On peut désirer en finir avec un personnage ou une série : Hergé aurait bien aimé en finir avec Tintin, mais il a dû s’atteler à produire, certes en prenant son temps et entouré d’une fidèle équipe, quelques albums de plus – de trop ? –, parce que la peinture n’a pas voulu de lui. Mais c’est une autre affaire que d’en finir avec un domaine aussi vaste, aussi mal délimité (et tant mieux) malgré tant d’efforts accumulés ces dernières décennies, que la bande dessinée – genre ou forme bénéficiant de librairies spécialisées, de sites dédiés, d’exégètes monomaniaques, et de quelques grands festivals dont on attend chaque année la reprise. Même ayant pris depuis longtemps distance avec ce qui s’empile dans les centres commerciaux (ce qui fait parler les médias fascinés par les chiffres de vente), même en étant sollicité à temps quasiment plein par des lectures plus ou moins urgentes, touchant des domaines de plus en plus marginaux qu’il convient plus que jamais de projeter (même si discrètement) sous les feux du Terrain Vague, la découverte de quelques pages de bande dessinée inventant, s’acharnant à creuser, un univers singulier, travaillant la narration en cultivant la liberté du dessin (ou mieux encore : faisant surgir des récits imprévus par un usage non bridé du trait), relance l’affaire : dossier toujours non classé – du travail pour le privé (lecteur aussi bien de Raymond Chandler que d’Emmanuel Hocquard). So May we Start ?
1.
En avril dernier, j’avais annoncé, avec un ton trahissant une réelle attente, la sortie de L’Institut des Benjamines – cinquième volume des Contes du Marylène – d’Anne Simon, chez Misma. C’est aujourd’hui chose faite. Dévoré d’une traite, repris en partie plusieurs fois, il appartient aux volumes impairs de ces Contes – ceux en noir et blanc ; les pairs sont en couleurs, dédiés successivement à un (Cixtite) et à deux personnages (Gousse & Gigot) – où se déroulent, chronologiquement, l’histoire des dictatures successives qui ébranlent ce petit monde qui ressemble tant au notre, tout en déployant une souveraine singularité. Anne Simon, à travers ses choix, et ce qu’elle en fait – de références en citations, d’hommages en clins d’œil –, devient, plus que jamais, ce qu’elle est : une des autrices majeures de sa génération. Il me faut donc affuter de manière plus pointue que jamais le “crayon à chroniques” qui produit, sur le carnet où elles s’esquissent, un bruit à peine moins jouissif et grinçant que celui de la plume de la dessinatrice sur le papier où s’encre son “feuilleton épique”.
L’Institut des Benjamines ne peut qu’évoquer (mais qui, parmi celles et ceux qui suivent les Contes du Marylène, l’aura lu ?) le roman de Robert Walser, L’Institut Benjamenta (n°80 de la collection “L’imaginaire Gallimard”, traduction Marthe Robert – titre original : Jakob Von Gunten. Ein Tagebuch), dont voici la toute première phrase : “Nous apprenons très peu ici, on manque de personnel enseignant, et nous autres, garçons de l’Institut Benjamenta, nous n’arrivons à rien, c’est-à-dire que nous serons plus tard des gens très humbles et subalternes.” J’étais allé chercher mon exemplaire du roman de Walser pour vérifier la formulation de cet inoubliable incipit, avant de m’apercevoir qu’il était écrit, de la main d’Anne Simon, sur le rabat gauche de la couverture. Reprenons dans la foulée la deuxième : “L’enseignement qui nous est y donné consiste principalement à nous inculquer l’obéissance et la patience, deux qualités qui promettent peu de succès, voire pas du tout.” Puis ce qui est écrit, toujours de la main de l’autrice, en 4e page de couverture : “Nous sommes les Révoltées, celles qui feront vaciller le despote qui étouffe notre pays. Nous ne nous plaignons jamais, devenir l’élite demande des sacrifices.” Si l’on note la persistance du “nous”, on constate la féminisation de qui le compose : les Benjamines, “petites filles kidnappées et séquestrées dans un pensionnat caché au fond d’une forêt”, dirigé par Simone – qui se fait curieusement appeler : Le Directeur –, assistée par Rita (voir les épisodes précédents, car il s’agit bien d’une suite où l’on retrouve certains personnages). Au Marylène se content essentiellement des histoires d’accessions, plus ou moins violentes, au trône, suivies de chutes : Aglaé renverse le tyran Von Kranz, puis engendre Boris, l’Enfant Patate, nouveau tyran en puissance qui écarte sa mère du pouvoir, incitant Simone, ex-secrétaire du roi, et ex-premier ministre d’Aglaé, à tout faire pour le renverser. Les Contes du Marylène sont, entre autres, une suite, assez “contrainte”, de variations à la fois drôles et sérieuses, édifiantes et foutraques (je veux dire : libres, se développant comme des herbes folles, avec malice et invention) sur cette idée de chute, où l’entretien d’un trait – d’un monde s’adressant au regard, où l’on sent constamment le plaisir de dessiner – se combine merveilleusement au déploiement d’un récit labyrinthique éternellement en reprise. Ici, tout est affaire d’humeurs, et, d’humeur en humeur, la fable continue, ne faiblit pas, ne s’abîme pas dans la démonstration, n’en reste pas au stade des intentions : c’est vivant, et chaque page le démontre (avec cette grâce qui ne peut naître que de l’agitation) de la manière la plus efficace qui soit.

Ce qui frappe le plus dans la construction de ces épisodes, qu’ils soient pairs ou impairs, c’est l’importance accordée au montage : on est loin du roman graphique qui se prend pour un grand fleuve charriant les clichés du romanesque. Ici, on avance par séquences, parfois très brèves, parfois un peu plus longues (mais ne dépassant pas la quinzaine de pages), sans craindre la discontinuité (tout en entretenant une certaine continuité dans le plaisir de la lecture). Une fois encore, on ne rapportera pas l’histoire, sinon cette simple indication (apportée sur un plateau par l’éditeur) : “Devenues adultes, les Benjamines formeront une armée rebelle et redoutable qui réalisera le fantasme de leur maîtresse à penser.” Point final des Contes ? Un peu de paix, à l’horizon ? Ou plutôt : de stabilité ? Non, bien entendu. Manquerait plus que ça. L’Institut des Benjamines est une “bande dessinée féministe” réalisée par une autrice engagée dans une réflexion sur la condition des femmes dans une société, fortement hiérarchisée, de consommation : alcool et frites fortement addictifs étant vecteurs de soumission ; et sur les formes de soulèvement qu’elle peut générer, une fois établie la constitution d’un “nous”, susceptible de renverser les rapports. Comme un jeu de miroirs à plusieurs faces où se projetteraient avec humour tous les clichés sur le pouvoir, ses excès, où la “libératrice” serait aussi tyrannique que les oppresseurs dont elle prétend débarrasser le territoire. Mais n’appauvrissons pas par des banalités ces Contes du Marylène qui sont une matière – comme on dit matière de Bretagne –, au fond très classique, qui bouillonne depuis des lustres dans le fond de marmite où se dépose ce qui fait l’universalité des contes. Et on constate une fois de plus que, quand l’affaire est en de bonne mains, quand l’ironie s’accorde subtilement aux émotions les plus communes, cette matière reste inépuisable.

2.
SPA d’Erik Svetoft est un livre traduit du suédois publié par L’employé du moi. Commençons avec l’aspect physique du livre qui reprend à l’identique celui de la version originale chez Sanatorium Förlag : parfait dans son genre – je veux dire que les moyens techniques dont il est fait usage s’accordent à l’esthétique de cette bande dessinée en noir et blanc (et gris – les dialogues dans les bulles étant imprimés en “ton direct rouge sang”) qui ne ressemble à rien d’autre qu’à elle-même : d’une étonnante singularité, même si l’histoire qu’elle conte pourrait s’inscrire facilement dans tel ou tel genre ou sous-genre que l’éditeur s’amuse à égrener sur la petite feuille A4 pliée en deux, glissée dans les exemplaires envoyés par la poste : “fantastique, horreur, étrange, absurde, monstres, cauchemars, apparition, hôtel hanté…”
“Dans le faste d’un hôtel de luxe, un mystérieux suc noir suinte des murs tandis que les clients se prélassent. La moisissure s’installe et avec elle hallucinations, fantômes et autres créatures hybrides.” Comme souvent, malgré l’attention portée à la narration des événements dont SPA n’est pas avare (même si lenteur rime avec moiteur : plus de 300 pages qui peuvent se lire selon divers tempi ; et si certains s’accrocheront aux dialogues comme à un garde-fou, d’autres préfèreront se perdre dans le silence d’entre les mots), malgré une relative abondance de dialogues (ce n’est pas une bande dessinée muette, même si on relève çà et là quelques séquences de plusieurs pages – jusqu’à dix-huit – dépourvues du moindre mot), c’est le dessin qui véhicule en premier lieu le sens, qu’il charrie ce noir du suc qui suinte sur les murs, ou ce gris de l’enfermement en huis clos. Entre surgissement intempestif de telle ou telle apparition et gel provisoire de toute forme d’animation (quand les scènes se figent), suivant un processus jamais épuisé d’accélération / décélération, dans une sempiternelle pénombre qui nous éclaire autrement mieux que ne le ferait une trouée lumineuse vers le dehors (on a parlé du noir et du gris ; il faudrait aussi relever un bel usage du blanc). D’arrêt sur image en arrêt sur image, quand le récit nous accorde une forme de repos (la terreur a parfois cette vertu), le regard s’attarde sur quelques tableaux antédiluviens – la monstruosité semblant toujours venir du plus lointain, comme manifestant le plus archaïque greffé en nous –, sidéré par ce qui nous est conté : cette histoire qui, comme toujours, est aussi notre histoire – celle de nos cauchemars les mieux partagés, où nous nous sentons étrangement en territoire intime : où résonne, quasi-magnétiquement, un mix de déjà-vu (comme un “cri nordique” – même si suédois, et non norvégien) et de jamais-vu (en veine de métamorphose).
Qu’ajouter à cela ? Que peuvent bien apporter les agencements, plus ou moins adroits, de mots, quand il y a tant à voir ? On nous fait passer l’idée que, derrière cette magnifique entreprise graphique, se dissimulerait une “critique mordante de la société de consommation et de l’industrie du « bien-être ».” C’est vrai, mais cela ne saurait suffire. Les intentions, c’est bien beau, mais ce qui compte, c’est la manière dont elles sont dépassées par l’inscription matérielle du dessin, à laquelle l’impression de ce livre rend sensible. Erik Svetoft serait-il le “nouvel enfant maudit de la bande dessinée suédoise” ? À vous de conjurer cette malédiction…

Hélice Hélas est un éditeur de Vevey, en Suisse. On remarquera que la francophonie est très présente dans ces choses vues & lues (nous venons de quitter Bruxelles et nous allons bientôt nous rendre à Genève). Nous avions découvert récemment cette discrète maison d’édition suite à la publication de Dream Baby Dream de Nadia Raviscioni, un livre dédié “à tous les esprits libres, y compris les taupes et les fourmis”.
Nouvelle publication chez Hélice Hélas, American Fantasy de Quentin Coet (né en 1996) propose une suite de dessins pleine page (ou double page) imprimés en bleu sur fond blanc un peu cassé qui “illustre des scènes tant familières que singulières […] revisitant les codes de la Pop culture et les imaginaires de Série B”. Donc une série d’images hantées par le devenir-monstre du “rêve américain”, où les corps et les visages sont défigurés, tandis que les décors demeurent à peu près intacts. “En amateur des bandes dessinées de Charles Burns, ainsi que des films de John Carpenter, Quentin Coet lève le voile sur ces espaces de projection et de désir. Il arpente les lieux à la manière du film They lives [Carpenter, 1986 – en v.f. Invasion Los Angeles] où le protagoniste découvre des lunettes qui lui permettent de voir les États-Unis sans fard aucun.” Le plaisir du dessin prime, le verbal ne la ramenant jamais, en dehors de quelques inscriptions comme High School ou Shopping Mall, Ice Cream ou Zone Killer, Exit ou Telephone, Gas ou Lounge – bref, quelques signes, quelques souvenirs, favorisant l’émergence d’un éventuel récit. Quelque chose d’à la fois très banal et insolite – non par son sujet, mais par certains détails : ce qui n’apparaît pas au premier coup d’œil, qu’il faut prendre le temps de chercher, sans nécessairement faire montre de volonté : juste les saisir au vol, pour le plaisir.

Venera est le deuxième livre de Joseph Callioni (né à Toulouse en 1980) publié par les éditions Atrabile, qui rééditent simultanément le premier, La planète impossible (2014).
Pour ceux qui, comme moi, étaient passé à côté, il y a huit ans, il est possible, et même recommandé, d’enchaîner ces deux livres (de même format et de présentation similaire), comme on le ferait d’un diptyque, en ne tenant pas compte des années qui les séparent. Pour commencer, je dois avouer n’avoir guère été attiré par leurs couvertures – ou plus précisément par leur mise en couleurs, même si la – très contradictoire ? – tache de jaune (l’ombre du cosmonaute, en bas, au milieu) de celle de La planète impossible m’a de suite été sympathique, tandis que les dégradés, et la fadeur de certaines teintes, continuent de me tenir à distance. Mais une fois les livres ouverts, le trait – celui du dessin, comme celui du lettrage – requiert une certaine attention ; et l’irruption, dans le second volume, des gris intrigue, oscillant entre divers états : parfois sensuel, parfois trop appliqué. Il faut un certain temps pour saisir ce qui se déploie dans cet univers flirtant avec la science-fiction et le fantastique (la frontière étant, comme toujours, poreuse), avec un tropisme pour certains vestiges de l’imagerie surréaliste. Aussi peut-on, à première lecture, glisser d’une image à l’autre, au risque de ne pas saisir tout ce qui s’y déploie, pour le simple plaisir de toucher le trait du regard : seul moyen d’entrer dans cet univers apparemment impénétrable, mais pourtant habitable pour qui apprécie les charmes de “l’impossible” – son humour ou sa folie. Reprenons rapidement la brève présentation qui accompagne La planète impossible : “L’humour de Joseph Callioni est aussi ravageur que son trait est fin, et de franches idioties en purs moments de folie, il lui faudra l’agilité d’un acrobate surdoué pour que tout ça, comme par magie, retombe sur ses pattes.” Puis celle du tout dernier livre : “Entre La planète impossible et Venera, Joseph Callioni a opéré une belle mue artistique, et porté par son sujet [Le monde se meurt. Le temps ne paraît plus s’écouler normalement, l’univers se délite et différentes couches de réalité semblent se juxtaposer], multiplie les techniques et les ambiances, passant d’un trait d’une extrême finesse à quelque chose de plus charbonneux.”
Le plus frappant avec Venera, ce sont les quelques pages qui échappent à cette prolifération des gris, et où le noir et blanc ne développe aucun caractère tachiste (le trait restant assez pur, même si les lignes ne sont pas toutes égales côté encrage – ton / épaisseur), ce qui les rend éblouissantes, au sens premier : aveuglantes. C’est quelque chose qu’on avait déjà pu relever chez Moebius : ce trait dont on imagine que les contours sont en attente de couleur. Mais, justement, dans ce dernier opus, leur absence, loin d’être préjudiciable à la pénétration de la fiction, renforce son caractère énigmatique. On aura compris que la première lecture que j’ai faite de ce “diptyque” est incomplète, non résolue, et qu’il me semble y avoir autant de bonnes raisons de la reprendre que de l’abandonner. On y verra peut-être plus clair dans quelque temps. Quoi qu’il en soit, malgré ces quelques réserves que je n’ai fait qu’affleurer (où l’on sent probablement le poids des obsessions du lecteur occasionnel que je suis qui ne peuvent que batailler avec à celles de l’auteur), il convenait de signaler cet essai graphique et narratif, encore une fois, singulier (adjectif qui ne cesse de revenir à chaque nouvel album, comme un fantôme bienveillant, dans cette chronique).

3.
Ces derniers mois, comme je suis allé travailler plusieurs jours dans les locaux de L’Association (ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps), j’ai pu prendre le temps d’explorer ce qui y est entreposé : non seulement la production spécifique de cet éditeur (que je connais plutôt bien, depuis longtemps), mais aussi, et surtout, celle des “Éditions çà et là” qui partagent depuis quelques années le même espace dans le 18e arrondissement de Paris. Qui a suivi le dernier Festival d’Angoulême sait qu’une de leurs dernières productions, Écoute jolie Marcia du brésilien Marcello Quintanilha, a remporté le “Fauve d’Or” – autrement dit le “Prix du meilleur album de l’année”. Et, après avoir, trop rapidement probablement, scruté les réserves de cet éditeur spécialisé dans l’adaptation en langue française de bandes dessinées du monde entier, j’ai repéré deux ouvrages, de plus petit format, et en noir et blanc (ou bichromie), qui m’ont bien intrigué.
Le premier s’intitule Le Dernier sel noir. Il est signé Henrik Lange, un auteur né en Suède en 1972, dont il nous est rapporté qu’il “s’est inspiré de Pär Lagerkvist, célèbre écrivain suédois Nobel de Littérature en 1951, et plus précisément de poèmes tirés du recueil Pays du Soir et de nouvelles de Contes cruels. Henrik Lange a ensuite versé le tout, et lui avec, dans le roman de Cormac McCarthy, La route, pour finir par assaisonner la mixture d’une pincée de théâtre de l’absurde et d’une goutte de La Divine comédie de Dante. Le résultat est l’histoire d’un cheminement vers la lumière.” Il y est en effet question de l’errance d’un père et d’un fils dans un paysage dévasté. “C’est bien toujours vers la mer qu’on marche ? – En fait… La mer n’est plus vraiment une priorité.” Si le cheminement se fait bien vers la lumière (déposant, graphiquement, une forme d’éblouissement visuel), on entend sans cesse des explosions et autres manifestations chaotiques. C’est assez bruyant, à la manière dont le son peut surgir en bande dessinée par le truchement de tel ou tel chargement d’encre, tout en incitant à l’ouverture de la totalité des sens (il y est, par exemple, çà et là question d’odeurs). Tout craque, tout s’effondre, tout meurt (même le verbe). Les personnages ne cessent de s’interroger, sans pour autant obtenir de réponses, sinon primaires et définitives : “Dieu n’existe pas et je suis son prophète !” La parole ne vaut pas grand-chose sur ce “chemin de croix” (assez cocasse, tant le sérieux se confond avec l’absence de sérieux), et d’ailleurs nombre de pages sont sans paroles, ce qui nous permet d’apprécier pleinement la saveur du dessin. Que demander de plus ? Nous avons la lumière, le son (la musique des catastrophes, notamment climatiques), l’odeur, le goût et même le toucher – c’est un parfait viatique pour entreprendre une recherche. Mais de quoi ? Du bonheur nous dit-on, cet inaccessible à portée. Et pour cela, le lecteur, la lectrice, doivent se faire complices, car il convient d’avoir l’esprit libre pour apprécier cette traversée des apparences – pour en découvrir les aspects les plus concrets : solides, non comme le roc, mais comme un coup de pinceau, ou un trait de plume, déposé avec justesse.

Le second livre repéré dans les réserves des Éditions çà et là a pour titre Soleil mécanique. Il est signé Lukasz Wojciechowski, auteur polonais né en 1978, “architecte de formation et cofondateur du cabinet VROA Architekci qui a assuré la rénovation du Musée d’Art Contemporain de la ville de Wroclaw. Il est également professeur assistant à la faculté d’architecture de l’université de technologie de Wrocław où il enseigne le design.”
“Soleil Mécanique est une fiction inspirée par l’histoire chaotique de l’architecture européenne entre les années 1930 et 1940, une satire des délires de grandeur du régime nazi ainsi qu’un rappel des compromissions de certains artistes qui se sont fourvoyés avec le IIIe Reich.” Il y est question d’un certain Bohumil Balda qui, après s’être voué aux avant-gardes architecturales de son temps, “se voit confier des travaux de plus en plus importants par la direction locale du NSDAP. Alors qu’il réalise les premiers projets à son corps défendant, il bascule progressivement, fasciné par les projets délirants et grandioses du régime nazi. Il en vient à concevoir un bâtiment spectaculaire, une salle géante pour les allocutions des dignitaires nazis, le Soleil Mécanique, qui va provoquer sa disgrâce et sa chute finale.” On le voit, le sujet est sérieux et traite, de manière assez implacable, de fourvoiement, de compromission, de pacte avec le pouvoir (passant d’une forme d’idéalisation de la pureté des lignes à une soumission à la ligne du parti). Mais ce qui étonne, et convainc, dans cette bande dessinée hors-norme, ce sont les moyens employés pour raconter graphiquement cette histoire, entièrement dessinée sous AutoCad, logiciel de dessin assisté par ordinateur, ce qui lui donne un aspect minimaliste “extrêmement contraint” : pas de fioritures. Du coup, la lecture de ces pages, assez bavardes, mais peu remplies, s’avère d’une grande clarté, tout en se révélant déconcertante en diable : comme une très belle démonstration nécessitant l’émergence d’un terrain d’expérimentation. Encore une preuve, s’il en fallait, de l’extrême flexibilité de la forme bande dessinée qui – tant qu’il aura des architectes, des poètes, des rêveurs, des inventeurs, des perturbateurs, des esprits ouverts à tout, y compris à l’impensable – continuera de se métamorphoser, nous entraînant là où nous ne savions pas encore que nous désirions aller.

4.
Faisons pour finir un détour du côté des nouveautés à l’Association : trois livres à tout point de vue (format, écriture, projet) différents. Commençons par The Neightbors, écrit par Jeff Gomez et dessiné par Laurent Cilluffo.
Cette histoire de voisinage à Manhattan, inspiré par le vécu des auteurs qui ont résidé à New York à la fin du siècle dernier, est prétexte à des jeux graphiques assez saisissants qui font passer quelque chose d’assez mystérieux ; ou plutôt qui évoquent, à force de retenue dans la manière de les représenter, diverses situations troublantes, comme “ressenties de l’intérieur”. Par exemple, comment se fait-il que “de mystérieux bruits s’échappent d’un logement voisin” ? Ou : qui habite ce logement ? Jeff Gomez : “Je vivais à New York et j’avais pour voisine une femme plus âgée. Je me suis toujours demandé : qui est-elle, quel est son nom, d’où vient-elle ? Elle ne sortait que rarement et je la voyais peu. Après quelques années, j’ai vu qu’une jeune femme entrait et sortait quotidiennement de l’appartement. Je me suis dit, « Tiens j’ai une nouvelle voisine ». Mais je continuais de rencontrer la femme plus âgée dans le quartier, je la voyais également entrer et sortir de l’appartement. Cela m’a dérouté, j’avais l’impression que les deux femmes, la plus jeune et celle plus âgée, y habitaient. C’est de là que m’est venue l’idée de créer une sorte de mystère autour de leurs identités.” À partir de cette trame assez simple, Laurent Cilluffo expérimente “une combinaison du monde analogue et du monde digital. Crayonnés et dessins (lettrage inclus) sont finalisés au portemine puis scannés. Je modifie ensuite la courbe des gris via un logiciel qui me permet d’obtenir une ligne noire, ainsi que de nettoyer le fond. Par le même biais, je réalise la couleur d’appoint.”

On notera avant tout cette remarquable apposition – cette découpe en surface – d’un jaune, franc, dont le but n’est pas de remplir des contours, mais bien plutôt de créer du rythme, de donner un ton (le “la” de cette bande dessinée si on veut), de conduire les amateurs de récits à considérer l’image autrement, donc à lire bien au-delà de l’anecdote qui s’y trame et qui, au fond, est assez commune, autrement dit partageable, même pour qui n’a pas traversé l’Atlantique. Pas si courant – et tout à fait salutaire : comme quoi l’usage de la couleur est toujours à réinventer, contre le coloriage.
Jean de l’Ours 3 de Jacques Velay & Mattt Konture est, comme son titre l’indique, le troisième épisode d’une série – mais encore faudrait-il s’entendre sur ce dont relève ce mot : il se s’agit pas de produire album sur album dans le but de fidéliser les addicts, mais de cheminer librement, sans jamais se presser. Le premier épisode a paru en 2010, le deuxième en 2015 et ce troisième (et dernier ? – on nous fait passer l’idée qu’il s’agirait finalement d’une trilogie) en 2022, ce qui fait qu’entre temps, on a eu loisir de tout oublier, ce qui est bien plus un avantage qu’un inconvénient. À chaque nouvelle parution, il suffit de relire, même rapidement, les épisodes précédents pour se rafraîchir la mémoire (ce dont on se souvient, ce qui résiste à l’effacement, c’est le mood très particulier de cette collaboration entre deux amis qui partagent beaucoup, au-delà d’une certaine proximité géographique : Velay étant du Gard et Konture, entre autres, de Lozère). Ce qui est toujours réjouissant, c’est de retrouver le dessin très identifiable de Mattt Konture qui, pour diverses raisons dont il ne refuse pas de parler dans ses bandes dessinées autobiographiques, produit assez peu. Écoutons-le (je reprends, comme pour le livre de Gomez et Cilluffo, quelques éclats d’entretiens publiés dans La lettre électronique de L’Association rédigée par Ophélie Paris) : “Je n’ai pas dessiné d’après documents, ni dessins, ni photos, ni vidéos, mais spontanément, ayant dans ma mémoire d’enfant et d’ado les nombreux paysages, surtout de l’ouest de la Lozère, arpentés avec mon père lors de nos cueillettes de champignons, pissenlits, escargots, chasses et pêches, grillades en famille, corvées de bois… Puis, ceux vus plus tard, adulte, plus dans les Cévennes…” Quant à sa technique de dessin, très particulière : “Au départ, je m’en suis tenu à mon apprentissage traditionnel, dessin à la plume et encre de chine, puis retouches au stylo blanco… Pour les épisodes suivants, j’ai utilisé aussi des feutres, des crayons, j’ai gardé le stylo blanco comme outil de retouche ou de dessin / peinture au blanc sur noir. C’est à ça, beaucoup plus qu‘au dessin des traits de personnage, que j’ai passé bien du temps : commencer par dessiner en noir sur blanc, puis, en blanc sur noir, puis, de nouveau en noir, sur retouches en blanc… Comme c’est du dessin en noir et blanc, j’ai beaucoup travaillé les rapports des deux valeurs !”

Jacques Velay nous dit que, plutôt que de d’apporter à Mattt Konture un scénario écrit, il a préféré lui crayonner l’histoire, page après page. Alors ce dernier, l’encrant, jouant avec des superpositions de noir et de blanc, lui a donné une pâte (et une patte aussi – celle d’un ours très habile en dessin – hanté par le dessin –, en recherche de sensualité, et aussi d’efficacité : c’est étrange comme ces récits se lisent très naturellement comme des contes ; on les reçoit en enfant, même si ce qui s’y joue semble provenir du monde soi-disant adulte). Donc, un véritable échange entre deux auteurs, sans hiérarchie : chacun permettant à l’autre d’y mettre du sien, selon une suite d’étapes où tout reste ouvert, où seul le plaisir de faire, et de raconter, conduit le travail. Évitons donc, comme de coutume, de résumer le récit : de le réduire à telle ou telle suite d’incidents. Comme on sait, en ces territoires du conte, le merveilleux se mêle au banal, l’exceptionnel ou quotidien, le trivial à l’extrême finesse. C’est ce qui fait qu’on y revient toujours. Et, si aucune suite ne se profile, on relira volontiers cette trilogie certains soirs d’insomnie.
Le troisième et dernier livre paru en ce milieu de printemps à L’Association est Happy Place de Max Baitinger, un auteur né en 1982 à Penzberg, en Haute-Bavière. De lui, nous avions déjà pu lire, il y a un an, Röhner, son premier livre traduit en français (publié par L’Employé du moi). Mais si Röhner était en noir et blanc, Happy Place est lui en “ton direct”, jouant avec “l’utilisation de trois couleurs” – les “strips étant colorisés” via l’ordinateur, afin de “leur donner une unité colorée.” Happy Place est composé, en effet, d’une suite de séquences (ou strips) de six (le plus souvent) à une vingtaine de pages. Elles associent un trait d’une assez grande souplesse à un jeu typographique assumé, accordant (ou désaccordant) travail de la main et prise de distance, via l’usage du numérique. À l’arrivée, de très curieuses petites histoires, plutôt convaincantes. Ça se lit très vite, mais ça peut aussi se relire, en prenant le temps de s’intéresser de plus près à ce sens de la composition qui en fait le prix. Avec un goût prononcé pour le rêve – cet irreprésentable qui, pourtant, hante de nombreuses bandes dessinées, notamment publiées à L’Association.

Un exemple : “Dans mon rêve, je fais partie d’un groupe. Composé de souris minuscules avec des instruments minuscules. On donne de petits concerts inaudibles. « Ça sonne super bien ! » disent-elles. Je veux bien les croire.” Et c’est vrai que “ça sonne” – preuve plus que concrète d’une réelle inventivité en bande dessinée…
Anne Simon, L’Institut des Benjamines, Misma, mai 2022, 280 p., 18 €
Erik Svetoft, SPA, L’employé du moi, juin 2022, 328 p., 28 €
Quentin Coet, American Fantasy, Hélice Hélas, avril 2022, 48 p., 18 €
Joseph Callioni, Venera, Atrabile, mai 2022, 168 p., 23 €
Joseph Callioni, La planète impossible, Atrabile, réédition mai 2022, 112 p., 21,50 €
Henrik Lange, Le Dernier sel noir, çà et là, janvier 2022, 232 p., 20 €
Lukasz Wojciechowski, Soleil mécanique, çà et là, février 2021, 144 p., 16 €
Jeff Gomez & Laurent Cilluffo, The Neightbors, L’Association, avril 2022, 104 p., 23 €
Jacques Velay & Mattt Konture, Jean de l’Ours 3, L’Association, avril 2022, 72 p., 10 €
Max Baitinger, Happy Place, L’Association, mai 2022, 160 p., 18 €