l’avenir est ouvert à partir d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas de faire table rase du passé, mais de se désencombrer de certains de ses vestiges qui empêchent d’avancer.” Ce livre, marqué par Dada, est en partie une réponse à La Terre vaine de T.S. Eliot (paru l’année précédente). De prose en poème, dans l’ordonnancement du désordre, il opère une “victoire renouvelée de la vie sur la mort.” Et comme Williams l’écrit, avec un furieux sens de l’autodérision : “Allez au diable avec votre poésie – / Vous pourrirez et vos restes seront dispersés / quelque part dans le prochain système solaire / avec le résidu des gaz – / Et d’abord vous y connaissez quoi ?”

Aux mêmes Éditions Unes est publié quasi-simultanément Poèmes du revoir américain (& autres séries) d’Emmanuel Laugier, écrivain né en 1969, soit six ans après la mort de Williams. Ce livre, imprimé en typographie, s’ouvre avec un poème de ce dernier écrit en 1944 : “Que le serpent sous l’herbe / veille / et l’écriture / faite de mots, vifs et lents, aux morsures / acérées, veille tranquille, / sans dormir.” Le lien se fait immédiatement, contribuant à mettre l’accent sur la singularité de l’écriture d’Emmanuel Laugier : “une femme me demande où dormir / à laquelle je ne sais rien / lui répondre elle a / un petit sac que dans les aéroports / on voit partout aux bras / mais il est un peu râpé et sale comme ses talons / de chaussures hautes / et quand elle questionne / de nuit je suis sans parole / je n’en vais avec un regard un / je ne sais quoi / d’impossible noir sous la langue”. Ou encore, respectant cette fois le passage à la ligne :

“la phrase que je dois former si je la vois
s’éloigne dans le champ
: le cadre est serré sur ce que je regarde
plan noir carré net
autour de cela sont les choses
elles se perdent dans le bitume : aux extrémités
font relief dans le carré noir
alors même que je l’allonge en remontant
je repense au balcon
face aux géraniums rouge vieux”

Une indication – dans le texte de présentation du livre : “Un van posé dans un paysage de l’Iowa, pas loin du Mississippi, au milieu des champs de maïs, des fermes rouges en bois, et des routes planes longues, abandonnées. Un regard posé entre les espaces ouverts et immobiles, entre souvenirs et simplicité du réel inépuisable […] notations précises […] déploiement de l’espace qui se glisse dans l’ouverture du paysage, en lente décantation, dans la sensualité de corps et des couleurs.” Ces quelques lignes devraient suffire à donner au lecteur de passage de l’envie de se mettre en chemin, donc de traverser ce livre comme d’un espace déployé (titre d’une pièce vocale et orchestrale, composée au début des années 1970 par Gilbert Amy). Donnons le dernier mot à Emmanuel Laugier, qui parle d’expérience – et plus précisément de “tressage de l’expérience au présent et de sa reconvocation par la mémoire” qui “esquisse ainsi, dans ce revoir américain, la possibilité discrète d’un voisinage à nouveau possible entre la langue et ce qui lui reste, dehors, interdit.”

“souvent je repense à comment le sommeil venu
dans le van où j’étais en amérique
mêle à la chaleur du ruban de la route
l’envie de
jouir
de cet à-côté de
m’ouvrir doucement dans le verbe
du désir s’endormir au soubresaut léger
que font les hanches contre les miennes à cause
de la route mal bitumée”

3. Archipel plusieurs 1967-1987 est une anthologie de textes de Michel Vachey, choisis et présentés par L.L. de Mars et publiée dans la collection “Poésie / Flammarion”. C’est un volume d’environ 450 pages qui retrace le parcours singulier d’un poète assez oublié aujourd’hui, mais qui avait rencontré ses lecteurs, notamment au cours de la période faste qui a suivi mai 1968 où toute entreprise de subversion était bienvenue. Je me souviens par exemple de la sortie de Toil chez Christian Bourgois en 1975. Ce livre – qui intégrait un “long texte de Jean-François Lyotard, Le mur du Pacifique” – était, en attente d’être ouvert, sur une table du bureau de la revue Change ; j’avais hésité à le prendre, j’aurais dû, car, aujourd’hui, ce livre est peu trouvable. Cette anthologie en offre quelques extraits, agencés sur une douzaine de pages : “La lumière est grise. Ce gris de la lumière est le travail du temps dans l’espace. Le temps brille par l’espace déployé dans le temps gris. La toile dévore la fatigue grisâtre. Le gris supporte l’Espèce sans qu’on sache s’il est évitable – plus qu’elle. La toile est le gris grisant la toile qui va finir. Dépenses en appareillage : la toile recommence sans nous. Elle est un nous très gris déplacé de gris en gris. DU GRIS AU GRIS.” Ou encore : “Nous sommes assis et le bruit des mots s’absorbe dans les feuilles.” Intéressé par le travail de Michel Butor, j’avais d’abord lu les actes du colloque de Cerisy qui lui avait été consacré en 1973 avant d’être publié l’année suivante en 10/18 où Michel Vachey avait prononcé une très belle communication intitulée L’espace indien (que Lyotard transformera rapidement en “espace égyptien”) : “La pensée blanche n’arrive plus à se voir et à se mouvoir : elle ne pense plus, elle se déplace. En témoigne à sa manière le livre butorien, et ma propre communication. L’espace blanc grandit dans le livre au moment où s’agrandissant sur et autour de la terre, il s’amenuise. L’espace indien c’est l’espace historique, produit et producteur. […] Aujourd’hui, tout écrivain dont l’œuvre, à un niveau ou à un autre, n’est pas hantée par la question du politique, se pare des plumes de l’Indien. Il s’agit d’occuper par l’écriture les lieux faussement neutres de l’idéologie dominante, ce n’est pas nécessairement le livre qui est mort, c’est l’idéologie du livre.” Vers la fin de sa communication, il révèle que “depuis quelque temps [il] a remplacé le stylo et la machine à écrire par le cutter. […] Si je découpe un nouveau roman j’en change le sens, je le falsifie. Découper certains livres de Butor c’est les réaliser.”

Archipel plusieurs est le vers final d’un poème de Vachey publié par Jean-Luc Parant en 1977 dans Le Bout des Bordes. Il sonne assez “butorien” – Michel Butor ayant écrit en 1976 Archipel shopping qui sera repris deux ans plus tard dans Boomerang –, mais c’était dans l’air du temps, un air encore respirable ces années-là. 1977 est à mi-chemin du parcours proposé dans ce volume, commençant en 1967 – éliminant du coup les premiers écrits de Vachey que lui-même avait évacués de sa bibliographie – et s’achevant en1987 par le suicide de l’auteur à l’âge de 47 ans. Les premiers poèmes, difficiles à découper en brefs fragments (sauf au cutter, mais nous ne procéderons pas par imitation), sont assez beaux, lyriques, et déjà hantés par le pressentiment de leur effacement à venir. Dans sa brève et lumineuse préface, Yves di Manno écrit avec justesse qu’“une vingtaine d’années durant, de la fin des années 1960 au milieu des années 1980, Michel Vachey a occupé une place étrange, un peu fantomatique, dans le paysage littéraire français. Peut-être serait-il d’ailleurs plus approprié de dire qu’il aura tout fait pour ne pas occuper cette place qui lui semblait pourtant dévolue, aussi bien par la nature de son travail que par l’ébullition de la période dans laquelle il s’inscrivait. […] C’est vraisemblablement la personnalité de l’auteur qui a maintenu [son œuvre], de son vivant, en marge des principaux courants de son temps : dans la marge des marges, pourrait-on dire, la radicalité de sa démarche créatrice s’accompagnant d’une farouche volonté d’indépendance et d’un refus tout aussi marginal d’entériner si peu que ce soit les lois non écrites qui régissent le monde des lettres – y compris dans les sphères avant-gardistes, encore prépondérantes à l’époque.”

Archipel plusieurs © Michel Vachey / Flammarion

J’ai déjà noté la difficulté d’extraire des citations de ce livre qui est un objet assez particulier où la part visuelle est importante et la tourne des pages essentielle. Archipel plusieurs est remarquablement réalisé côté fabrication : nulle préciosité, nulle plus-value du genre gravure ou beau papier, s’ouvrant à la couleur – ce qui est risqué en impression numérique : une première dans cette collection.  Dans un de derniers textes de Michel Vachey, superbement intitulé Après-midi à rien, on peut lire ces vers :

  “Noire sœur
sang frais de la pluie
le ciel est ta sente
la nuit t’envie
tu te donnes &
ne rends rien

Que nos dents le sel
la touffe des narines
prix & déchirure
l’inverse l’averse”

reprendre simplement ces quelques lignes pour faire passer l’existence d’un livre qui pouvait paraître attendu depuis longtemps et qui n’a pas occasionné, à l’instant où j’écris, le moindre écho, alors que la plus petite plaquette de poésie est aussitôt chroniquée dans un des innombrables sites dédiés à ce domaine. C’est étrange, décidément, cette situation d’une œuvre qui se devait d’être, non “mise en avant”, mais “à disposition” des curieux…

Archipel plusieurs © Michel Vachey / Flammarion

Une remarque : les textes de présentation régulièrement disséminés à l’intérieur d’Archipel plusieurs occupent 66 pages, et la postface 43, soit 109 au total, un quart du volume, ce qui est, même pour qui est en quête d’information, un peu excessif. Souvenons-nous de Cinq le Chœur – rassemblement des œuvres d’Anne-Marie Albiach : 580 pages publiées en 2014 dans la même collection –, où une vingtaine de pages avaient suffi à Isabelle Garron pour éclairer les lecteurs. Mais, comme déjà noté, l’essentiel est d’avoir mis en œuvre cette première anthologie des écrits de Michel Vachey. Ce qu’on aimerait maintenant revoir publiés, et à l’identique, ce sont les ouvrages les plus mémorables de l’auteur de La Snow ou de Toil, même si l’on a conscience que, bien qu’ayant conservé leur nom, les maisons d’édition qui les ont produits ne sont plus dirigées par des personnes aussi éclairées qu’à l’origine. Notons que les Éditions Adverse ont publié, de manière aussi sobre qu’impeccable, en 2017, Trous gris, “constitué de deux suites inédites de dessins (collages, tampons, peinture, perforation, etc.) datant de 1978 qu’il convenait de réunir et de présenter enfin, en ce qu’elles constituent une remarquable approche formelle de la sérialisation autour de motifs suspendus en équilibre sur le fil ténu séparant l’abstraction de la figuration.”

4. Quelques notes pour finir :
L’État d’enfance, III d’Hervé Piekarski – un auteur “dont l’œuvre a d’abord vu le jour aux Éditions Unes qui ont accueilli en 1992 le premier mouvement de L’État d’enfance” – est l’autre livre paru ce printemps dans la collection “Poésie / Flammarion” où il a publié quatre livres depuis Le gel au bord du Titanic en 1995. Très dense, tendu, composé de brefs poèmes en prose tenant le plus souvent dans l’espace d’une seule page, il est d’un ton plutôt nocturne, proposant une “plongée simultanée dans le monde des nuits intérieures – de la mémoire et du rêve – et la matière tangible du langage” :

“Avant même qu’elle ait saisi le crayon la main a fini d’écrire. L’écriture fait l’épreuve d’une proximité et cette proximité s’appelle la main, toujours différente du geste et cependant suffisante. Le geste n’a pas de sens s’il ne vient colmater le trou béant occasionné par le fait que la main existait avant lui. Tout poème est mémorial de cela. Le geste atteint la perfection de son tracé dans un poème mais entre lui et ce poème s’interpose toujours la main d’un corps où rien n’arrive que de la masse dans un espace. Les poèmes sont des obstacles.”

Rhododendron normal de Brice Catherin & Cléa Chopard (et leurs invitées), recueil de “Poèmes ratés” suivi de Figure du patriarcat signé de la seule Cléa Chopard. Tout un programme. Et une surprise – Brice Catherin étant surtout connu comme violoncelliste et compositeur. Une partie de ces “poèmes ratés” – imprimés à seulement cent-vingt exemplaires – a été publiée dans Mon Lapin Quotidien, le journal trimestriel grand format de L’Association. Avec près de 200 pages, montrant aussi des dessins et des photos, ce recueil très hétérogène est souvent drôle, tant on y retrouve l’expression de cette “subversion joyeuse” qu’Yves di Manno appelle, plus que jamais aujourd’hui, de ses vœux :

Poème objectiviste raté

À Carouge
le cimetière hébraïque
se trouve juste derrière le centre de tri.”

Bien entendu, dans cet acharnement à rater, on trouve quelques réussites :

Poème raté VI

Me voici tout emprunté.
Le but de ces poèmes ratés
Était d’être ratés
Et voici que tu as trouvé
Que j’avais assuré.
Du coup s’ils ont raté
Leur but d’être ratés
Ne peut-on pas dire qu’ils sont vraiment ratés ?”

Poèmes chamaniques d’Howard McCord – édition établie et présentée par Cécile A. Holdban (aussi autrice des quelques illustrations) et Thierry Gillybœuf – est publié par les Éditions La Part Commune. De cet auteur, j’ignorais tout, avant d’avoir la chance de recevoir un exemplaire de ce livre. “L’américanisme mythique de Howard McCord relève d’une Amérique d’avant l’Amérique, d’une Amérique précolombienne, chamanique plus que mécanique. […] Son Amérique n’a pas de frontières. Elle n’est pas qu’un espace géographique. Elle a les dimensions du monde. Et en ce sens, la plupart de ses poèmes peuvent se lire comme les fragments épiphaniques d’un Chant général” nous confient les traducteurs, rapprochant ces Poèmes chamaniques de l’œuvre de Gary Snyder. Dans le deuxième poème de ce livre, l’auteur se présente ainsi : “Je suis Howard McCord / fournisseur en charmes / et malédictions efficaces, / en vieilles camisoles de force, / onguents apaisants, / Remède Breveté à l’Erreur, / pièces anciennes, armes tranchantes / et livres rares. // Je marche avec la dignité / imperturbable d’un homme / que la Muse a rendu fou depuis longtemps, / dont la devise est / Luxe, Calme et Volupté. // Je suis aussi inoffensif que la mort.”

Et, de plus :

“Les araignées, locataires
des recoins, des images
pareilles à des lettres, tricotent
des histoires entières.

Je fais de la dentelle avec
ce pli dans la langue
pour vous, moi qui tisse
des filets, ni orbes
ni élégance, un petit
café de mots à siroter,
Incas à huit pattes.”

Guy Bennett, Remerciements, traduit par Frank Smith et l’auteur, Éditions de l’Attente, 94 p., 12 €
William Carlos Williams, Le Printemps et le reste, traduit par Valérie Rouzeau, Éditions Unes, 104 p., 16 €
Emmanuel Laugier, Poèmes du revoir américain, Éditions Unes, 72 p., 16 €
Michel Vachey, Archipel plusieurs 1987-1987, œuvres choisies et présentées par L.L. de Mars, Poésie / Flammarion, 464 p., 30 €
Hervé Piekarski, L’État d’enfance III, Poésie / Flammarion, 192 ^., 19 €
Brice Catherin & Cléa Chopard, Rhododendron normal, Grimaces éditions, 192 p., 18 €
Howard McCord, Poèmes chamaniques, édition établie et présentée par Cécile A. Holdban et Thierry Gillybœuf, Éditions La Part Commune, 224 p., 15 €